mercredi 1 novembre 2017

Sortie d'une nouvelle aventure des M and P's ce jour - Le Nombril de Ganesh

Après plus de deux ans de travail acharné, voici enfin la troisième aventure des M and P's disponible sur www.TheBookEdition.com.



vendredi 30 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (dernière partie)


Telle une armée de nains industrieux, les quatre femmes et les cinq adolescents traversèrent la route pour gagner le cimetière.
Mme Roulier, s'apercevant que les M and P's commençaient à s'égailler, intercepta son fils en le tirant par le bras.
- Tu restes avec nous chéri. On n'a pas fini. Tu te souviens de ce que je t'ai dit ?...
Pirouly se renfrogna.
- Oui, maman. Je reste. Les filles et Ronflette aussi je crois... Tu n'y vois pas d'inconvénients j'espère ? lui répondit-il avec une certaine acrimonie.
D'ailleurs son affirmation devint aussitôt une interrogation en son for intérieur, car il aperçut Ronflette et Mirliton en train de s'éloigner sur la route qui montait vers le centre du village.
Inquiet, il se tourna vers Martinou et Poucy. Elles aussi semblaient prendre un autre chemin que celui du cimetière.
- Tu veux pas venir te détendre un peu avec nous ? On a déjà bien bossé, non ? proposa Martinou.
Ce fut Mme Roulier qui répondit pour le jeune garçon :
- Pierre n'est pas encore très en forme les filles. Je préfère qu'il reste pas trop loin de moi pour le moment.
- Bah, moi je trouve qu'il est plutôt en forme. Il a d'ailleurs bien trimé dans l'église avec tous ces seaux qu'il a charriés pour vous, rétorqua Martinou un peu piquante.
Mme Roulier préféra ne pas répliquer et monta les quelques marches qui menaient au cimetière un peu en surplomb.
Elle se retourna une nouvelle fois vers son fils en disant plus fermement :
- Ne tarde pas chéri. On t'attend.
- Ta mère nous tient responsables de ton malaise ou quoi ? s'insurgea discrètement Martinou en se rapprochant de son ami alors que sa mère disparaissait de sa vue.
- C'est vrai qu'elle nous regarde bizarrement depuis dimanche soir. On dirait qu'elle se méfie de nous, trouva aussi Poucy.
Le jeune garçon répondit distraitement en lorgnant par dessus leurs épaules Ronflette et Mirliton qui continuaient de deviser un peu plus loin. La conversation semblait plutôt privée.
Cela n'échappa pas à Martinou et Poucy. Elles se retournèrent toutes deux.
- Qu'est-ce qu'il y a ? questionna Poucy voyant le visage contrarié de Pirouly.
- Non rien... Juste, ils vont où ? Ils restent pas non plus ?
- Pirou, si tu veux qu'on reste, dis le franchement plutôt que de faire ta mine de chien battu, s'agaça Martinou.
Il reporta alors son attention sur elle. Un éclair métallique brilla au fond de sa pupille.
- Pourquoi il faudrait toujours te supplier ? Si tu veux tu restes, sinon t'es libre de t'en aller, répondit-il sèchement.
Il tourna le dos à ses deux amies, poussa rageusement la grille mal huilée du cimetière, et s'enfuit en courant dans le dédale des tombes.
- Il est vraiment à fleur de peau en ce moment, commenta Poucy devant la mine déconfite de Martinou.
- Bon, on va rester, sinon il va nous faire un caca nerveux. Et puis je voudrais lui parler de sa future consultation chez Paulette. On ira au marché demain matin pour acheter le coq.
- Tu crois que c'est le moment pour lui parler de ça ? Il m'a pas l'air dans de très bonnes dispositions, fit remarquer Poucy, sagement. Et puis sa mère va pas le lâcher comme ça...
Ce qui fit soupirer Martinou.
- On verra ça, répondit-elle revancharde.
Et elle entra à son tour d'un pas résolu dans le cimetière.
Poucy secoua la tête et lui emboîta le pas.
Un petit camion blanc venait d'arriver et de se garer le long du mur du cimetière.
Sa conductrice interpela Poucy qui dut revenir sur ses pas.
C'était Mme Falouja, sa mère.
- Tu peux nous donner un coup de main s'il te plaît ? Avec Sajka on amène des fleurs pour garnir les tombes. Monique et les autres ont terminé ?
Poucy salua Sajka d'un léger signe de tête tandis que sa mère faisait le tour de la fourgonnette pour aller ouvrir les deux portes à l'arrière.
- On vient juste de terminer l'église. Elles commencent seulement le nettoyage des tombes, la renseigna-t-elle.
- C'est pas grave, on va toujours décharger les chrysanthèmes et les pensées, décida sa mère en montrant le stock de fleurs qu'elles venaient d'acheter à la jardinerie de Chambard.
Poucy ignora les pots que lui tendait Sajka, fondatrice des Care-pets, Association en faveur de la protection animale, mouvement que Mme Falouja avait intégré quelques années auparavant. Elle préféra se saisir elle-même d'une jardinière de pensées.
Sa mère haussa les épaules en regardant d'un air désolé Sajka qui paraissait contrariée que la jeune fille ne l'ait pas débarrassée des pots qu'elle lui tendait.
Poucy ouvrit le chemin. Les deux femmes la suivirent entre les tombes.
- Tu vas déposer ça où ? s'inquiéta Sajka qui pensait avoir juste à déposer son chargement à l'entrée du lieu.
- T'as qu'à me suivre et tu sauras, répondit sèchement Poucy.
Sajka jeta encore un œil entendu à Mme Falouja.
Celle-ci justifia :
- Les tombes dont on s'occupe sont plus situées au fond du cimetière, de l'autre côté du monument dédié aux morts de 14-18. On a qu'à déposer les pots autour de la stèle pour l'instant.
Après quelques allers retours entre le monument aux morts et le véhicule utilitaire, elles allèrent enfin saluer les femmes déjà à l'ouvrage.
 
Quelques pierres tombales rutilaient déjà, encore fumantes des vapeurs d'eau chaude qu'elles venaient de recevoir.
Léontine et Ginette brossaient énergiquement d'autres marbres d'un geste expérimenté en ramenant le balai-brosse dans un seau pour le rincer.
A cette étape, les tombes ressemblaient à des baignoires débordantes de mousse, les deux femmes n'ayant pas lésiné sur le produit nettoyant.
Thérèse Roulier et Monique s'occupaient de toutes les plaques funéraires à la mémoire des chers disparus et veillaient surtout à réattribuer au bon propriétaire chacune d'entre elles, quand la tombe était prête.
Chantal, elle, donnait le dernier coup de lustre avec un chiffon imbibé d'un produit redonnant son brillant au marbre le plus terni. Elle pestait dès que le doux vent qui balayait les allées ramenait soudain des feuilles mortes pour salir son œuvre.
Les M and P's furent préposés à la décoration. Ce n'était pas bien compliqué. La Léontine leur avait montrés la disposition type : une jardinière au pied de la pierre tombale et un pot de chrysanthèmes à disposer de chaque côté de la tête.
Pirouly était occupé à caler un de ces pots quand Ronflette et Mirliton vinrent enfin les rejoindre. Il en fut distrait et, du coup, renversa le terreau noirâtre sur la pierre propre qui, comble de malheur, était d'un blanc immaculé.
Martinou le brocarda gentiment.
Plutôt que de réparer sa maladresse, il bougonna méchamment et s'enfuit en direction du quartier le plus ancien du cimetière.
Ronflette et Mirliton s'approchèrent en plaisantant entre eux, puis voyant le pot renversé, s'avisèrent seulement de la disparition de Pirouly.
- Joli travail, ironisa le jeune Bartichaut.
- C'est pas mon œuvre, se défendit Martinou. C'est celle de Mr Pirouly qui a encore ses nerfs.
Et elle désigna la zone du cimetière où se dressaient les anciens mausolées à la mode funéraire de la fin du dix neuvième siècle, réservés aux riches familles. Ronflette scruta les pignons ouvragés qui se dressaient par là comme ceux d'un lotissement américain trop bien ordonnancé, à la différence près que ceux-ci avaient noirci au fil du temps par la pollution et le lichen.
Il tendit encore le regard vers le tombeau des Le Héron qu'ils avaient eu l'occasion de visiter lors d'une précédente aventure. Il était certain que son ami s'y était réfugié.
Son sourire s'effaça un peu.
- Je vais aller le voir...
- Je serais toi, Ronflette, je resterais tranquille. Laisse-le. Il va se calmer et il va revenir comme si de rien n'était. Laisse-le faire, tu verras...
Mirliton le prit par la main et l'entraîna à l'opposé vers le monument aux morts.
- On va plutôt les aider à terminer.
Mme Falouja ramena bientôt deux thermos que les travailleurs accueillirent avec grand plaisir ainsi que les spéculos qui les accompagnaient.
En cette fin d'après-midi d'automne, où le temps ensoleillé avait réchauffé les cœurs et les corps, le déclin du soleil leur sembla une confiscation hâtive et injuste, et le froid mordant qui s'installa fut perçu comme un supplice supplémentaire.
Alors que ses rayons n'atteignaient plus que les toits des maisons, les revêtant d'un ultime voile doré, Mme Roulier et ses amies avalèrent leur gobelet de thé chaud avec une grande satisfaction. Ce leur fut d'un grand réconfort après le dur labeur.

Pirouly revint alors tout contrit et taciturne, ce qui contrasta avec l'ambiance plutôt joyeuse qui régnait autour de cette collation.
Ronflette lui tendit chaleureusement un gobelet chaud.
- Tiens, avale ça, crevette. Ça va te réchauffer.
Il s'empara du gobelet et s'empressa d'y plonger le nez, mais il fut bien obligé de relever la tête à un moment donné, les yeux étrangement brillants. Les filles mirent ça sur le compte du thé trop chaud. Mais au geste amical que Ronflette fit envers son camarade, en posant sa main sur son épaule brièvement, ce dernier comprit qu'il avait perçu son émotivité.
Mirliton se glissa entre les deux pour remonter la fermeture Eclair du gilet de Ronflette.
- Et toi tu vas attraper froid si tu continues à te promener comme ça, fit-elle remarquer avec un ton aussi inhabituel que le regard qu'elle déposa sur le beau jeune homme.
Cette minauderie et cette intonation langoureuse dans laquelle perçaient plusieurs sous-entendus agacèrent souverainement le jeune Pirouly. Cela ne faisait pas partie de la gamme d'expressions employées habituellement par son amie parisienne. Elle, si originale et imprévisible, lui parut soudain, à travers cette simple phrase, une personne très commune et banale, à la limite de l'écœurant.
Il eut l'impression que, par ce geste anodin, Myriam prenait soudain pleine possession de Ronflette et, par le même coup, semblait s'arroger naturellement le droit de lui dicter son comportement dans une perspective de lui ôter tout esprit d'indépendance.
Qu'avaient-ils pu se dire tout à l'heure qui lui donnait soudain des ailes au point d'oser ce genre de comportement envers le jeune Bartichaut ? La relation entre les deux s'était comme détendue.
En lui-même, Pirouly se dit, qu'après tout, c'était sur son conseil que Ronflette avait enfin parlé à Mirliton. Les choses s'étaient sûrement éclaircies et mises au point et chacun en était sûrement soulagé...
Le fil de leur amitié s'en trouvait  renoué. C'était mieux comme ça pour tout le monde.
Il tenta de voir le bon côté des choses mais, au fond de lui, une part d'inquiétude continuait de subsister. Il n'en finissait plus de plonger le nez dans son gobelet alors qu'il y avait longtemps qu'il en avait bu la dernière goutte. C'était une manière pour lui d'échapper aux regards environnants. Il lui semblait que, sinon, les autres allaient y lire des choses qu'il ne tenait surtout pas à révéler.
Et, en effet, son regard fuyant prenait les allures de celui d'une bête traquée et acculée quand celui de ses amies ou de sa mère tentait de s'ancrer en lui. Celles-ci le remarquèrent bien mais ne surent y donner de signification, si ce n'est son état de fatigue des derniers jours.
Quand la nuit fut complètement tombée, toutes les tombes requérant de l'attention étaient propres et fleuries. La petite troupe de bénévoles quitta les lieux, contente de sa journée et la satisfaction d'une bonne action accomplie au fond des consciences.
Mme Falouja proposa à chacun de monter dans la fourgonnette , mais tout le monde déclina l'invitation, même sa fille.
- Ça n'a pas l'air d'être la grande entente avec Sajka, observa Martinou en se penchant à l'oreille de Poucy qu'elle avait vu grimacer à la proposition de la présidente des Care-Pets de monter en voiture.
Celle-ci chercha à minimiser :
- Oh... On a juste pas grand chose à se dire, c'est tout...
Le durcissement de la mâchoire de Poucy fit comprendre à son amie qu'elle n'en saurait pas plus.
Elle était la plus secrète et la plus introvertie d'entre tous. Martinou savait qu'il était inutile avec elle de forcer la confidence. Elle parlerait quand elle en ressentirait vraiment le besoin... Si elle en ressentait jamais le besoin !
Le groupe commença à monter la rue de l'église en direction du centre du village où chacun emprunterait un chemin différent aux carrefours successifs de Barroy.
Ronflette et Mirliton traînaient encore en arrière continuant leurs apartés.
- Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien mijoter ces deux-là ? s'impatienta Martinou que leur attitude commençait à intriguer.
Elle s'arrêta pour les attendre, imitée par Poucy et Pirouly.
En avant, Mme Roulier, inquiète, se retourna pour dire :
- Pierre, tu suis, hein ? On rentre maintenant. Ton père ne va pas tarder à revenir du travail, il ne faut pas le faire attendre.
Excédé, il préféra ne pas répondre.
- Alors, qu'est-ce que vous fichez tous les deux ? C'est quoi ces messes basses ? les chahuta un peu Poucy.
Les deux accusés se regardèrent.
- Tu le leur dis ? demanda la jeune parisienne d'un air suppliant.
- Non, vas-y, c'est plutôt à toi de le leur dire.
Pirouly rentra la tête dans les épaules. Le froid semblait vouloir entrer par toutes les embouchures de son blouson léger et l'engloutir définitivement.
Poucy le sentit frissonner près d'elle. Il lui sembla même que ses lèvres bougeaient toutes seules, comme une prière muette.
- Bah, allez-y, accouchez ! les pressa Martinou d'un œil ironique montrant qu'elle savait déjà de quoi il retournait.
Mirliton prit alors la main de Ronflette en sautillant sur place de façon imperceptible.
Les yeux de Pirouly se fixèrent sur ces deux mains liées et ne purent s'en détacher. C'était comme si en se joignant elles avaient créé un tourbillon vers lequel il était entraîné malgré lui.

Il n'entendit pas ce qui suivit. À quoi bon ?
Il avait deviné, il avait pressenti, il avait redouté ce moment et il savait déjà chaque mot que son amie parisienne allait prononcer.
Il n'entendit donc pas l'annonce faite de cette manière très exacerbée qu'avaient les adolescents d'annoncer la moindre chose anodine ou exceptionnelle, car cette hiérarchie n'existe que dans l'esprit des adultes et que ce qui compte chez eux est qu'il arrive quelque chose, chose surprenante ou pas.
Il n'entendit pas non plus la réaction non moins disproportionnée de celles qui reçurent la nouvelle comme si le jackpot du loto venait de tomber, se sentant obligées d'être au diapason ou pour se donner l'impression qu'elles étaient ultra concernées, en criant, en sautant, et en congratulant outre mesure.
Il vit juste les trois filles tourbillonner autour de lui puis se jeter dans les bras les unes des autres. Il fut serré tout aussi affectueusement.
Mais, autour de lui, tout était devenu noir. Les trois filles du groupe s'étaient lentement effacées et, là, dans la même immobilité que lui, les membres et le coeur figé, il aperçut Ronflette, les mains dans les poches, les épaules un peu courbées, un demi-sourire gêné sur les lèvres, et une expression dans les yeux qu'il ne lui avait jamais vu. Il semblait lui demander pardon, et ce pardon cachait mille autres choses qui adoucirent un peu sa peine. Des choses qu'il n'y avait pas besoin de formuler pour les comprendre, soudain si proches et si lointains, si complices et si étrangers à eux-mêmes, si muets et si disserts.
Cette ouverture du sourcil en accent circonflexe qui voulait dire :
- Ne m'avais-tu pas demander de lui parler ?
Oui, c'est vrai, c'est ce que Pirouly avait même exigé... Mais avait-il souhaité ce résultat ?
Un scintillement au fond de la pupille de Ronflette le justifia encore :
- C'est mieux comme ça... C'est pour te protéger... Nous protéger...
Ou ce scintillement voulait-il plutôt dire :
- Ne m'en veut pas... J'ai fait ce qu'on attendait de moi...
Bien que non prononcé, ce "on" résonna de manière inquiétante dans la tête de Pirouly. Qui était-il ce "on" ?
Il emporta avec lui ce regard, ses réponses et ces interrogations qui tournoyèrent dans sa tête comme un problème de mathématiques à plusieurs inconnues, un de ces problèmes qui vous fait bouillir le cerveau à le liquéfier.
Il les emporta aussi comme un voleur emporte un butin tant convoité ou comme un porteur du flambeau olympique transporte et protège sa flamme alors qu'une bourrasque menace de l'éteindre.
Il était maintenant dans sa chambre et, pourtant, il y avait toujours cette obscurité, ce froid, ce regard de son ami gravé sur sa rétine, si douloureux, si précieux et qui continuait à lui confier sans un mot tout ce qu'il avait toujours voulu lui confier
 


samedi 24 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (seconde partie)


Mais le lendemain matin, sa mère refusa de le laisser rejoindre les M and P's.
- Il est encore trop tôt mon poussin. Hier encore tu étais hospitalisé. Tu ne vas pas pas déjà aller t'agiter avec tes amies. Tu sais comme Martinou ne reste pas une minute en place... Si j'étais sûre que vous restiez sagement à jouer à des jeux de société... Peut-être ! Mais cela m'étonnerait beaucoup de vous... Surtout que le soleil est de retour et qu'il fait presque un temps de printemps aujourd'hui.
- Justement maman, je vais pas rester enfermé une autre journée. J'ai besoin d'air moi !
- Eh bien, viens avec moi. Je vais nettoyer l'église cet après-midi avec Monique et Chantal... Et peut-être la mère de Martinou, même... Tu pourras t'oxygéner, et moi j'aurai un œil sur toi. T'es encore un peu pâle...
- Nettoyer l'église ?
- Oui, tous les ans, pour la Toussaint et la fête des morts, on nettoie l'église et ensuite on va lessiver quelques tombes dont personne ne s'occupe.
- Super ! Pour m'oxygéner et me remonter le moral, t'as raison, il y a pas mieux !
Mme Roulier passa son index sur la joue de son fils, ce qui le fit ronchonner.
- Tu sais bien ce que je pense de la religion, chéri... Il ne s'agit pas de ça là. Je te parle d'un moment de solidarité et d'amitié. Tu vas voir, on va passer une excellente après-midi avec mes copines.
Et en effet, Pirouly aima l'ambiance. Bien que l'intérieur de l'église fut bien froid, l'atmosphère bon enfant et les rayons du soleil qui jouaient dans les vitraux colorés suffirent à réchauffer très vite la petite équipe de ménagères.
Pirouly avaient finalement vu débarquer quatre femmes du village avec leur armement de balais, de seaux, de lavettes et plumeaux, toutes coiffées comme sa mère d'un fichu coloré pour protéger leur chevelure des fils de poussière et des toiles d'araignées, et vêtues d'un tablier coloré.
Les femmes trouvèrent que l'église sentait le moisi et le salpêtre. Elles commencèrent donc par ouvrir les deux battants de la grande porte en bois et la porte de la sacristie pour créer un courant d'air vivifiant.
L'odeur du soleil d'automne commença à chasser ces relents de crypte.
Pirouly se sentit intimidé par la majesté du lieu. Il n'était entré qu'une fois dans l'édifice datant du XII ème siècle et n'avait pas franchement goûté ce lieu sombre et solennel.
Mais aujourd'hui, c'était différent.
Était-ce le fait que la nef, formée de trois travées aux voutes gothiques, était envahie par cinq femmes gazouillant gaiement ? Etait-ce lié à ces rayons de soleil rasants, décidés à éclairer le moindre recoin, se faufilant à travers l'édifice par les portes ouvertes et les sept magnifiques vitraux ?
On pouvait y admirer le mariage de la Vierge, le couronnement de la Vierge par la Sainte Trinité, ou encore Saint Dominique recevant le rosaire des mains de Notre Dame, sans oublier la mort de Saint Louis, saint patron de Barroy, ou bien le mystère de l'Annonciation richement coloré.
Tous ces Saints et ces extraits d'évangile n'évoquaient pas grand chose pour Pirouly, mais il était sensible à ces couleurs, ces postures, et ce qui s'en dégageait.
Il passa doucement sous la tribune d'orgue en admirant respectueusement le décor chargé de ce lieu de culte. Il se retourna et, levant les yeux, contempla le haut buffet de l'orgue nanti de treize tuyaux encadrés par deux tourelles. Sur chacune de ces tourelles, cinq autres tuyaux d'un plus large diamètre s'élevaient vers le ciel peint de l'église.
Pirouly se demanda combien de cérémonies cet orgue avait pu accompagner depuis qu'il était là, c'est à dire depuis cent cinquante ans. Combien de mariages, combien de baptêmes, combien d'enterrements avait-il bercés de ses notes graves et puissantes ?
Il lui sembla qu'à lui seul cet orgue symbolisait le cycle de la vie.



Monique le sortit de ses songes en le bousculant au passage avec un escabeau en bois léger qu'elle portait en équilibre sur son épaule et qu'elle était allée prendre dans la sacristie.
- Bon, je m'attaque aux vitraux. Souhaitez-moi bon courage.
Chantal la croisa avec des chiffons et une boîte à cirer en main.
- Moi, je cire les bancs, les prie-Dieu et les repose-pieds.
Pirouly dut se ranger un peu.
Tandis que les femmes s'organisaient, il continua d'admirer la statuaire religieuse.
Saint Jean-Baptiste, un petit agneau à ses pieds, tendait un bras au-dessus de lui comme s'il voulait le baptiser. De l'autre côté de l'allée, Saint Marcel et la crosse avec laquelle il aurait accompli l'exploit d'assommer un dragon attaquant Paris, paraissait lui dire : "Ne craint rien, je veille sur toi.".
Saint Antoine de Padoue, patron des marins, des naufragés et des prisonniers, qu'on évoquait aussi pour retrouver des objets perdus, Saint Jean l'évangéliste, qui commandait de s'aimer les uns les autres, tenant une coupe de poison entre ses mains, une vouivre perchée sur son épaule, Sainte Jeanne d'Arc, célèbre pucelle d'Orléans en tenue d'arme, ou Saint Joseph et l'enfant Jésus, toutes ces figures de la religion chrétienne finirent de l'escorter jusqu'au transept.
Sa mère et Léontine avaient entrepris de dépoussiérer les nombreux candélabres fixés au mur.
Il s'arrêta un instant au pied du chœur. D'instinct, il sentait que ce domaine était réservé à l'officiant. Sur sa droite, la chaire de prêche le dominait de sa cuve en chêne dont le dossier était surplombé par un dais que le curé appelait l'abat-voix.
Face à la chaire, le confessionnal attendait que quelque repenti vienne confier ses tourments entre ses parois feutrées, bien à l'abri derrière son rideau de velours lie de vin.
A l'un des piliers supportant la voûte du chœur, d'épaisses cordes étaient entortillées à leur accroche fixée solidement dans la pierre.
Pirouly rejeta la tête en arrière et suivit des yeux ces cordes montant dans les frondaisons du clocher. Un large plancher de bois l'empêchait d'apercevoir les cloches auxquelles elles étaient reliées. Mais sur le pilier, en face de chaque accroche, il vit de petites plaques de cuivre gravées à leur nom : Marie-Dominique, Caroline-Gabrielle, Marie-Adèle et Alphonse-Elise.
C'était ainsi que la paroisse avait baptisé la grosse cloche et ses trois cadettes, toutes quatre encore à traction manuelle.
Pirouly se souvint à ce propos que son père avait eu l'honneur d'être présenté à ces demoiselles lorsqu'on lui avait demandé de remplacer le coq au sommet du clocher, coq envolé à la faveur d'une forte tempête. Il avait du se faufiler sur le toit pointu en enlevant quelques tuiles à son sommet, puis il avait joué les alpinistes le temps de placer sur sa flèche le coq flambant neuf. Les villageois l'avaient observé en frissonnant tout le long de la manœuvre, retenant leur souffle de peur de le voir chuter.
Il avait alors appris que le coq, déjà considéré comme un symbole solaire au moyen-âge, était devenu, sous l'impulsion du pape Léon IV, le représentant du messie annonçant le passage des ténèbres à la lumière. Toutes les paroisses avaient donc peu à peu adopté ce type de girouette.



- Ah, voilà le plus beau ! s'écria soudain la Ginette en train d'astiquer la rampe séparant le transept du chœur.
Pirouly ramena son regard sur terre pour vérifier qui méritait ce bel enthousiasme de la ménagère.
Une silhouette se profila dans la trouée lumineuse formée par l'ouverture du grand portail cintré et avança jusqu'au narthex.
L'homme, au physique bien découplé, avança dans sa direction d'une démarche virile et assurée.
Les quatre autres femmes suspendirent leurs gestes et certaines sifflèrent le nouveau venu. Ces sifflets étaient teintés d'un zeste de provocation et de beaucoup de second degré.
Ronflette, car c'était lui, n'en fut pas le moins du monde désarçonné.
- Ne faites pas attention à moi jolies soubrettes, je viens juste voir mon pote... Mais aussi vérifier que vous vous comportez bien et que vous êtes en paix avec le Seigneur.
Il agita son majeur et son index à l'horizontal devant ses yeux plissés en les pointant dans leur direction.
Pirouly repensa à la vision qu'il avait eu et dans laquelle son ami lui était apparu en pagne ceinturé d'un cobra en or. Ronflette, entouré du halo blanchâtre dispensé par le pâle soleil d'octobre, avait ici la même beauté simple et dégageait la même impression de solidité, de douceur. Il en ressentit un grand réconfort comme dans sa vision.
Pirouly jeta un œil rapide sur le grand crucifix en bois suspendu au-dessus du retable, au fond du chœur, pour s'assurer que le Christ en plâtre, d'une beauté martyr, n'était pas descendu de sa croix pour aller faire un tour.
Mais non, c'était bien Grégorien Bartichaut, son ami de l'école primaire, son meilleur ami après les filles des M and P's, Grégorien dans toute la fraîcheur de ses quinze ans, un brin crâneur, mais avec tant d'innocence et de désinvolture, qu'il en était attendrissant.
Ces atouts n'avaient pas échappé aux cinq femmes expérimentées qui entrevoyaient dans ce jeune homme un futur bourreau des cœurs. Elles décidèrent de jouer un peu avec lui et de profiter qu'il était encore inoffensif pour le chahuter.
- Oh, mais mon coquelet, il va falloir attendre d'avoir un peu plus de plumes au croupion pour venir nous picorer la crête, le héla Monique du haut de son escabeau tout en passant son chiffon noirci sur un vitrail jaune soleil.
- As-tu au moins fait ton catéchisme béjaune ? Même à la vierge t'as pas du lui faire bien peur, renchérit Chantal en éclatant de rire.
Léontine vint secouer son plumeau sous le menton du garçon.
- Attends voir, t'as un peu de poussière sous le menton... Oh, mais !... Attendez les filles ! C'est pas de la poussière ! Ce sont ses quatre poils au menton !
Les cinq femmes rirent de plus belle à cette répartie.
Pirouly se retint de rire par solidarité avec son camarade, mais il trouva drôles les remarques un peu paillardes du contingent de ménagères.
La Ginette ajouta de sa voix criarde :
- Bah ! Contrairement au curé, t'as pas du les faire sonner souvent tes cloches, toi !
Et les rires résonnèrent à nouveau sous les voûtes de l'église.
Ronflette, imperturbable, leur adressait des bisous qu'il faisait s'envoler vers elles en soufflant sur le bout de sa main ouverte.
Seule Mme Roulier l'épargna, femme plus réservée. Mais elle ne dissimula pas son amusement.
- Mesdames ! Si Mr le curé vous entendait, il serait choqué,les sermonna le jeune hidalgo, mi-sérieux, mi-plaisantin.
- Ton curé, il avait pas les mains dans les poches quand, gamines, on jouait avec lui à colin-maillard. Y avait pas que ses yeux qu'étaient bandés ! lâcha Léontine en levant son petit doigt devant son nez pour ceux qui n'auraient pas compris.
Ginette confirma en agitant ses mains devant elle, les yeux fermés :
- Oui, il avait pas froid aux yeux ni aux mains.
Ronflette, arrivé près de Pirouly, serra le poing en même temps que lui et ils se heurtèrent les phalanges en guise de bonjour.
- Elles sont déchaînées ces dames ! Elles ont fini le vin de messe ou quoi ?
Pirouly ricana nerveusement.
- Mais non, c'est ton charme naturel. Sûrement ton tee-shirt à bretelles...
L'ami tira sur son tee-shirt innocemment comme s'il se demandait ce que ce vêtement pouvait avoir de particulier.
- Je crois qu'il est un peu... moulant... précisa Pirouly amusé.
Ronflette sembla enfin comprendre.
- Heureusement que j'ai mis un sweat gilet, sinon elles se roulaient par terre.
Les cinq mères de famille étaient toutes retournées à leurs tâches en riant plus doucement.
- Content que tu sois sorti de l'hosto Pirou. Ça fait plaisir de te revoir debout.
Pirouly parut gêné. Il n'osa pas lui répondre qu'il était aussi heureux de le voir près de lui. Il se sentait moins mélancolique.
- Alors, tu as parlé à ton grand-père pour le tatouage ? demanda Grégorien en entraînant Pirouly dans le déambulatoire.
- Oui. Il a pas voulu me l'avouer, mais j'ai entendu qu'il confiait à mes parents que le tatouage en question, il l'avait fait à un descendant du Colonel...
Son ami parut faussement intéressé. Il l'interrompit :
- Ok, mais pour me faire mon tatouage, tu lui as demandé ? Est-ce qu'il serait d'accord ?
Pirouly s'excusa :
- J'ai pas vraiment demandé parce qu'il m'a dit qu'il ne tatouait plus à cause de son tremblement à la main...
Ronflette fut déçu. Mais son attention se focalisa aussitôt sur autre chose. Il venait d'apercevoir le tronc où les paroissiens venaient déposer leur aumône. Il jeta un œil par-dessus son épaule pour vérifier si les femmes les regardaient puis, rassuré, il s'approcha du pilastre en bois surmonté d'un archange aux ailes bleues déployées câlinant une harpe dorée.


Pirouly crut un instant que Ronflette allait glisser une petite pièce dans la fente ouverte entre les pieds aux sandalettes de l'enfant ailé. Mais, au lieu de ça, son camarade passa derrière la colonne en bois, donna un léger coup sur les charnières qui permettaient l'ouverture de la grosse tirelire. La serrure devait être ancienne car la porte du socle qui permettait de récupérer régulièrement les deniers du culte s'ouvrit sans problème et sans avoir usé de la clé.
Pirouly écarquilla les yeux.
- Mais, qu'est-ce que tu fais ?
Ronflette lui adressa son plus joli sourire, celui qui dessinait trois petites fossettes partant de la commissure de ses lèvres vers sa joue.
- Bah, je suis un paroissien ou pas ?
Pirouly fut désarçonné par la question.
- Euh oui... Enfin non... Si tu es croyant alors peut être...
- Je crois à tout ce que tu veux. Ça dépend combien y a là-dedans.
Et il plongea la main dans la colonne en creux. Des rides soucieuses apparurent d'abord sur son front. Il fouillait consciencieusement à l'aveugle quand sa face s'éclaira et un sourire de vainqueur apparut sur ses lèvres.
- Bingo !
Pirouly jeta à son tour un œil inquiet vers le transept. Pourvu que l'une des femmes ne vienne pas traîner par ici avec son plumeau ! Surtout pas sa mère !
Ronflette ramena d'abord quelques billets, puis replongea sa main pour ramener enfin une bonne poignée de pièces.
Il compta fiévreusement.
Pirouly n'y tint plus, il chuchota fermement :
- Remets ça tout de suite où tu l'as pris.
Son ami parut surpris.
- Y a pas grand chose, détends toi. C'est pas le casse du siècle.
- Peu importe. C'est pas bien.
- En même temps, on vient donner un coup de main pour entretenir l'église.
- C'est du bé-né-vo-lat, insista fermement Pirouly.
Ronflette soupira en recomptant son butin.
- Y a de quoi aller prendre un verre chez Janine au café du commerce. Ça te dit pas ? On fera une partie de baby-foot.
- Tu sais que j'aime pas jouer au baby-foot.
- Au flipper alors... T'adore le flipper.
- N'insiste pas. Remets ça en place, un point c'est tout !
Ronflette hésita encore puis, à un dernier regard plus noir de son ami, il se résolut à remettre la somme en place.
Juste au moment où il refermait la porte du tronc, Ginette pointa son nez. Comme deux garçonnets qui viennent de faire une bêtise, ils se redressèrent tout piteux, mains dans le dos. Mais elle ne sembla pas s'en rendre compte.
- Les gars, vous comptez les blessures du Christ ou quoi ? Vous voulez pas aller nous remplir les seaux d'eau, les interpela-t-elle.
Monique en profita pour les solliciter également.
- Oui les mectons, bougez-vous ! J'ai besoin de vous. L'escabeau que j'ai est trop bas pour que j'atteigne les vitraux du haut. Si vous pouvez aller me chercher l'échelle dans la remise du presbytère, ce serait top.
Ils s'exécutèrent, trop heureux de ne pas s'être faits prendre la main dans le tronc.
Ils firent le tour du chœur par le déambulatoire et gagnèrent la sacristie en passant derrière l'abside. Ils y trouvèrent un évier dans lequel ils purent remplir les seaux confiés. Une fois remplis, ils les ramenèrent aux femmes.
Ils sortirent ensuite par une porte qui donnait derrière l'église et permettait d'accéder au jardin du presbytère situé un peu en surplomb de l'église, comme le bâtiment qui en dépendait.
Il faisait sombre dans la grange, mais Ronflette ne tarda pas à trouver l'échelle en aluminium rangée tout au fond. Il appela Pirouly resté à l'entrée de peur des rats qui y circulaient.
L'échelle s'était emberlificotée dans des cordages suspendus aux poutres lorsque Ronflette avait voulu la dégager. Il dut donc aller à la rescousse de son ami.
En tirant à deux sur l'échelle, celle-ci se dégagea soudain et vint frapper Pirouly au front.
- Oh, excuse-moi, j'aurais dû te prévenir quand j'ai tiré. Ça va ? Pas de mal ? s'enquit très vite son camarade.
Ils couchèrent l'échelle au sol et Pirouly put se frotter vivement le front en gémissant un peu.
- Laisse-moi voir si tu ne t'es pas ouvert l'arcade...
Il inspecta le front heurté.
- Ça va, ça saigne pas... Mais tu as une jolie bosse.
Ronflette posa spontanément un baiser sur la zone rougie.
Pirouly le repoussa.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Bah, ma mère faisait ça quand je me cognais étant gamin, répondit Ronflette tout penaud.
Pirouly parut interdit. Ils se regardèrent silencieusement un instant. Puis ils s'adressèrent un sourire. Les excuses fusèrent en même temps.
- Excuse-moi je suis un peu sur les nerfs en ce moment.
- Non, c'est moi qui doit m'excuser. J'ai encore failli faire une connerie tout à l'heure. Ça a du t'agacer.
- Non, c'est rien. Tu l'as pas fait. C'est ça qui est important.
- C'est toi qui as raison. T'es un ami précieux. Tu me remets sur le droit chemin quand je déconne. Je deviens meilleur grâce à toi.
Un nouveau silence gêné s'installa.
Alors Grégorien fit un pas en avant, une drôle d'expression sur le visage. Pirouly l'arrêta aussitôt en posant une main sur son torse. Plus près ce n'était pas possible.
- Tu as parlé à Mirliton ? demanda-t-il la voix tremblotante.
La question prit de court le jeune Bartichaut. Il baissa la tête en murmurant que non, il ne l'avait pas encore fait.


Alors Pirouly se baissa pour reprendre son extrémité d'échelle.
Quand ils descendirent le coteau avec leur chargement, le curé sortit de son bureau pour les saluer.
Les garçons eurent du mal à garder leur sérieux en observant cet homme en soutane posé et calme, aux cheveux blancs respectables, qui faisait contraste avec l'anecdote des parties de colin-maillard polissonnes qu'il s'accordait jadis à l'issue de ses cours de catéchisme.
Quand ils furent devant l'église, ils y rencontrèrent Martinou, Poucy et Mirliton qui venaient d'arriver.
- Tout ce renfort ! C'est magnifique cette jeunesse dévouée. Ça tombe bien, on a des balais, des plumeaux, des serpillères pour tout le monde, était en train de leur dire Chantal.
Les filles se firent donc embauchées à leur tour.
Léontine, satisfaite, affirma que, même lors des plus grandes messes, il n'y avait pas autant d'animation.
Durant ce ménage où tout fut lustré, les filles et les garçons purent se donner des nouvelles.
Martinou résuma leur journée de la veille et raconta comment Cerise les avait tirées d'une sale situation. Elles évitèrent de perturber Pirouly avec l'incident du gramophone mais détaillèrent leur visite du manoir.
Les deux garçons leur firent part du récit délirant du parachutiste.
Les filles furent à peine étonnées lorsqu'elles apprirent que l'homme au tatouage descendait en ligne directe du Colonel Whereasy.
- Heureusement que tes grands-parents étaient là hier soir, réagit Martinou. J'ai cru un instant que cette voiture qui fonçait sur moi était conduite par l'un des hommes à la recherche de ce Gary. Je me demande d'ailleurs toujours ce qui a fait perdre le contrôle de son véhicule à cet automobiliste.
- Pour Gary, on pourrait peut-être demander à ces dames si elles le connaissent. Elles sont sûrement allées à l'école avec lui, suggéra Poucy.
Les cinq ménagères étaient maintenant réunies au pied du grand crucifix d'où Jésus Christ les regardait de son air désolé et miséricordieux.
Elles débattaient pour savoir laquelle d'entre elles aurait le privilège d'épousseter le corps du martyr. Les M and P's, accompagnés de Ronflette, crûrent un instant qu'il était question de savoir qui allait l'épouser.
Elles mettaient tellement de coeur à leur chamaillerie qu'ils furent amusés par la scène.
- Soyons équitables, défendait l'une, Thérèse l'a déjà fait l'année dernière et Monique l'année précédente.
- Il me semble me souvenir que cette année, c'est le tour de Cerise, avança l'autre.
- Oui mais Cerise nous a lâchées, alors elle passe son tour, donc c'est à moi, argumenta Léontine en brandissant son plumeau avec autorité.
Cette grande femme sèche, avec un chignon rond bien serré haut sur la nuque, ne s'en laissait pas souvent compter.
- Tu es sûre que ta mère n'a pas prévu de venir un peu plus tard Martinou, demanda doucement la mère de Pirouly.
- Oui, Mme Roulier, c'est sûr. Elle était d'ailleurs désolée de ne pas pouvoir se joindre à vous. Elle est tellement débordée en ce moment...
- C'est curieux, elle parvient toujours à se libérer pour cette journée. Elle ne l'a jamais manquée en vingt ans. Elle n'est pas malade au moins ? Ou bien est-elle toujours fâchée contre votre ami ici présent ?
Les M and P's se tournèrent interrogatifs vers Ronflette que désignait Monique d'un œil soupçonneux.
Celui-ci fit signe qu'il ne comprenait pas.
- Oui, oui galopin, j'ai vu que tu l'avais mise en rogne à la fête du potiron. Elle en est même partie de son stand. T'as les mains qui ont encore chapardé quelque chose... T'avais beau faire le singe en épouvantail, on te connaît...
- Me regardez pas comme ça, j'ai rien fait... Juré !
Martinou défendit l'accusé.
- Grégorien n'y est pour rien. Maman a juste planifié des choses aujourd'hui qu'elle ne pouvait remettre à plus tard.
Elle se demanda en même temps pourquoi elle cherchait tant à justifier sa mère. Monique avait raison. Elle-même ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur cette défection. Ce n'était pas le genre de sa mère qui aimait beaucoup ces journées entre femmes à rendre service aux uns et aux autres. Elle avait trouvé bizarre que Cerise prétexte une simple course à faire pour sa nouvelle patronne. Elle repensa aux bruits qu'elle avait entendus ces deux dernières nuits. Elle n'avait pas osé bouger de son lit, mais il lui semblait avoir entendu des allées et venues. Sa mère avait-elle été à nouveau sujette à ses crises de somnambulisme ?
Elle se demanda si aujourd'hui elle n'était pas plutôt allée voir son médecin en douce, trop inquiète de cette rechute.
Elle la trouvait assez soucieuse depuis quelques jours.
- Bon, vous voyez bien, si Cerise passe son tour, donc c'est à moi ou Ginette.
Cette dernière regarda le Christ avec convoitise.
- Vous n'avez qu'à tirer à la courte paille entre vous deux, suggéra sagement Mme Roulier.
La Monique s'empara de deux cierges sur le pique-cierges.
Ils avaient fondu à des niveaux différents. Elle se tourna un instant et présenta à Ginette et Léontine, les concurrentes, les deux morceaux de cire dont elle avait laissé dépasser les mèches alignées.
Ce fut Léontine qui remporta le privilège de faire sa toilette au magnifique Christ en croix.
- Frotte pas trop fort Léontine, c'est un Christ en plâtre qui a bien cent ans, recommanda la Ginette d'un ton de mauvaise perdante alors que sa comparse était déjà en haut de l'escabeau en train de débarbouiller le visage à la couronne d'épines.
Chacun était suspendu aux gestes de l'élue. Un certain recueillement s'était abattu sur le petit groupe.
La ménagère porta un soin particulier aux blessures rougeoyantes. Elle paraissait très fière de leur rendre leur carmin avec son chiffon humide. Il était important que son martyr soit bien visible pour conserver son pouvoir de fascination sur les ouailles de la paroisse.
Martinou s'impatienta. Il fallait qu'elle sache si les amies de sa mère connaissaient le fameux Gary. Elle se rapprocha donc de Monique qu'elle savait la plus bavarde. Elle lui glissa discrètement sans en avoir l'air :
- Vous êtes au courant ? Il y a un ancien du village qui est revenu.
Monique s'étonna tout comme Chantal tout près qui avait entendu la remarque. Elles ne comprenaient pas. C'était en général le genre d'information exclusive qui ne leur échappait pas.
- Oui, vous devez le connaître. Il est dans vos âges. Il paraît qu'il descend du Colonel Whereasy... Gary Whereasy ? continua Martinou.
- Mais non, Gary Cunningham plutôt, corrigea Léontine qui avait elle aussi entendu l'échange de là où elle était perchée. Son père était le petit-fils de la fille Whereasy qui avait elle-même perdu son nom en devenant une Porter.
Les M and P's ne visualisèrent pas très bien l'arbre généalogique en lui-même mais ils comprirent, en tout cas, que l'homme à la musette était bien le trisaïeul du fameux militaire.
- Ça fait longtemps qu'il a quitté Barroy ? intervint Mirliton heureuse de pouvoir enfin attribuer un nom et un prénom à cet aventurier.
- Oh oui ! Il paraît qu'il avait mal tourné... De mauvaises fréquentations, assura Monique en plissant le nez.
- C'est pour ça qu'il est parti d'ici ?
- Non, non. C'est après qu'il aurait mal tourné.


Léontine s'interrompit un instant, parvenue à un endroit délicat de son entreprise de nettoyage.
- Excusez-moi doux Jésus, mais il faut bien que quelqu'un le fasse, déclara-t-elle à la statue de plâtre en frottant avec la plus grande délicatesse le pagne du sacrifié, tout en affichant un sourire béât qui prouvait que son sacrifice à elle n'était pas si terrible.
Ses amies pouffèrent de rire. Les M and P's regardèrent ces grandes gamines irrévérencieuses avec consternation.
On sentait que ce moment passé ensemble était une vraie récréation et que tout était sujet à se défouler.
Martinou eut du mal à les ramener sur le sujet de Gary Cunningham.
- Pourquoi il est parti d'ici alors ?
Les femmes se calmèrent soudain et se consultèrent les unes, les autres. Elles avaient repris leur sérieux.
Ginette répondit évasivement :
- Sûrement pour trouver du travail, comme beaucoup...
Les autres parurent soulagées de cette explication.
- Est-ce qu'il avait des amis en particulier ? Des personnes qu'il aurait aimé revoir aujourd'hui ?
Léontine se concentra exagérément sur l'entrejambe de Jésus tandis que les autres commères regardaient fixement leur chiffon ou le bout de leur balai.
Poucy regarda tour à tour Mirliton et Pirouly.
Elle semblait leur dire : "Est-ce que c'est une impression ou les questions de Martinou semblent soudain mettre ces dames dans l'embarras ?".
Mme Roulier finit par émettre un avis :
- Ce garçon était un loup solitaire. Il avait des copains mais juste comme ça...
- Mais est-ce qu'il aurait encore de la famille ici ou une ex petite amie qu'il pourrait avoir eu envie de revoir ?
Un nouveau silence s'établit devant l'insistance de la jeune fille.
- Tu vois bien que Mesdames ne savent rien. Tu les ennuies avec tes questions, la sermonna gentiment Ronflette. Elles ont sûrement oublié depuis tout ce temps.
Ginette abattit son plumeau sur le crâne du jeune adolescent imprudent.
- Oh là ! Doucement mon joli ! On est dans la fleur de l'âge. On n'est pas des doyennes ! ... Écoutez les gosses, l'histoire de ce Cunningham n'est pas des plus roses... Il est parti d'ici pour ses raisons. C'est pas à nous de le dire...
Puis, en regardant Martinou avec une expression étrange, elle reprit plus doucement :
- C'est pas à nous de te le dire... Toujours est-il qu'il est revenu marié. Il a habité le manoir. Tout allait bien. Puis il y a eu l'affaire des bébés... Sa femme a fait des dénis de grossesse et, un jour, les corps des pauvres petits ont été découverts. Le pauvre garçon a tout perdu du jour au lendemain. Sa femme a été mise en prison. Il a quitté une nouvelle fois Barroy pour ne plus jamais y reparaître.
- C'est étonnant, alors, qu'il revienne dans les parages après une telle histoire. Qu'est-ce qui peut bien le pousser à revenir sur des lieux entachés de tels souvenirs ? s'interrogea à mi-voix Mme Roulier.
- Ces lieux maudits tu veux dire ! s'exclama Monique.
Léontine venait de regagner le plancher des vaches et contemplait le fils de la Vierge avec satisfaction. Il était propre comme un nouveau né.
Tout le monde admira le travail.
- Un dernier coup de serpillère dans les allées et on va pouvoir passer au cimetière. Il y a quelques tombes à nettoyer, clama Chantal en ramassant son seau.
Un quart d'heure plus tard, le grand nettoyage de l'église était terminé. Les femmes et leurs apprentis étaient regroupés devant le portail dont elles avaient pris soin de refermer les battants.
La Léontine les rejoignit en se hâtant. Elle sortait de la sacristie dont elle venait de fermer à clé la porte. En passant devant le crucifix qu'elle avait soigneusement nettoyé, elle ralentit toutefois et fit même une petite révérence furtive.
- A l'année prochaine doux Jésus.
Puis elle lui adressa un dernier clin d'œil avant de rejoindre le groupe qui l'attendait.

dimanche 18 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (1ère partie)

Chapitre IX


La rue principale de Barroy luttait contre la nuit d'encre qui s'était installée depuis une heure déjà.
Les ronds lumineux formés par ses rares lampadaires contraient difficilement cette obscurité.
Le froid avait fait place à une douceur humide, et la pluie drue de la journée s'achevait en crachin tenace.
Malgré ces conditions peu propices à la promenade, deux ombres se suivaient à trois ou quatre mètres de distance. La première glissait vivement tantôt sur le bitume luisant, tantôt sur les murs humides des maisons. Elle s'immobilisait parfois pour attendre la seconde ombre plus massive, plus lente, se dandinant à sa suite.
- Mais qu'est-ce que tu fiches Charles ? Avance donc un peu plus vite, pesta une petite femme à la gestuelle nerveuse.
- Bah, file ! M'attends pas ! Va donc ! lui répondit Mr Roulier sur un ton débonnaire dans lequel perçait toutefois une pointe d'agacement.
- Oui, oui, bon, bon, allez... Et si tu tombais ? se justifia sa femme en piétinant d'impatience.
- Mais t'en fais pas pour moi. J'ai ma canne. Et puis j'ai les pieds larges, je tombe pas comme ça.
Il s'arrêta sous un lampadaire et souleva légèrement sa casquette d'ouvrier pour s'essuyer le visage avec un mouchoir en tissu à carreaux de la taille d'une serviette de table. Puis, d'un geste tranquille, il le remit dans la poche de son bleu de travail et cracha en biais le jus noirâtre de sa chique.
Jeanne Roulier resserra sur son cou ridé les cordons de son capuchon en plastique transparent et replongea les poings dans son imperméable qui la faisait encore plus petite et menue.
En lui tournant le dos, elle ronchonna :
- Les pieds larges ! Hon ! On aura tout entendu ! Si tu glisses, t'auras beau avoir les pieds larges, tu ne t'en casseras pas moins la binette.
Charles Roulier répliqua encore :
- Et même si je tombe, qu'est-ce que tu pourras faire ? Tu ramasseras pas ma grosse carcasse...
Jeanne haussa les épaules et se remit à trottiner devant.
- Bon, bon, allez, avance au lieu de dire des bêtises ! Et puis c'est pas moi qui ai accepté de sortir dîner par ce temps...
Charles avança à nouveau de son pas tranquille, son gros ventre rond l'empêchant d'aller au rythme de son épouse.
- Tu sais bien que je pouvais pas dire non. Le petit Pirouly est rentré chez lui. Il faut bien qu'on aille le voir puisqu'on n'a pas eu le temps de lui rendre visite à l'hôpital. Qu'est-ce que tu as à te presser ? Les poules sont rentrées, non ?
Elle ne sut que répondre et ne fit que grommeler.
Il est vrai qu'ils s'étaient inquiétés tous deux de cette hospitalisation soudaine de leur petit-fils. Il était bien qu'ils s'assurent par eux-mêmes de son état de santé. Jeanne Roulier tapota machinalement le cabas qu'elle portait sur son avant-bras replié. Elle espérait que le petit cadeau qu'elle avait choisi lui plairait...
S'ils arrivaient un jour !
Avec cette tortue qu'elle avait pour mari !
Elle se retourna une nouvelle fois.
- Si tu ne te hâtes pas, on arrivera pour le petit déjeuner ! ironisa-t-elle.
Cette fois-ci, le père Roulier eut un geste d'humeur en agitant sa canne devant lui.
- Eh bien, va donc acheter les croissants !
Elle leva les yeux au ciel et reprit son petit trot.
Entre les époux Roulier, tout était sujet à dispute depuis des années. Pirouly s'en serait inquiété s'il n'avait perçu, avec l'instinct des enfants, un fond d'affection tenace et solide qui prouvait que ces deux là s'étaient aimés plus que tout.
Toutefois, la pudeur de l'un et la rudesse de l'autre n'avaient pas facilité la communication et le rapprochement, ce qui avait même installé certaines rancœurs et frustrations.
Charles n'avait jamais été un modèle de vertu, ni un mari exemplaire, mais, à sa décharge, Jeanne n'avait pas non plus été l'épouse affectueuse et attentive qu'il attendait. Comme pour l'insoluble problème de la poule et de l'œuf, on pouvait s'interroger longuement sur l'origine de leur attitude respective.
Il n'en restait pas moins que leurs rapports demeuraient tendus. Certains gestes furtifs du grand-père envers son épouse (qui les recevaient assez maladroitement) laissaient entendre, malgré tout, que l'affection entre les deux n'était pas si loin. Ce qui les rendait souvent attendrissants aux yeux du jeune Pirouly.



Il n'y avait qu'à observer leur comportement quand un des deux tombait malade. Les yeux inquiets et le front soucieux, l'un errait alors comme une âme en peine et redoublait de soins au chevet de l'autre.
Mr et Mme Roulier remontèrent ainsi le village en se houspillant mutuellement, toutefois satisfaits de ces stimulations réciproques.
Arrivés au grand carrefour qui devait les amener par la gauche au lotissement où leur fils avait construit son pavillon de ses propres mains, ils furent dépassés par un vélo dont le bruit de la dynamo frottant sur la roue attira leur attention.
- Bonsoir Mr et Mme Roulier ! Vous allez voir Pirouly ?
Charles Roulier rejoignit lentement la jeune fille qui s'était arrêtée pour parler à son épouse.
- Oui, on va fêter son retour chez lui. Ses parents nous ont invités pour le souper, expliqua celle-ci.
- Et toi, où vas-tu par ce sale temps, jeune fille ? s'inquiéta le grand-père.
- J'ai pensé que ça ferait plaisir à Pirou que je lui ramène son vélo. Il était resté dans la buanderie depuis son malaise. Et puis je voulais prendre des nouvelles aussi, avoua-t-elle.
- Espérons que notre venue ne le fatiguera pas trop...
- Oh non, madame, je suis certaine qu'il sera heureux de vous voir.
- Je lui ai pris un petit cadeau, chuchota la vieille dame en écartant un peu les pans de son cabas pour laisser voir à Martinou le paquet emballé.
Elle sourit et, sur le même ton de la confidence, elle l'assura :
- Ça va lui faire plaisir. Il adore les cadeaux.
Charles Roulier en avait profité pour continuer son chemin et prendre de l'avance sur sa femme. Il se retourna et la héla :
- Bon, alors ! Qu'est-ce que tu fais à traîner comme ça ? On va être en retard !
Jeanne le regarda, interloquée. Elle secoua la tête en regardant Martinou l'œil navré.
- Je ne sais pas quoi faire de lui, lui glissa-t-elle.
La jeune fille se remit en selle et les accompagna en roue libre tandis qu'ils continuaient à se chamailler. Elle dut toutefois se ranger à droite de la route car une voiture arrivait en face d'eux.
Elle était encore à une quinzaine de mètres du véhicule quand un étrange phénomène se produisit.
Sortis de nulle part, des faisceaux rougeâtres partirent à la rencontre des phares de la voiture. Ce fut comme une lutte soudaine entre deux rayons lumineux.
Les fins faisceaux rouges coupèrent en deux l'épais rayon jaune des feux de route dans une danse vive et saccadée.
Martinou eut l'impression qu'une faille venait de s'ouvrir devant elle. Charles et Jeanne Roulier, agrippés l'un à l'autre, furent comme absorbés dans cette porte tracée dans l'air par les fins rayons.
Elle entendit les freins de la voiture, puis elle fut éblouie quand les faisceaux se retournèrent contre elle. Elle se crispa en attendant le choc avec la voiture, mais rien ne vint. En même temps, elle lâcha le guidon du vélo de Pirouly et tomba dans le talus. L'herbe, haute et drue à cette saison, amortit sa chute, mais son coude frotta sur le bord de la route goudronnée.
Quand elle se releva, elle vit le véhicule sur le bas-côté opposé. Le conducteur avait évité de justesse le pilier du portail d'une propriété. Mr et Mme Roulier étaient encore dans les bras l'un de l'autre, blêmes tous les deux.
Ils ne savaient par quel miracle l'automobiliste avait pu les éviter.
Des habitants du quartier, attirés par le bruit des coups de freins brutaux, sortirent dans la rue, s'emmitouflant à la va-vite dans leur manteau. L'un se dirigea vers la portière du conducteur hébété, d'autres vinrent vers Martinou pour l'aider à sortir du fossé. La manche de son blouson était déchirée au coude.



- Tu saignes, lui dit un voisin en consultant la déchirure par laquelle il apercevait la chair de l'articulation ensanglantée.
Deux femmes étaient près des Roulier pour s'assurer qu'ils n'avaient rien et leur demandaient ce qui s'était passé.
Mais l'un comme l'autre était bien embarrassé pour trouver une explication. Tout ce qu'ils purent dire, c'était que chacun était rangé, que la voiture roulait à une allure normale et que, tout à coup, ils avaient été éblouis. C'était là que l'accident s'était produit.
Le conducteur finit par sortir de son véhicule. C'était un jeune homme. Il était encore tout tremblant. Il confirma le récit des Roulier. Quelqu'un lui demanda s'il roulait pleins phares en traversant le lotissement. Il s'en défendit.
Martinou dut aussi se justifier en assurant que le phare de son vélo fonctionnait et que, non, le conducteur n'avait pas pu être surpris. D'ailleurs l'éclairage de la rue aurait permis de la rendre visible même sans phares.
Un vieux monsieur crut bon toutefois de lui recommander de porter un gilet fluorescent quand elle se promenait à la nuit tombante. Mais le jeune conducteur affirma qu'il l'avait parfaitement vue et que là n'était pas le problème.
Enfin, la voiture n'ayant pas de tôle froissée et l'écorchure de Martinou étant bénigne, tout le monde remis de sa frayeur, le groupe se dispersa.
- Tu devrais désinfecter rapidement cette plaie. Donne-moi le vélo de Pirouly. Je lui ramène. Rentre plutôt chez toi. Tu dois avoir envie de calme après cet incident... Allez, allez, file.
Martinou accepta machinalement le conseil de la grand-mère de Pirouly et lui tendit le vélo. Elle regarda autour d'elle étrangement.
- Bon, bon, allez, rentre ma fille. Je vois bien que tu es encore un peu sous le choc. Vas te reposer... Allez, vas, la bouscula Jeanne Roulier toujours un peu bourrue quand elle risquait de s'attendrir.
Martinou n'était pas choquée. Elle cherchait simplement autour d'elle ce qui avait pu provoquer cette perturbation de son champ visuel. D'où cet éblouissement avait-il pu venir ? Elle scruta les fenêtres des façades alentours.
Un garnement aurait-il utilisé un de ces faisceaux laser interdits car ils pouvaient causer de graves perturbations, notamment dans le trafic aérien, par son rayon aveuglant ?
Y avait-il un objet fluorescent dans la décoration d'une des propriétés alentours qui aurait provoqué ce reflet nocif ?
Elle partit à l'opposé des Roulier en tenant son coude blessé.
Ceux-ci virent bien que quelque chose la préoccupait mais se dirent que sa chute en était la cause, alors qu'elle cherchait en fait la cause de sa chute...
Ils arrivèrent bientôt chez leur fils. Avant d'entrer, Jeanne Roulier fit jurer une nouvelle fois à son époux qu'il n'accepterait plus d'invitation à dîner en cette saison. Cet incident prouvait bien qu'à leur âge, il valait mieux se tenir tranquille au coin du feu devant une bonne émission de variétés. Charles ne trouva rien à redire. Pour une fois, il partageait sa conclusion.
Ils racontèrent leurs péripéties à leur fils et leur belle-fille tandis que ceux-ci les débarrassaient de leur par-dessus humides.
Aussi, c'est avec un certain bonheur qu'ils rejoignirent Pirouly dans sa petite chambre cosy. Bien blotti au fond de ses draps, il les accueillit avec chaleur. Ses parents avaient eu bien du mal à lui faire quitter sa chambre mansardée, faisant valoir qu'en s'installant au même étage qu'eux, ce serait plus facile de veiller sur lui. Il avait fini par accepter et occupait la chambre de son frère aîné parti vivre en ville avec sa copine.
- Oh, mais tu dois être heureux ici avec toutes ces belles maquettes d'avions, de chars, de jeeps que ton frère a laissées, commenta sa grand-mère en regardant tout autour d'elle.
Pirouly leva les yeux vers les avions suspendus par du fil à pêche au plafond de la chambre et afficha une moue ambiguë.
Était-ce parce que ces maquettes étaient à mille lieux de sa sensibilité ou bien parce que son frère lui avait interdit de jouer avec ? Ses grands-parents ne le surent pas vraiment.
Toujours est-il que le cadeau qu'ils lui avaient amené le réjouit beaucoup plus franchement.
C'était un petit mouton blanc en peluche au regard doux. Il était si ressemblant, qu'on aurait cru qu'il allait se mettre à gambader et à folâtrer sur le couvre-lit. A moins que les appareils de guerre pointant tous leurs canons des étagères de la chambre fraternelle ne l'abattent au premier saut guilleret...
A cette sombre idée, Pirouly serra le petit mouton contre lui, ce qui ravit sa grand-mère. D'autant qu'il le fit sans complexe. Sous ces deux regards bienveillants, il pouvait oublier qu'il n'était plus en âge de s'attendrir sur une peluche d'enfant.



Sa grand-mère sortit encore de son cabas deux petits livrets  cartonnés.
- Tiens, je t'ai aussi amené des albums de coloriage au cas où tu t'ennuierais. Tu te souviens ? Chaque fois que tu étais malade, je t'en apportais un. Je n'allais pas manquer à la tradition...
Pirouly ne s'en offusqua pas, au contraire. Avec une grand-mère, on demeurait pour toujours un tout petit enfant. Il acceptait des choses d'elle qu'il n'aurait plus tolérées de sa mère.
La tradition prenait une autre dimension. Ce sentiment naturel que rien ne changerait jamais était rassurant pour lui à l'âge où le monde bougeait trop vite aux alentours. C'était la garantie qu'au moins un endroit subsisterait, ultime refuge immuable où l'on continuerait à manger le rosbif du dimanche ainsi que l'éternelle salade de fruits frais en regardant le coucou sortir à heures fixes de son petit chalet suisse, une bulle temporelle épargnée par la marche des hommes, par la fuite du temps et par les pas écrasants du progrès. Aussi sûrement que reviennent les saisons, on continuerait après le dessert à aller déranger le chat blotti dans le fauteuil du grand-père, ou on courserait les poules lâchées dans la cour avant d'aller jouer dans la grange sur les vieilles charrettes encore remplies du foin séché de la dernière fauche, ou bien on irait faire tournoyer une énième fois la vieille chouette empaillée suspendue dans l'atelier de grand-père Charles. On ramasserait des marrons et on en ferait des petits bonshommes avec des allumettes pour figurer les bras, les jambes et le nez. Puis grand-mère sortirait sa boîte en métal à l'extérieur bleu et à l'intérieur doré contenant des gâteaux sablés aux formes diverses dont le préféré de Pirouly était celui incrusté d'une cerise confite, cette boîte à gâteaux qu'on aurait dit tout droit sortie de chez Mme Scudéry.
Oui, c'était vraiment bon de se voir dans ces regards là, comme s'ils plaçaient tout l'espoir de l'avenir entre vos mains, la force d'y faire face et de construire un monde pas trop moche sans renier celui du passé.
Cette visite apaisa Pirouly.
Il fut un tantinet soucieux de l'incident survenu à leur arrivée et s'inquiéta de Martinou. Il ne faisait aucun doute qu'elle s'était déjà remise de sa chute mais il s'assura qu'elle allait bien au moment où ses grands-parents l'avaient quittée.
Ils parlèrent encore un instant dans la ruelle du lit jusqu'à ce que la soupe fut servie.
- Bon, bon, allez mon grand, viens donc avaler une bonne assiette de potage. Ça va te renforcer.
Et la grand-mère s'échappa de la chambre pour donner un coup de main à sa bru pour le service.
Son grand-père lui jeta un œil complice.
- Tu sais bien que ta grand-mère ne reste pas en place une seconde. C'est déjà un miracle que tu l'aies retenue plus de cinq minutes assise sur le bord de ton lit.
Son grand-père exagérait l'exploit car, en fait, du quart d'heure qu'elle avait passé dans la pièce, la vieille femme n'avait pas dû rester assise deux minutes d'affilée.
Elle s'était levée tour à tour pour replacer un objet dans un axe selon sa logique, puis pour soulever les rideaux et scruter de plus près le motif du tissu, ou bien passer un doigt sur un joint décollé du papier peint.
Elle donnait toujours l'impression d'entrer dans un musée chaque fois qu'elle allait quelque part. Ses hôtes redoutaient chaque instant qu'elle aille ouvrir les placards pour compléter sa visite. Il était toujours déconcertant de lui tenir la conversation et de la voir soudain se tordre le cou pour tenter d'apercevoir la pièce d'à côté à laquelle elle n'avait pas encore eu accès.
Curiosité ou émerveillement des intérieurs modernes, à moins que ce ne fut une façon de se donner contenance en visite ? Il était difficile de trancher.



- Au fait grand-père, j'ai appris aujourd'hui que tu étais tatoueur à tes heures perdues, lança Pirouly en enfilant la robe de chambre que Charles Roulier lui tendait.
Celui-ci marqua sa surprise.
- Oh, ça fait bien longtemps que je n'ai pas sorti mon dermographe. Je tremblote un peu trop maintenant pour faire du bon travail... Mais qui t'a parlé de ça ?
Pirouly resserra les cordons de sa robe de chambre autour de sa taille.
- C'est le père Gazpouel. Il était dans la même chambre que moi à l'hôpital de Chambard.
- Mon pauvre ! Tu devais avoir hâte de sortir de là ? plaisanta-t-il.
- Ça va. Il était plutôt distrayant. Il m'a raconté toutes ses campagnes militaires du dix neuvième et vingtième siècle...
Charles Roulier rit de bon cœur, un drôle de rire, presque silencieux qui secouait fortement les épaules. Son visage ressemblait plus que jamais à celui d'un gros bébé farceur.
- Il a trop lu les chroniques militaires. Ça lui est monté à la tête.
- Est-ce que tu te souviens de tous tes clients et des tatouages que tu as fait pour chacun ? demanda encore Pirouly en accompagnant son grand-père jusqu'à la salle à manger.
- Tsssss ! C'est pas facile ce que tu me demandes là... Oui, je pense que je devrais y arriver. Au pire, j'ai gardé les motifs dans un gros classeur à la maison...
- Et si je te dessine un tatouage là maintenant, peut-être que ça te rappèlera la personne à qui tu l'as fait ? proposa Pirouly impatient.
Et sans attendre de réponse du grand-père il se tourna vers sa mère :
- Maman, tu as une feuille et un crayon à papier pas loin ?
Son père dut le rappeler à l'ordre.
- On va manger. Tu verras ça avec ton grand-père après le dessert.
Charles Roulier, voyant la mine déconfite de son petit-fils et pour le faire patienter, lui promit en lui tapotant le dos.
Dès sa dernière cuillère de crème brûlée avalée, Pirouly revint donc à la charge. Sa mère lui tendit la feuille et le crayon demandés en début de repas. Il s'installa sur un coin de table et il s'appliqua à reproduire le tatouage aperçu sur l'avant-bras de l'homme à la musette tandis que les adultes buvaient tranquillement leur tisane en devisant.
Quand il releva le nez de sa feuille, il fit une grimace en jaugeant son dessin.
- C'est pas terrible, mais ça donne à peu près ça...
Il tendit la feuille à son grand-père.
Le regard bleu de celui-ci détailla le dessin, imperturbable. Il reposa enfin la feuille en claquant sa langue sur son palais, tandis que son épouse s'émerveillait encore du dessin tracé par Pirouly.
- Plus tard, il sera dessinateur ce titi là ! Ça c'est certain !
Les parents de l'intéressé se regardèrent avec une certaine indulgence mêlée de tendresse.
Mais Pirouly laissa sa grand-mère jouer les devineresses. Il était suspendu aux lèvres du grand-père qui avait, à ce moment là, l'apparence d'un sphinx.
- Est-ce que tu te souviens avoir tatoué ce motif sur quelqu'un ? le pressa le jeune garçon.
Le vieux Charles sortit de son immobilité. Il semblait hésiter.
- Je suppose que les personnes qui se font tatouer une branche d'olivier ne sont pas monnaie courante. Quelqu'un du village peut-être ? insista Pirouly.
Son grand-père regarda Mr Roulier père comme s'il en attendait de l'aide, mais ce dernier ne parut pas comprendre.
- Eh bien, je ne me souviens plus. Tout ce que je peux dire, c'est que ce n'est pas une branche d'olivier qui symbolise plutôt la paix et la victoire. Là, ce que tu m'as dessiné, c'est plutôt une branche de cerisier. Sa fleur symbolise l'amour, la force, et la domination dans la culture chinoise. Au Japon, c'est plutôt le symbole de l'évolution, de la beauté, ou du cycle de la vie. Pour les japonais, ça veut dire en gros : "Profitez de la vie puisqu'elle est courte."



Sur ce, Charles Roulier prit à son tour le crayon à papier abandonné sur la table par son petit-fils. Après un instant à l'observer en train de dessiner, Pirouly put juger du bon coup de crayon de son grand-père.
- Tu vois, ça c'est un tatouage de rameau d'olivier avec ses fleurs ouvertes. Ses pétales sont plus en pointe et la branche est feuillue. Des feuilles fines et longues... Le tatouage que tu as reproduit est dans le style du cerisier : un rameau tortueux sans feuilles et des fleurs plus charnues avec des pétales bien arrondies.
Pirouly compara l'esquisse de son grand-père à la sienne et dut avouer que ça n'avait rien à voir.
- Ce serait donc quelqu'un d'amoureux qui te l'aurait fait faire, pensa-t-il à haute voix, ce qui fit sourire les quatre adultes autour de lui.
C'était en effet un indice bien mince quand quatre vingt dix pour cent des gens tombaient amoureux à un moment donné de leur vie.
- Mais Charles, tu pourrais peut-être jeter un œil à tes vieux classeurs. Tu y notais le nom de tes clients par modèle.
Grand-père Charles fronça les sourcils et s'embarrassa un peu dans ses mots.
- Moui... Si... Enfin tu fais le ménage si bien... Si tu les as pas jetés. Le retrouver serait un miracle.
Il rit d'une manière un peu forcée et se pencha sur Jeanne pour murmurer quelque chose.
Pirouly eut l'impression qu'il reprochait à sa femme de se mêler de choses qui ne la regardaient pas.
Celle-ci, d'ailleurs, abandonna son air enjoué et sembla se raviser.
- Pirouly, si tu débarrassais la table plutôt que d'ennuyer ton grand-père avec tes histoires de tatouage...
La suggestion de son père était faite si fermement que le jeune garçon dut s'exécuter. Il abandonna aussi pour ne pas attirer plus d'ennuis à sa grand-mère.
Il empila donc les assiettes à dessert et les petites cuillères, ramassa les tasses et disparut dans la cuisine. Il eut le temps d'entendre son père dire à ses invités :
- Il y a un problème avec ce tatouage ?
Le garçon s'empressa donc de déposer sa charge dans l'évier et mit l'eau à couler comme s'il commençait la vaisselle, puis il revint à pas de loup tendre l'oreille dans l'embrasure de la porte de la salle à manger.
Son grand-père chuchotait :
- ...Alors, j'ai préféré dire que je ne me souvenais plus. Tu m'avais dit que dans son délire il semblait obnubilé par le Colonel Whereasy. Je me suis dit que lui parler de Gary, le descendant du Colonel, ce serait entretenir son obsession...
- Tu as bien fait papa. Il est déjà assez perturbé comme ça.
- Oui, tu as été sage Charles. Pour le classeur, je lui dirai que je l'ai effectivement jeté par inadvertance. Le lien entre ce tatouage et le Colonel restera donc caché. Sinon, le connaissant, on va le voir arriver demain pour qu'on lui trouve ce fichu classeur.
Le père de Pirouly éleva soudain la voix, ce qui fit sursauter le garçon caché dans le couloir, à l'angle de la porte.
- Pi-rou-ly !! Ne laisse pas couler l'eau comme ça ! Si tu fais la vaisselle, prends une bassine ou bouche la bonde de l'évier... On va encore payer une note d'eau exorbitante avec cet olibrius !
Pirouly crut plus prudent de retourner dans la cuisine pour suivre les conseils économiques de son père.
Tout en lavant les assiettes, son cœur battait la chamade.
Alors comme ça, l'homme à la musette s'appelait Gary et était un descendant du Colonel ! Quand les filles allaient savoir ça, elles allaient être fières de lui. Bien que mal en point, il n'avait pas chômé et cette information s'avérerait sûrement un élément précieux pour faire avancer leur enquête.




dimanche 11 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 8 (dernière partie)

De façon assez inattendue, Poucy se mit à éclater de rire, un de ces rires libérateurs, d'une légèreté telle que l'inquiétude de ses amies s'envola avec lui sous l'ossature de ce toit imposant.
- Mais qu'est-ce qu'on est cruches !
Elle lâcha le bras de Martinou et s'avança vers l'inconnu.
Ses deux amies restèrent blotties l'une contre l'autre, un peu stupéfaites de la voir se diriger de son pas souple de sportive vers l'homme en uniforme.
Elle s'arrêta devant lui, fit un signe militaire, puis porta une main familière sur son bras replié.
Elle badina avec lui :
- Excusez-nous Colonel. Mes amies et moi avons perdu tout sens du discernement. Il faut nous pardonner cher ami, mais, voyez-vous, votre stature et votre mémoire sont telles que ce lieu en demeure tout imprégné et nous rend impressionnables. Mais je vous retiens... Vous devez sûrement être en route pour une partie de croquet avec les autres gentlemen ?
Les filles s'approchèrent de l'étrange duo. Mais pourquoi Poucy lui parlait-elle de ce ton pointu et cérémonieux ?
Elle se tourna toute souriante vers ses camarades.
- Approchez jeunes demoiselles ! N'ayez crainte, ce Colonel là ne mord pas... Mais voyons Colonel, faites donc votre révérence je vous prie ! Où sont donc vos bonnes manières ?!
Sur ces mots, elle porta une main à l'épaulette du Colonel et le força à s'incliner exagérément.
Dans ce plongeon imposé, la casquette glissa de cette tête aussi raide que le corps étrangement rigide, et vint rouler aux pieds des deux jeunes filles encore sur la réserve.
Martinou et Mirliton comprirent alors qu'elles avaient eu peur d'un mannequin d'osier vêtu d'un vieux costume militaire ayant sûrement appartenu au vrai Colonel.
En regardant de plus près, elles s'aperçurent que la tête de chiffon était mangée aux mites à en juger les trous par lesquels s'échappait un peu d'étoupe à plusieurs endroits, et que l'uniforme, tout décoloré, avait perdu de son clinquant d'antan.
- Qu'est-ce qu'on est sottes ! s'exclama Martinou dans un soupir de soulagement.
Elle retrouva le sourire pour la première fois depuis leur pénible fuite à travers les marais.
- Oui. C'est le pouvoir de l'auto-suggestion, conclut Mirliton. On craint tellement de voir quelque chose que notre esprit finit par interpréter tout dans ce sens...




Elles remirent le mannequin dans sa position originale, et époussetèrent un peu la veste et la casquette.
- Oh ! Regardez derrière lui ! Il y a plusieurs cadres avec des photographies...
Martinou se glissa derrière le mannequin de couturière, écarta quelques toiles d'araignées, et tira vers elle un premier cadre. Étant donné son poids, celui-ci devait être en plâtre peint.
Elle le tendit avec un gros effort à Poucy qui le déposa dans le rayon de lumière créé par l'œil de bœuf.
Mirliton prit un vieux chiffon qui traînait là et débarrassa la vitre du cadre de sa couche de poussière.
- Pouah ! Heureusement que Pirouly n'est pas là, le pauvre, il aurait sûrement éternué tout ce qu'il savait !
- S'il pouvait nous voir, il nous traiterait de dingues... En petites culottes sous un vieux plaid usé, dans un grenier ouvert à tous les courants d'air à extirper de vieux objets datant de plus d'un siècle !!
Martinou sourit tendrement à la remarque de ses amies. Elle déposa d'autres cadres de différentes tailles et de différents formats contre le mur, puis retourna dégager une boîte à chapeau débordantes de clichés photographiques pour la ramener dans la lumière. Elle bouscula au passage un vieux rocking-chair qui se balança encore un long moment avant de s'immobiliser à nouveau.
Durant ce temps, Mirliton et Poucy avaient fini de décrasser le premier cadre. C'était comme si elles avaient ouvert une fenêtre sur des temps anciens. Martinou s'arrêta pour regarder avec elles la photographie ainsi découverte.
Des particules de poussière dansaient encore avec agitation dans le halo de lumière projeté sur la photographie et semblait réanimer un monde inconnu.
C'était la photographie d'un couple en tenues assez chics malgré le drap épais dans lequel elles semblaient être faites. La femme portait un chapeau noir assez large et au sommet écrasé, orné d'un gros ruban plissé blanc ou d'une couleur pâle autant qu'elles purent en juger sur un cliché noir et blanc. Elle serrait contre sa veste sombre agrémentée de dentelles plus claires sur les épaules et à l'embouchure des manches, un gros chat angora aux yeux tout aussi vifs que ceux de sa maîtresse. En effet, cette femme, d'une trentaine d'année, avait un regard des plus clairs où perçaient un peu d'arrogance et de défi. Sa longue jupe noire l'enveloppait jusqu'aux pieds.
L'homme ressemblait au Colonel du portrait admiré dans le salon du manoir. Il était un peu plus vieux, mais les rides au coin de ses yeux ajoutaient encore du charme au personnage. Son costume de drap épais était bien taillé près du corps et accusait un peu plus d'épaisseur.
- Regardez, ça a été pris au pied de la colline. Derrière eux au fond, là-bas, on voit les bases de la maison avec les premiers échafaudages, fit remarquer Mirliton.
- Ça doit dater d'à peine une dizaine d'années avant la disparition de Whereasy, ajouta Martinou qui avait vu trois jours avant sur le fronton du manoir la date d'achèvement de sa construction.
Poucy reposa le lourd cadre contre le mur et en prit un second plus petit en bois. Mirliton recommença avec celui-ci son opération de nettoyage, même s'il était moins empoussiéré que le précédent.
Elles découvrirent la famille Whereasy au grand complet, réunie autour du patriarche assis une pipe à la main dans un fauteuil crapaud. Près de lui, il y avait son épouse assise un cran plus bas sur une chauffeuse, dos à la cheminée où brillait un feu généreux. Trois jeunes gens debout les entouraient ( leurs enfants probablement) : une jeune fille d’une vingtaine d’années qui avait les mêmes yeux que l'épouse du Colonel, un garçon à la fine moustache qui devait atteindre tout juste les vingt ans et, lui, ressemblait plutôt à son père avec cette bouche sensuelle rare chez les hommes et cette mâchoire carrée, et enfin le petit dernier très discret du haut de ses douze - treize ans.


- Ça a été pris dans le salon en bas. Je reconnais le miroir sur la cheminée.
Martinou fit signe à Poucy d'amener un autre tableau.
Un cadre ovale permit aux filles de mieux apprécier le physique de Mme la Colonelle. Sans chapeau, elle avait davantage de classe et d'allure. Elle portait dans son regard ce même air farouche défiant quiconque de la cerner. Sa coiffure élaborée, montée en chignon, ajoutait à sa prestance. Une écharpe de zibeline entourait son col orné des dentelles de sa chemise dont les manches bouffaient au sortir d'un gilet de velours la corsetant. Son gros chat blanc angora était cette fois-ci assis majestueusement sur la tablette d'une colonne tronquée à hauteur du bras du siège accueillant Mme Whereasy.
La dernière photographie encadrée montrait le couple Whereasy devant un palais aux colonnes protodoriques. Ils posaient fièrement l'un au bras de l'autre sur les marches de l'édifice. Ils étaient entourés de personnes richement apprêtées. La Colonelle brillait de nombreux bijoux. Elle portait une veste bouffante aux épaules, aux boutons croisés sur la poitrine et bien resserrée à la taille sur une longue jupe tulipe moirée de reflets brillants. Cela contrastait fortement avec les tenues plutôt sobres des autres photos familiales.
Le Colonel n'était pas en reste au niveau élégance dans un smoking à la coupe impeccable. Il tenait à la main un chapeau haut de forme et des gants blancs.
- Ils sont où sur cette photo à votre avis ? demanda Mirliton, la tête inclinée.
- Je ne sais pas mais ce bâtiment me dit quelque chose. Je l'ai déjà vu quelque part, répondit Martinou, songeuse.
- Tu crois que c'est en France ? questionna Poucy.
- En tout cas, c'est pas à Paris. Ça ne me dit rien ce bâtiment, réagit Mirliton d'un ton catégorique.
- Comme toutes les parisiennes, tu crois que tous les monuments se trouvent à Paris. Pourquoi ce ne serait pas à Dublin, Berlin, Londres, Madrid, s'agaça Poucy.
- Poucy à raison ça peut même être une ville de province...
Mirliton s'excusa. Elles avaient raison, tout ne tournait pas autour de Paris.
Martinou amena ensuite à leurs pieds le carton à chapeau rond contenant des photographies. Il y en avait de toutes les époques, des photos couleurs, des Polaroïds et des photos cartonnées. Elles trouvèrent même une photographie gravée sur verre. Elles sélectionnèrent les photos les plus anciennes. Certaines avaient jauni à un tel point qu'on ne pouvait plus distinguer ni le décor, ni les personnages représentés. D'autres, collées par l'humidité, avaient des morceaux entiers de papier déchiré amputant les personnages tantôt d'un bras, tantôt d'une jambe. Mais, en gros, on retrouvait les mêmes personnes. Il y avait aussi des photos de l'entre deux guerres. Sur l'une d'entre elles, Mme la Colonelle apparaissait avec quarante ans de plus. Elle avait visiblement vécu âgée car, au dos d'une de ses dernières photos, il y avait une date inscrite : 1930. Elle était enfoncée dans un fauteuil et paraissait doublement rabougrie. Un bonnet de dentelles sur la tête, elle fixait l'objectif sans vraiment regarder, de cet air absent qu'on les gens en fin de vie, hésitant entre deux mondes dont l'un qui ne les veut plus et l'autre qui tarde à les inviter. Sa passion des gros chats avait seule perduré car un gros chat blanc reposait sur ses genoux, dernier réconfort d'une vie terminée en solitaire. Enfin, pas si solitaire que ça puisqu'une autre photo la montrait entourée de jeunes filles attifées à la mode des années folles, avec leurs longs colliers de perles et leur tour de tête emplumé, ravies de poser avec leur aïeule. A en juger par l'expression de l'aïeule en question, le plaisir n'était visiblement pas partagé.
- La pauvre femme, elle a du souffrir toutes ces années sans savoir ce qui était arrivé à son mari. Elle n'a jamais pu faire son deuil, compatit Poucy en remettant la photo dans la boîte à chapeau.
- Oh ! Regardez celle-ci ! Elle a été prise le même jour que la photo prise devant le palais. Celle du cadre blanc. Ils ont la même tenue, observa Martinou.
Ses deux complices étudièrent cette nouvelle photo avec attention.
- Ils ont pas l'air de s'en faire. Regardez, ils ont une coupe de champagne à la main, fit remarquer Mirliton.
- C'est qui ce vieux chauve entre les deux ? demanda Poucy comme si le mannequin d'osier derrière elles allaient pouvoir la renseigner.
- Ça a l'air d'être un personnage officiel. Regardez, il porte dans sa main un papier roulé, entouré d'un ruban cacheté. Et il a une sorte d'insigne sur sa veste, détecta Martinou.
- Il a une tête de Ministre je trouve, plaisanta Mirliton.
- C'en est peut-être un, répliqua Poucy sérieusement.
- Regarde dans le tas de photos s'il y en a pas d'autres de la même journée. Ils étaient sûrement conviés à un événement officiel. Mais lequel ?
Poucy s'exécuta et ramena à elle une nouvelle poignée de photos. Elles trouvèrent au milieu quelques Polaroïds datant des années soixante-dix, preuve que la famille Whereasy avait occupé le manoir plus longtemps que la rumeur ne le disait. Il y avait d'autres photos en couleurs. Elles purent constater que la mode du polo et du golf était passée au fil du temps. Les descendants du Colonel avaient préféré se mettre au rugby. Un jeune homme aux épaules carrées posait ballon ovale en mains, ses cuisses musclées bien arquées sur le gazon et buste en avant, prêt à faire face à un attaquant.
- Moui... Je préfère l'élégance du Colonel. Son arrière petit-fils ou arrière arrière petit-fils à moins de style, critiqua Mirliton en passant la photo à Poucy d'un air dédaigneux.
- Pour jouer au rugby, vaut mieux pas y aller le petit doigt levé en lissant sa moustache, opposa Poucy, visiblement plus sensible aux charmes du rugbyman.


- Ah ! En voilà une de la cérémonie en question, les interrompit Martinou plus concentrée sur leurs recherches. Vous voyez, ils inauguraient quelque chose.
Effectivement, les Whereasy posaient maintenant devant un ruban que tenaient deux enfants d'une dizaine d'années. Le Colonel tenait dans sa main droite une paire de ciseaux, prêt à le découper dans sa partie centrale. A ses côtés, son épouse et le vieil homme chauve à l'allure de Ministre le couvaient du regard.
Derrière eux, au-delà du ruban, on apercevait un cube vitré posé sur une table recouverte d'un tissu velours que les filles imaginèrent crème. Dans cette vitrine, le tissu formait un petit monticule au sommet duquel était posé une pierre sombre mais scintillante à en juger les petits traits luminescents qui s'en échappaient pour irradier cette partie de la photographie.
- Ils inaugurent un diamant ? s'étonna Mirliton en plissant les yeux pour mieux voir le cliché.
- Mais non, c'est un rubis ! s'exclama Martinou comme si elle venait d'élucider le dernier mystère du monde. Le voilà le lien entre notre homme à la musette et le Colonel Whereasy ! C'est le Laal Naabhi !
- Le Nombril Rouge ! s'exclamèrent à leur tour les deux autres.
- On sait maintenant qui a ramené des Indes cette pierre rare. Cela faisait sûrement partie des prises de guerre du Colonel. Et ce bâtiment est le musée de l'histoire colonial de Londres.
- Je me disais bien qu'ils avaient tous des têtes d'anglais, persifla Mirliton.
- Qu'est-ce qu'elles ont les têtes d'anglais ? la toisa Poucy qui n'aimait pas ce genre de commentaires irréfléchis qui menait à d'autres valeurs peu glorieuses.
Mirliton toussota, un peu gênée.
- Oui, excuse-moi, c'est bête ce que je viens de dire.
- Humm, j'aurai pu te dire que t'avais une tête d'oie, mais je ne l'ai pas fait, la sermonna gentiment son amie.
- Bon, arrêtez de vous chamailler toutes les deux. Ça ne nous aide pas à comprendre pourquoi l'homme à la musette a volé le rubis et pourquoi il le ramène à Barroy, là où le Colonel habitait.
- Il veut peut-être le restituer aux descendants des Whereasy...
- Poucy, tu connais des Whereasy à Barroy ? lâcha Martinou du même ton sur lequel elle aurait dit "Ne dis donc pas de bêtise !".
Mirliton défendit sa camarade :
- Le Colonel avait une fille. Si c'est cette branche qui a traversé le vingtième siècle, le nom s'est perdu. Mais il y a quand même des descendants...
Martinou se dit que la jeune parisienne marquait un point.
- C'est d'ailleurs peut-être ce descendant qu'il espérait retrouver à la fête du potiron, renchérit Poucy.
Leur chef soupira.
- Décidément cet homme nous glisse entre les mains, comme ses motivations.
Elles demeurèrent un instant silencieuses. Seule la pluie frappant la vitre du gros œil de bœuf et ruisselant sur l'ardoise rythmait leur réflexion. Le vent sifflait entre les tuiles fines et faisait bouger quelques toiles d'araignées entre deux poutres comme il avait fait bouger une demi-heure plus tôt le mannequin d'osier en lui donnant un semblant de respiration.
Elles contemplèrent encore quelques photos avec une sorte de recueillement. Dire que ces personnes avaient respiré le même air, avaient ri, parlé, crié, pleuré, aimé... Puis, le temps avait passé, il les avait éprouvés, secoués, éveillés, blessés, brisés, puis il les avait tués.
Le froid se fit sentir vivement et les filles éprouvèrent soudain le besoin de quitter cet endroit sombre et poussiéreux, et retourner au ré de chaussée bien chauffé, de retourner à la vie, ces réflexions les entraînant peu à peu vers leur propre avenir, leur propre destin inconnu, excitant et angoissant.
Elles replacèrent les cadres et la boîte à chapeaux où elles les avaient trouvés, puis se faufilèrent à nouveau dans le bric à brac qui encombrait la pièce mansardée. Une tête de lit en fer forgé, une machine à coudre à pédalier, des abats jour frangés en vessies de porc...
Sur une tablette en bois, Mirliton aperçut un objet à la forme étrange recouvert d'une housse.
- C'est quoi ça ?
Elle joignit le geste à la parole et souleva la housse de cuir craquelé. Elle découvrit un magnifique gramophone au pavillon de tôle dorée et au pourtour sculpté en corolle. Le support, en bois de merisier, portait sur le devant une petite plaque d'étain sur laquelle était gravé le nom de l'inventeur, l'allemand Émile Berliner.

Sur la platine en métal, un disque reposait, prêt à s'élancer pour jouer sa ritournelle. Sur le côté, une petite manivelle en fer permettait de remonter le mécanisme.
- Les fiiiiilles ! Où êtes-vous passées ? Il va falloir y aller maintenant. J'ai fini pour aujourd'hui. Vous venez vous préparer ? Vos vêtements sont secs.
C'était Cerise Pardotti qui les interpelait du ré de chaussée d'une voix de stentor. Elle rameutait ses troupes.
- Venez, ne la faisons pas attendre. On l'a déjà suffisamment contrariée pour aujourd'hui, leur recommanda Martinou pour une fois raisonnable.
Elles refermèrent soigneusement la porte du grenier et descendirent tour à tour les deux escaliers en file indienne.
- Alors, l'exploration était intéressante ? s'assura Cerise en retirant un fil de poussière de la chevelure crépue de Poucy.
- Oui, on a bien aimé.
- Vous n'avez touché à rien j'espère...
- Non maman. Tu nous connais.
Cerise jeta un œil en coin à sa fille, l'assurant, qu'en effet, elle les connaissait bien.
- Vos vêtements sont restés au chaud dans le sèche-linge. Venez donc par là. Vous allez pouvoir vous rhabiller. Vous avez l'air gelé.
Elle les accompagna jusqu'à la cuisine.
Martinou poussa un soupir de contentement en s'emmitouflant dans son pull propre.
- Hmmm, ça sent bon, trouva Mirliton en reniflant ses manches une fois revêtue.
- Tenez mesdemoiselles, reprenez une tisane avant qu'on s'élance dans le froid et la pluie, leur proposa Cerise en remplissant leur tasse d'eau chaude infusée au thym.
- Tu n'en prends pas maman ?
- J'ai la peau dure ma fille. Les microbes n'ont pas de prise sur moi.
Martinou la crut sans peine en repensant aux trois dernières nuits où elle avait surpris sa mère revenant de dehors, encore victime d'une de ses crises de somnambulisme.
- On voulait te demander maman... Est-ce que ta patronne serait de la famille du Colonel Whereasy ?
Cerise Pardotti passa un coup de torchon machinalement sur la table de cuisine. Elle semblait réfléchir.
- Non, je ne pense pas. Pourquoi ? finit-elle par demander d'un ton détaché.
- Oh, pour rien. Avec tous ces objets qui rappellent les Whereasy, le portrait dans le salon par exemple, on se disait que la maison devait être restée dans la famille.
- Pas que je sache...
- C'est quoi son nom à ta patronne ?
Cerise tourna le dos, prit son cabas, sembla hésiter.
- Euh, c'est Cunningham. Madame Cunningham...
- Ah, tu vois, c'est anglais quand même. Tu pourras lui poser la question quand tu la verras ?
- Euh oui... Mais je l'ai surtout par téléphone...
- Alors tu lui demanderas par téléphone, c'est pas grave.
Cerise acquiesça un peu contrariée, ramassa ses clés.
- Je vais vérifier si j'ai bien tout fermé. Vous me rejoignez dans le hall ?
Les filles finirent leur tisane en bavardant.
- Tu crois qu'on pourrait revenir demain ?
- Bah, si ma mère est d'accord, oui...
- Je suis sûre que Pirouly serait ravi de visiter le manoir. S'il est sorti de l'hôpital, ça lui changera les idées.
- Je vais demander à ma mère, vous avez raison les filles. Et puis, s'il fait beau, nous pourrons visiter la propriété.
- Oui, tu nous montreras le tombeau des poules.
- Ça sonne moins bien que le tombeau des moines, grimaça Poucy à cette plaisanterie de la parisienne  faisant allusion à l'une de leurs premières aventures.
Elles discutèrent encore un instant puis déposèrent leur tasse dans le lave-vaisselle et sortirent de la cuisine.
- Tiens, je n'avais pas vu ces escaliers tout à l'heure, s'étonna Mirliton en plongeant le regard dans les marches étroites situées immédiatement à gauche en sortant de la cuisine.
- Oui, moi non plus. Vous voyez, on a encore la cave à visiter lors de notre prochaine visite, ajouta Poucy d'un ton enthousiaste.
- Ah non ! Désolée mes belles, mais la cave est fermée !
Elles firent toutes les trois un bond.
Cerise venait d'apparaître près d'elles comme si elle était sortie de nulle part. Elle avait parlé étrangement fort.



Voyant qu'elle les avait surprises, la mère de famille adoucit son ton.
- Je n'ai pas les clés. Sûrement y-a-t-il du trop bon vin dans cette cave...
Elle leur montra la direction du hall.
Les filles lui emboîtèrent le pas, affichant une mine déçue.
Cerise fit jouer l'interrupteur pour éteindre le lustre éclairant l'entrée.
Les filles regardèrent tout autour d'elles. Elles eurent la sensation d'être sur une scène de théâtre dont on venait d'éteindre tous les projecteurs. Ainsi plongé dans la semi-obscurité, le manoir reprit un peu de l'aspect menaçant qu'elles lui avaient trouvé les jours d'avant.
- Maman ? On pourra revenir avec toi demain si tu travailles ?
Sa mère allait lui répondre quand elle tendit l'oreille, intimant en même temps à sa fille de se taire.
- Quoi ? ne put s'empêcher de demander celle-ci.
- Écoutez !
Les trois filles des M and P's tendirent l'oreille à leur tour.
- Vous n'entendez pas de la musique ?
- C'est le vent, non ?
Mirliton semblait vouloir se rassurer. Il y avait bel et bien une mélodie plus élaborée que celle dont était capable le vent. Cette mélodie s'élançait parfois comme mieux parvenir jusqu'à leurs oreilles.
- Ça vient d'en haut ? dit Poucy en levant les yeux.
Cerise emprunta l'escalier en montant doucement, son attention auditive portée désormais sur l'étage.
Martinou colla aux talons de sa mère, Poucy et Mirliton à sa suite.
Des bribes de mots leur parvinrent enfin.
"Talalein, talalein... Par un soir doré
Patati, patatin... C'est dans les blés
Talali, talala... L'anneau des promis"
- C'est dans le grenier, affirma Martinou en poussant sa mère dans le couloir des chambres, à l'étage.
Cerise se dirigea d'un pas prudent vers l'escalier de meunier tapi dans l'ombre.
La voix du chanteur se faisait de plus en plus distincte.
"...Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non, nulle bretonne n'est si mignonne
À voir que la Fleur de blé noir..."
- Vous êtes montées là-haut tout à l'heure ? les interrogea Cerise arrivée devant la porte entrouverte de la soupente.
- Oui, mais je suis certaine d'avoir refermé derrière moi, affirma Martinou avec force.
Ses amies confirmèrent en secouant la tête avec tout autant de véhémence.
Mme Pardotti repoussa la porte et entra sous le toit.
"... Et puis dans la nuit claire, où tous rassemblés
Nous danserons sur l'air où l'on bat le blé..." continuait le chanteur invisible.
- Ah, je vois... Vous avez tripoté le gramophone, conclut la mère de famille, les mains sur les hanches, en apercevant le gramophone dont le saphir courait entre les sillons de la galette noire.
Peu solidaires, Poucy et Martinou se tournèrent vers Mirliton.
- Je vous jure que je n'ai pas touché à la manivelle, protesta celle-ci.
- Tu es la seule à avoir approché l'appareil, précisa Martinou comme un reproche.
"...Ah, nulle bretonne n'est plus mignonne à voir
Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir...
- Tu es sûre de ne pas t'être appuyée dessus par inadvertance ? Le mécanisme est peut-être sensible, tempéra Poucy.
- J'ai pas touché à la manivelle, je te dis.
- C'est vrai qu'il faut encore poser le saphir sur le disque après. Je pense que Mirliton s'en serait rendue compte, la défendit encore Poucy.
"... Vivant la vie heureuse que Dieu nous fera
Attendons la faucheuse qui nous fauchera
Quand vous verrez que tombe notre dernier soir
Semez sur notre tombe des fleurs de blé noir..."
- Maman, tu peux arrêter ce truc ? Ces paroles me fichent la trouille...
- Oui, ma chérie, tu as raison... D'autant que la légende dit que c'est cette chanson qu'écoutait le Colonel le soir où il s'est volatilisé.
Cerise leva le bras de l'appareil, ce qui fit taire cette voix fantomatique sortie d'une autre époque pour communiquer par delà le temps son message d'amour morbide.
Le silence fut vertigineux.
La femme et les trois jeunes filles scrutèrent avec inquiétude la nuée d'objets qui encombrait le grenier.
Leurs regards se posèrent en même temps sur le mannequin d'osier à la silhouette militaire.
Était-il bien à la place où elles l'avaient laissé ?
Celui qui avait actionné le gramophone était-il encore là, caché dans l'ombre ?