jeudi 30 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 5 (dernière partie)

Il monta le bois en marathonien, et déboucha à bout de souffle sur la jachère, un peu plus loin que l'endroit où il était entré près d'une demi-heure plus tôt.
Il aperçut, vingt mètres sur sa droite, son groupe de chasseurs qui l'attendait. Il ralentit un peu car, aux mille pas que faisait son père, il sentait que celui-ci s'était impatienté jusqu'à la limite tenable pour son caractère emporté.
Autour de Mr Roulier, Yvan et Sergio s'étaient assis sur une souche et plumaient déjà chacun leur pigeon. Sans doute que les volatiles passeraient au four dès leur retour à la maison. C'était autant de temps de gagné.
Mr Bartichaut et le vieux Manadrier discutaient à l'orée du bois, tandis que Ronflette taillait une branche avec son canif affuté.
Lorsqu'il aperçut Pirouly, son père commença déjà à l'enguirlander à distance.
- Qu'est-ce que t'as foutu encore ? Une demi-heure pour trouver un malheureux faisan ! C'est quoi ce bordel ? Tu crois qu'on est là pour cueillir des pâque...?
Sa dernière remarque mourut sur ses lèvres quand il vit de plus près le visage de son fils. Il était blême, et le signe tracé au sang par la Paulette ressortait encore davantage. Les traits défaits qu'il affichait le confortaient dans le sentiment qu'il s'était passé quelque chose de grave.
Le jeune garcon, tout essoufflé, sentit les larmes monter à ses yeux devant l'accueil que son père lui réservait après toutes ces épreuves. Mais non, il se dit qu'il ne pleurerait pas. Il avait quatorze ans. Que penseraient les autres ?
Les Bartichaut et le père Manadrier se rassemblèrent et approchèrent du jeune Roulier comme s'ils voyaient un revenant. Personne n'osa plus sortir un mot. Même Mr Roulier avait perdu toute son agressivité, bien qu'il afficha encore une certaine contrariété.
Que s'était-il passé ? Cet enfant était vraiment bizarre. Il fallait toujours qu'il se mette dans des situations pas possibles !
C'est du moins ce qui semblait se lire sur les visages des adultes tournés vers lui.



Ronflette approcha de son ami et lui posa une main rassurante sur l'épaule. Il fut le premier à lui demander :
- Ça va Pirouly ? Qu'est-ce qui t'est donc arrivé ? Tu t'es blessé ?
Incapable de retrouver son souffle, il ne put lui répondre. Il était comme prostré et serrait désespérément le faisan contre lui.
Ronflette dégagea doucement l'animal mort d'entre ses bras.
Mr Roulier sembla se ressaisir et approcha à son tour.
- C'est quoi encore ce cinéma ? Qu'est-ce que t'as fichu avec cette pauvre bête ? Regarde moi ça, t'es barbouillé de sang !
Encore choqué, Pirouly ne réagissait toujours pas. Le vent, à la limite de la bise, devait lui ankyloser les membres. A moins que ce ne soit le résultat de sa course folle qui tétanisait encore ses muscles.
Il fut parcouru d'un grand frisson qui tourna au grelotement.
- Ça ne va pas Pirouly ? demanda à nouveau Ronflette.
Puis, se tournant vers Mr Roulier.
- Je crois qu'il est pas bien là. Il faut le ramener chez vous.
Le père haussa les épaules. Il ne sut pas si c'était un signe d'indifférence ou d'indécision.
- Il a juste besoin de bouger. Il va se réchauffer. Continuons...
Ronflette ignora l'avis du chasseur et, passant un bras protecteur autour des épaules de Pirouly, annonça :
- Non ! Je le ramène à Barroy. Ça vaut mieux. Continuez sans nous. Je vous retrouve tout à l'heure au tableau de chasse...
Tout en continuant à être parcouru de grands frissons irrépressibles, Pirouly leva un regard reconnaissant vers son ami et le suivit comme un automate.
Ils longèrent tous deux le bois, puis traversèrent un bout de champ pour, enfin, longer la voie de chemin de fer qui les ramènerait au village.
- Maintenant qu'on est que tous les deux, tu vas peut-être pouvoir me dire ce qui s'est passé dans ce bois ? demanda doucement Ronflette en remontant d'un geste bienveillant le cache-nez de son camarade.
En marchant, Pirouly s'était réchauffé, mais son claquement de dents n'était toujours pas passé, ce qui l'empêchait encore de s'exprimer correctement.
Au bout de cinq minutes, il put articuler :
- Tu sais ce que c'est un prétou ?
Ronflette renifla et regarda devant lui comme si son camarade allait lui désigner la chose.
- Non. Un nouveau gibier ?
- Je crois pas. J'ai vu la Paulette dans les bois... C'est elle qui m'a fait cette marque de sang.
Grégorien Bartichaut s'arrêta pour regarder une nouvelle fois le sigle peint sur le front de son ami.
- Elle est vraiment barge cette vieille !
- Je sais pas... Elle m'a dit avant ça que je devais partir loin d'ici parce qu'un prétou me cherchait depuis longtemps, et qu'il valait mieux qu'il ne me trouve pas...
Ronflette le prit par les épaules, mi compatissant, mi moqueur.
- Eh, Pirou ! Elle t'a fait marché, c'est tout. Elle veut juste que tu traînes pas sur son territoire. Elle veut t'effrayer.
Pirouly baissa la tête, un peu honteux d'être si crédule.
- Tu crois ?
Un long silence suivit puis, il éclata en larmes. Ces gros sanglots jaillirent de sa poitrine comme un fleuve trop longtemps contenu.
Son camarade resta un instant désemparé, puis résolut de le serrer contre lui en lui tapotant le dos pour le réconforter.
Pirouly s'ancra à son copain et se laissa aller à son chagrin.
Les digues rompues, il semblait que ce flot d'émotion ne devait jamais se tarir.
Pourtant, au bout de quelques minutes, Pirouly sentit un énorme soulagement. Les larmes ne vinrent plus et un calme profond leur succéda. Il ne sentit plus que son chaleureux camarade, solide contre lui. Celui-ci le protégeait aussi de la bourrasque glaciale qui s'acharnait à balayer le plateau barrésois.
- Ça va mieux ? l'interrogea-t-il compatissant, tout en le gardant serré dans ses bras.
Pirouly, malgré la chaleur rassurante et le bien-être qu'il en tirait, décida de se détacher de lui.
- Excuse-moi, j'ai craqué, je crois... Tu comprends, la pression au collège... Tout le temps emmerdé... Et là, en vacances, je croyais être tranquille, mais je me retrouve à faire des choses que je n'aime pas... Et maintenant, je suis poursuivi par un prétou dont je ne sais rien. Sans compter les feugues...
- Les quoi ?!
- Les feugues. Le prétou les aurait envoyés pour me chercher. La Paulette les a vus dans la tourbière...
- Laisse tomber ces conneries. T'es crevé. Moralement et physiquement. C'est pour ça que tu fais une fixette sur ça. Allez, viens, on rentre. J'aurais pas du t'emmener à cette partie de chasse... C'est pas ton truc, c'est pas ton truc !
- Je l'ai fait pour te faire plaisir. Mais aussi pour faire plaisir à mon père...
Ronflette frotta son poing affectueusement sur la joue de son camarade.
- Je sais ce que c'est que de vouloir toujours épater le père... T'es trop gentil Pirou. Ça te perdra. Allez, viens.



Ils reprirent leur marche.
Pirouly respirait plus légèrement. Il avait bien fait de se confier à son camarade. Il se sentait vraiment mieux maintenant.
- Et toi, tu vas enfin me dire ce qui se passe avec Mirliton ?
Ce fut au tour de Ronflette de paraître gêné. Il hésita, puis finit par avouer, après avoir obtenu la promesse que cela resterait entre eux :
- On a flirté ensemble cet été.
- Quoi ! T'es sorti avec Mirliton ?! Mais, à quel moment ? On a été ensemble pratiquement tout le temps.
Ronflette lui expliqua quand ça s'était passé et pourquoi ils avaient choisi de ne rien dire.
- Mais sois discret. Elle me tuera si elle sait que je t'en ai parlé.
- Rassure-toi, je ne dirai rien. C'est entre garçons. C'est dingue qu'on se soit rendu compte de rien... Et aujourd'hui, vous en êtes où ?
Le grand gaillard de Bartichaut, sous ses allures de séducteur, avait l'air d'être moins à l'aise pour parler de ce genre de chose.
- J'sais pas... Elle m'a écrit plusieurs fois ces derniers mois. Ça m'a fait plaisir. J'ai beaucoup pensé à elle. J'aime bien lire ses lettres.
- Et tu lui as répondu ?
- Bah, non ! J'ai un peu peur de lui écrire. Tu sais que je fais plein de fautes. Et puis j'ai une écriture de goret...
Pirouly resta songeur.
Ronflette reprit :
- Et puis, je suis pas très doué pour écrire ce que je pense , ce que je ressens... Je trouve ça cucul.
- Dis-lui alors, réagit son ami sans être très convaincant.
- Je suis pas très doué non plus pour les grands discours.
Le visage de Pirouly s'était refermé. Ronflette prenant ce silence pour une invitation à continuer les confidences, poursuivit :
- C'était chouette l'été dernier, tu vois... Trop chouette, même... Si tu veux savoir...
Mais Pirouly fuyant son regard et prenant un pas d'avance, semblait, au contraire, ne pas vouloir en savoir plus.
- Il faut juste que je réfléchisse encore. Elle a l'air de prendre les choses très au sérieux, et moi...
- T'en mets du temps depuis cet été. Et puis la sœur de Quorra a fait son apparition depuis... Si tu veux pas d'elle, dis lui franchement. Il n'y a rien de plus cruel que de laisser quelqu'un espérer comme ça.
Ronflette fut surpris du changement de ton. Pirouly semblait contrarié de sa situation avec la jeune parisienne. Il regretta d'en avoir trop dit. Après tout, il aurait dû savoir que les membres des M and P's étaient comme les doigts de la main et se protégeaient les uns, les autres.
- T'as raison. C'est peut-être mieux de prendre une décision. J'ai laissé les choses pourrir et il est temps que je prenne mes responsabilités. Ce serait plus honnête. Plutôt que de me donner des fausses excuses.
Pirouly réalisa qu'il avait été un peu brutal dans son conseil.
- Excuse-moi Greg, en plus, c'est moi qui t'ai demandé d'en parler. Je ne veux pas me mêler de vos affaires. C'est mon amie aussi...
Arrivés sur la route de Bourbires, ils décrottèrent leurs bottes en se servant d'un silex ramassé au bord de la route. Débarrassés de l'épaisse couche de terre, ils purent finir leur trajet d'un pas plus léger qui les mena aux Pépites.



En effet, en passant devant la vieille grange qui servait de QG à la bande, par le mouvement de quelques silhouettes à l'intérieur, ils s'aperçurent qu'elle était occupée . Sûrement les filles s'y étaient-elles arrêtées à leur retour de Chambard.
Ils traversèrent un grand espace d'herbes hautes et pénétrèrent dans la grange tout en bois gris et à la toiture de tuiles rouges moussues.
Au milieu des vieilles machines agricoles au rebut, il y avait leur charrette. Cette charrette, aux grandes roues de bois cerclées de fer, avait été retapée et repeinte en bleu et blanc par des membres de la troupe Gling-Gling, troupe d'un cirque itinérant qui s'était arrêté à Barroy quelques années auparavant.
Les bancs latéraux, qui avaient servi jadis aux promeneurs du dimanche, leur servaient aujourd'hui de salon improvisé avec cette veille caisse qu'ils y avaient installée en guise de table basse. Cette caisse avait vu défiler un bon nombre de parties de cartes, entre autres jeux.
- Vous êtes déjà revenus les gars ?! s'étonna Poucy qui se balançait doucement sur un vieux cordage qu'ils avaient transformé en balançoire suspendue aux poutres de la grange.
Les garçons marquèrent un temps d'arrêt. Il venait d'apercevoir face à Martinou, assise sur l'un des bancs de la charrette, un troisième personnage qu'ils ne parvinrent pas à identifier. Où était d'ailleurs passée Mirliton ?
La silhouette et le comportement du nouveau venu leur étaient complètement étrangers. Il portait une casquette  de baseball qui recouvrait la moitié de son visage et un blouson vintage collège, ainsi qu'un large jean délavé et déchiré au genou droit et au niveau de la cuisse gauche. Était-ce l'un de leurs copains du village ? Le garçon avait un pied désinvolte posé sur la malle en bois, le buste ployé pour s'accouder de façon virile à sa cuisse restée à l'horizontal. Ses maxillaires s'activaient sur un énorme chewing-gum.
- Salut ! lança timidement Pirouly en avançant au bord de la charrette.
Le nouveau lança sa main en avant pour répondre distraitement à ce salut.
Sous l'ombre de la casquette, Ronflette et Pirouly devinèrent une fine moustache qui soulignait la lèvre pour retomber sur les commissures dans un mouvement très rétro.
Martinou les observait, amusée.
- Bah, vous reconnaissez pas notre copain Mickaël ?
Les deux garçons se consultèrent. Mickaël ? Est-ce que l'un d'eux connaissait un Mickaël ? Ils renoncèrent l'un et l'autre à fouiller plus avant leur mémoire. Pas un Mickaël en vue...
Le personnage se redressa alors et, en roulant des épaules, s'avança jusqu'à la ridelle de devant.
Dominant les deux apprentis chasseurs, il leur tendit la main, sans sourire.
Cette main fine et blanche leur sembla ne pas être raccord avec le look d'athlète de leur invité.
C'est Pirouly qui réalisa le premier que les filles étaient en train de se payer leur tête.
- Non ! C'est pas vrai ! Qu'est-ce que tu fous accoutrée comme ça ?
Ronflette ne comprenait toujours pas. Il fallut que Mirliton ôta sa casquette pour qu'il la reconnaisse à sa chevelure bicolore. Même comme ça, il eut du mal à la remettre, ses cheveux étant aplatis, et la jeune fille ne portant ni lunettes, ni maquillage.
- Eh, que fais-tu déguisée en garçon ? demanda-t-il amusé.
- Tu ne m'as pas dit hier d'être discrète et de me fondre dans la masse ? lui fit-elle remarquer d'un air frondeur.
Poucy corrigea aussitôt :
- Euh, on t'a quand même un peu forcée à te déguiser... Mademoiselle voulait nous accompagner à Chambard dans une de ses tenues habituelles... C'est à dire, très visible !
- Oui, Poucy dit vrai. Nous avons dû faire preuve de grande sagesse et de beaucoup de dissuasion pour qu'elle transforme un peu son apparence avant de sortir en public.
- J'ai emprunté quelques fringues à mon frère qu'il a laissées chez mes parents et, ma foi, ça lui va plutôt bien, non ?
- La moustache, c'est pas un peu de trop ? aventura Pirouly en pointant du doigt le postiche. Je connais pas beaucoup de garçon de mon âge avec une telle moustache.
Mirliton fit remuer les poils synthétiques comiquement, comme si son nez la chatouillait.
- Moi, j'aime bien. La moustache te va à merveille, commenta Ronflette très sérieusement, ce qui fit rire ses camarades.



Chacun prit place sur les bancs en bois de part et d'autre de la charrette.
- C'est quoi cette marque que tu as sur le front, Pirouly ? Il y a une nouvelle cérémonie d'initiation dans ton groupe de chasseurs ? ironisa Martinou, intriguée.
Le garçon raconta les circonstances  dans lesquelles cette marque lui avait été faite.
- On va passer chez moi et je regarderai dans le dictionnaire ce que peuvent bien vouloir dire ces mots prétou et feugue, décida Mirliton.
- Mouais, ces mots ne m'évoquent vraiment rien non plus, reconnut Martinou. Elle t'a dit qu'elle avait dû fuir la maison sur la colline, mais sais-tu réellement pour quelle raison ? Si notre homme s'est réfugié dans cette maison qu'il a cru abandonnée, elle l'a peut-être pris pour le fantôme du colonel... Surtout dans l'état où il a dû arriver...
- Non, elle n'a pas été très précise. C'était comme si il était naturel pour elle de croiser le colonel et de devoir lui céder la place. Elle a juste dit qu'il était rentré chez lui et qu'il fallait le laisser se calmer, relata encore Pirouly.
- Tu crois que l'homme blessé aurait eu la force de se traîner jusque là-bas et effrayer la sorcière ? douta Poucy.
- Moi, je crois que c'est plutôt elle qui lui aurait foutu les jetons s'ils s'étaient croisés, plaisanta Mirliton en lustrant sa fausse moustache.
Martinou leur raconta à son tour leur matinée.
- Pendant que mon père est allé jouer son tiercé au PMU, on s'est rendu, comme prévu, à la librairie. On a acheté les journaux du week-end et on a trouvé aussi le "piece of guardian", le journal anglais.
Martinou sortit de sa poche intérieure les trois éditions, soigneusement pliées.
- Alors, du nouveau sur les événements des derniers jours ? s'impatienta Pirouly.
- Rien. Pas une ligne !
- C'est à se demander qui fait le boulot au "Grand Écho du Petit Chambard" depuis que Vignal a quitté la rédaction. Je pensais pas le regretter un jour, reconnut Poucy en s'emparant du journal local.
Martinou déploya les pages du journal anglais.
Pendant ce temps, Pirouly surprit un léger signe de connivence entre son ami Ronflette assis face à lui et Mirliton, placée à côté de lui. Il fut gêné, comme s'il surprenait quelque chose d'intime. Il se dit alors qu'il aurait préféré ne pas connaître la nature de leurs nouveaux rapports car, maintenant, cela l'obligeait à jouer l'ignorant et il se trouvait entraîné, malgré lui, dans leur mensonge.
Il fit comme s'il n'avait rien vu, et reporta toute son attention sur Martinou qui recherchait les articles susceptibles d'être en rapport avec leur histoire.
Il était question, dans un entrefilet, de l'interpellation de deux passeurs à Folkestone. Il relatait la fuite d'un troisième complice vers la France.
Un autre encart évoquait une saisie de drogue dans les bagages d'un voyageur du train sous la Manche. Mais celui-ci avait été visiblement arrêté à son arrivée en France.
Et enfin, elle leur lut un article consacré à un vol d'objets précieux dans l'enceinte même d'un musée, celui de l'histoire coloniale, basé à Londres. De nombreux bijoux, dont un rubis très rare, le Laal Naabhi, faisaient partie du butin.
- Vous croyez que l'homme à la musette a un rapport avec l'un de ces faits divers ? interrogea Poucy, peu inspirée.
- Pour les passeurs de clandestins, deux sur trois ont été arrêtés. Dans notre histoire, nous avons bien trois hommes, mais qui sont tous en liberté, pour autant qu'on ait pu le constater. A moins qu'ils aient été cinq au départ pour organiser le passage et que la police anglaise n'en ait identifié que trois, cela ne colle pas avec les nôtres. Mais si on revient à notre théorie selon laquelle l'homme à la musette a volé quelque chose aux deux autres, le cambriolage du musée de l'histoire coloniale correspond davantage à nos trois compères. Il a pu subtiliser le butin à ses complices.
- Je te rappelle que cet homme voyageait léger. Il pouvait pas mettre grand chose dans sa pauvre musette, intervint Mirliton.
- Sauf une pièce peu encombrante mais de grande valeur, nuança Poucy.
- Comme le Laal Naabhi, la pièce maîtresse du cambriolage, compléta Pirouly.
- Parfaitement. Un rubis, c'est facile à cacher, conclut Martinou, ravie de voir que l'esprit de ses camarades, quand elle les mettait sur la voie, n'était pas trop rouillé.
- Laal Naabhi, ça sonne un peu arabe, ça, non ?
- Mais non, Ronflette, c'est plutôt indien je pense, corrigea la chef des M and P's.
- Si c'est un rubis connu, son nom est peut-être dans le dico, dans les noms propres. Il faut vraiment qu'on passe chez moi. On va vérifier tout ça, les invita Mirliton en se levant, pleine d'enthousiasme. Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?



Elle regardait Ronflette qui semblait se moquer d'elle.
- Rien Mickaël. Si tu pouvais juste nous refaire de manière un petit peu plus virile cette phrase et ce petit mouvement que tu as fait en te levant, tu serais plus crédible.
Elle fit mine de le boxer en riant. Pirouly sourit jaune. C'est pas en minaudant ainsi tous les deux qu'ils allaient longtemps garder leur secret.
Les cinq adolescents n'eurent qu'à traverser l'esplanade herbeuse pour contourner la grange voisine des Pépites. La maison des Hautainful se trouvait juste en face.
Au moment où ils débouchaient sur la route de Chambard, ils aperçurent le père Gazpouel qui arrivait déjà titubant en cette fin de matinée.
- Saaalut la compagnie ! Eh, les soldats ! Comment va ? leur lança-t-il d'un ton tonitruant.
- B'jour, répondirent les enfants tout en hâtant le pas afin d'atteindre la porte du domicile de Mirliton avant qu'il n'arrive à leur hauteur, et éviter ainsi la discussion, toujours pénible avec lui.
Mais la jeune parisienne, un peu maladroite, mit du temps à trouver la bonne clé sur son trousseau. Cela suffit à l'ivrogne pour les rattraper.
- Joli temps pour un parachutage ! Le ciel est clair ce matin. Mais la terre est dure pour un atterrissage ! Ça me rappelle mes entraînements en Biélorussie...
L'homme venait d'apercevoir Pirouly qui, toujours poli, s'était tourné vers lui pour lui sourire et le regarder.
Le début de récit du militaire mourut sur ses lèvres. Il eut comme un étranglement. Ses yeux exorbités fixaient le front du jeune homme avec insistance.
- Ils... Ils... Ils sont revenus... Non, c'est pas possible ! Ils ne peuvent pas être là, balbutia-t-il en passant sa main sur son visage blême.
Martinou et sa bande reportèrent toute leur attention sur lui. Il semblait au bord du malaise.
- Vous ne vous sentez pas bien Mr Gazpouel ? demanda Pirouly, inquiet, en tendant la main vers l'ancien parachutiste.
Mais celui-ci fut encore plus effrayé et fit un pas en arrière, se défendant de ses mains croisées devant lui.
- Ne m'approche pas. Tu leur appartiens maintenant...
- Calmez-vous Mr Gazpouel. De quoi parlez-vous ? tenta de le raisonner Ronflette.
- Ce signe... C'est le signe de leur secte... C'est eux qui ont fait disparaître le colonel...
Les M and P's ne savaient pas trop comment réagir. Encore le colonel ! Décidément, il n'avait pour adorateur que des adeptes de la bouteille, avec le ciboulot dérangé.
- Je l'avais prévenu... Il ne s'est pas méfié... Et ils l'ont eu...
- De quel colonel vous parlez ? demanda Martinou, soupçonnant un malentendu, étant donné que Gazpouel ne pouvait avoir eu pour gradé un homme disparu un siècle auparavant.
Mais sa réponse les laissa tous pantois.
Il pointa son index sur Pirouly.
- De celui-là... Je parle de celui-là.
Et il prit la poudre d'escampette sans rien dire de plus.
Pirouly sentit le regard de ses amis pointés sur lui, interrogatifs.
- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai ? Qu'est-ce qu'il y a ?  leur demanda-t-il inquiet.
- Rien... Viens, on va te débarbouiller. C'est vrai que tu fais un peu peur comme ça. Ce sigle commence à me foutre la trouille. Et je ne suis apparemment pas la seule...
Martinou prit son camarade par le bras et le tira dans la cuisine des Hautainful dont Mirliton venait enfin d'ouvrir la porte.
Les autres baissèrent les yeux au sol, un peu honteux de céder aux superstitions, et leur emboîtèrent le pas.
Pirouly se passa le visage à l'eau tiède au robinet de l'évier. Le sang du faisan se dilua dans l'eau, rosit un peu la pierre de l'évier avant d'être aspiré par le siphon. Le garçon prit des mains de Martinou le torchon propre qu'elle lui tendait. Ils entendirent soudain un gémissement venant de l'escalier fermé menant à l'étage.
Mirliton, suivie de Poucy et Ronflette, alla droit à la porte de l'escalier. Lorsqu'elle l'ouvrit, elle poussa un cri de surprise.
Sa mère gisait affalée dans l'angle droit de l'escalier, à mi-hauteur, dans une position peu naturelle, ni confortable. Elle serrait entre ses bras une bouteille de whisky, tout en remuant sa tête de gauche à droite, murmurant des choses comme si elle délirait.
La jeune fille grimpa les six marches précipitamment.
- Maman ! Mais que t'est-il arrivé ? Je te croyais à Paris. Qu'est-ce que tu fais là ? Tu peux parler ? Parles-moi ? Tu as mal quelque part ?
- Évite de la bouger, lui conseilla doucement Poucy en se penchant à son tour avec Ronflette sur la pauvre femme.
Mirliton lui retira des mains la bouteille d'alcool presque entièrement vidée. Elle avait cru un instant que sa mère avait été victime d'une agression. En quelque sorte, elle était presque soulagée que cet accident ne sembla être que le résultat d'une nuit trop arrosée. Elle aurait davantage culpabilisé si les hommes qui la cherchaient s'en étaient pris à sa mère.
- Mais, qu'est-ce que tu as fait ? Tu es tombée ? Tu as mal ?
Elle tenta de lui lever un bras doucement, puis l'autre.
Ronflette préconisa d'appeler plutôt les pompiers.
Mais Mirliton assura que ça allait aller. Sa mère avait sûrement essayé de monter à sa chambre et, la force lui ayant manqué, elle avait fini son ascension à mi parcours et s'était endormie là.
- Regarde, elle n'a mal nulle part et elle n'a pas de contusions.
Mirliton tapota les joues de sa mère en l'appelant une nouvelle fois.
- Maman, maman ! Écoute moi, on va essayer de te transporter dans le canapé. Tu crois que tu peux nous aider ? Essaye de te lever.
Ils aperçurent un mouvement des paupières. Ils sentirent que la femme faisait un effort surhumain pour ouvrir les yeux, mais sans succès. Ses paupières semblaient si lourdes qu'elles finissaient par retomber à chaque tentative.
Elle parvint quand même à bredouiller un "ça va" empâté.
Poucy prit le gant de toilette imbibé d'eau froide que lui tendait Martinou, restée sur le seuil de l'escalier avec Pirouly, la cage étant déjà bien encombrée.
Mirliton insista pour le passer elle-même sur le visage de sa mère. Celle-ci fut saisie, ce qui était bon signe.
- Ça va mieux ? On va essayer de te bouger, là. Tu crois que tu peux te redresser un peu ?
Sur ces mots, elle lui passa le bras dans le dos et lui donna une impulsion pour l'aider à relever le buste. Sa mère se laissa manipuler sans gémir.
- Tiens ta tête, maman.
Ronflette l'aida à la soulever de l'autre côté, tandis que Poucy, ramenant au passage les pans de la robe de chambre de Mme Hautainful autour de sa taille, la prit par les pieds pour la dégager des escaliers. Une de ses pantoufles en fourrure rose tomba sur une marche.
Martinou les dirigea vers le canapé. Elle tapota les coussins avant de les laisser y déposer Mme Hautainful toujours à demi consciente. Pirouly lui tendit un plaid en laine qui traînait sur le dossier du canapé afin qu'elle la recouvrit.
Mme Hautainful murmura faiblement :
- De l'eau ! Ça tourne...



Sa fille lui servit un grand verre d'eau. Elle sentait le regard désemparé de ses camarades, et prenait conscience que sa situation familiale venait de se révéler à eux de manière un peu brutale. Pour l'instant, elle n'osait pas trop les regarder, craignant d'y voir une pitié qui l'aurait encore plus chagrinée.
- Ça va mieux ? lui demanda-t-elle gentiment.
La mère acquiesça mais, moins de deux minutes plus tard, réclama en urgence une cuvette. Il était moins une.
Quand Pirouly lui tendit le récipient en plastique, elle y vida aussitôt le trop plein d'alcool qu’elle avait ingurgité.
Mais cela sembla la soulager et lui ramener ses esprits. Quand elle les vit tous penchés au-dessus d'elle avec un air penaud, elle murmura un "je suis désolée" entre chagrin et honte, et s'enfouit la tête sous le plaid en laine.
Voyant à quel point cela bouleversa Mirliton, Ronflette posa une main consolatrice sur son épaule.
- Je... Je ne sais pas ce qui lui arrive... C'est pas la très grande forme en ce moment...
Martinou lui tapota la main.
- Ça va aller. Tu n'as rien à expliquer. Ça arrive.
Mirliton poussa un soupir de résignation.
- Je crois que c'est pas la première fois...
Ses amis accueillirent la confidence avec délicatesse et tentèrent de la rassurer.
- Je ne sais même pas ce qu'elle fait là. Elle devait rester à Paris.
- Quand ma mère l'a prévenue de ce qui s'était passé à la fête du potiron, elle n'a pas dû supporter de te laisser seule ici. C'est une réaction normale, non ?
L'explication de Martinou ne sembla pas la satisfaire.
- Mais si elle débarque ici pour se comporter comme ça, j'aurai préféré qu'elle reste là-bas. Elle va plutôt rajouter à mes soucis. Elle aurait dû rester à Paris. J'avais besoin de souffler, moi aussi...
Ils furent tous désolés d'entendre ça. Aucun d'eux n'aurait soupçonné que les choses n'allaient pas au mieux pour leur optimiste et toujours guillerette camarade.
Ronflette regarda Pirouly d'une drôle de façon. Était-ce pour lui dire que, décidément, chacun avait ses propres problèmes ou pour souligner que les siens étaient peu de choses à côté de ceux rencontrés par Mirliton ?
Pendant que sa mère se reposait, Mirliton insista pour faire les recherches qu'ils étaient d'abord venus faire. Mais le dictionnaire est un moteur de recherche limité, et ils ne trouvèrent malheureusement aucun des mots exotiques évoqués par la sorcière du marais, ni aucune allusion à l'histoire du Laal Naabhi.
- Dis-moi Pirouly, crois-tu que ton amie Quorratulaine Hamplot pourrait te renseigner sur le Laal Naabhi ? Elle est bien indienne, non ? Peut-être cela lui dira-t-il quelque chose... Et puis, elle t'a pas invité à lui faire une petite visite ? C'est le moment je crois. Tu fais quoi cet après-midi ? demanda Martinou d'un air faussement détaché…

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