vendredi 10 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 4 (1ère partie)

Chapitre IV

Issue d'une famille de sept enfants, Cerise n'aimait rien tant que ces grandes tablées. Surtout quand il y régnait une ambiance bon enfant, et que les invités la complimentaient sur le contenu de leur assiette.
Elle adorait les voir déguster jusqu'à la dernière fourchettée en prenant soin de nettoyer chaque centimètre carré d'un bout de pain moelleux.
Elle n'était pas la dernière à plaisanter. Son caractère jovial finissait toujours par dérider les personnes les plus tristes. Quand quelqu'un avait des soucis ou un chagrin, elle vous l'égayait d'un "tsoin-tsoin" bienvenu ou d'une cabriole comique qui ne pouvaient prêter qu'à sourire.
En fin de repas, c'était toujours elle qui lançait le trou normand ou racontait des blagues belges. Ou bien encore, en détournant l'usage d'une serviette de table, elle s'en servait pour se transformer en mama créole ou en flibustier tonitruant.
C'était la même qui, du soir au matin, chantonnait le balai à la main ou, panier sous le bras, s'assurait toujours de la bonne santé des personnes qu'elle croisait.
Aussi, les M and P's, rassasiés après un saumon en croûte réchauffé, accompagné d'une salade de mâches et d'œufs durs ainsi que d'un dessert fondant au chocolat blanc, attendaient-ils la petite chanson qui donnerait le signal pour débarrasser la table.
Mais Cerise fredonna mollement une chanson triste et ramassa les couverts et les assiettes sans solliciter leur aide.
- Vous avez l'air fatigué, Cerise... Laissez, on va faire la vaisselle. Reposez-vous, proposa Poucy en bousculant gentiment Pirouly et Mirliton pour qu'ils bougent et l'aident à prendre le relai.
Cerise lui tendit volontiers les assiettes.
- Depuis ce matin cinq heures que je suis sur le pont, c'est pas de refus, avoua-t-elle en affichant un pâle sourire.
Les enfants avaient bien senti qu'elle était un peu en retrait ce soir là. Elle avait participé à la conversation, lancé quelques blagues, mais tout cela n'avait pas la spontanéité habituelle.
- Mets toi dans ton fauteuil maman. Tu en as fait trop, comme d'habitude... Tu n'étais pas obligée de faire tous ces gâteaux pour le comité des fêtes. Je suis sûre qu'il en est resté. Puis, toute la journée debout à ton stand, et ces émotions de fin d'après midi... T'as besoin de te reposer un peu.
La mère se laissa tomber dans son fauteuil.
Monsieur Pardotti, lui, jeta sa serviette sur la table, se leva pour aller déposer un baiser sur le front de son épouse, puis marmonna un :
- Vais à la ferme...
Martinou le regarda se faufiler vers la porte de la maison. Elle avait souvent l'impression que le véritable foyer de son père était la ferme de ses patrons. Été comme hiver, il y passait le plus clair de son temps. Il faut dire que, là-bas, il y trouvait les outils et l'atelier qu'il n'avait pas la place d'installer chez lui. Il n'était donc pas rare qu'il y retourne après dîner pour bricoler.
Martinou et ses amis passèrent dans la cuisine. Elle se mit à la plonge après avoir distribué à chacun son torchon vaisselle.


- Le gendarme en chef m'a eu l'air d'en savoir plus qu'il ne voulait bien le dire tout à l'heure lors de notre déposition, commença Martinou en lavant les verres à l'eau claire.
Le néon de la cuisine jetait un éclairage vif et verdâtre qui faisait ressortir sur les traits de chacun la fatigue de la journée.
Pirouly bailla en attrapant le premier verre propre et l'essuya avec précaution.
- Sûrement sait-il s'il y a un avis de recherche lancé contre ces hommes, supposa-t-il.
- Il nous a bien dit de rester sur nos gardes. Comme si on ne savait pas déjà qu'ils étaient dangereux, pesta Mirliton.
- Si le brigadier veut rien nous dire, c'est sûrement pour pas nous inquiéter. Il y a le secret de l'enquête aussi, justifia Poucy.
- Oui. Et bien, comme d'habitude, on va essayer d'en savoir plus sans lui, asséna Martinou en posant un nouveau verre un peu brutalement sur l'évier en émail.
- Et comment comptes-tu faire ? se renseigna Mirliton en rangeant les verres essuyés dans le vaisselier.
- Tu as bien dit que tu avais vu un marque bagages avec le sigle de l'Eurotunnel tomber de la musette de l'homme mystérieux ? s'assura Martinou.
- Oui...
- Eh bien, il a forcément emprunté le tunnel sous la Manche. Il venait donc d'Angleterre. C'est là-bas qu'il faut qu'on cherche.
- Ah oui ! Et tu comptes nous payer le billet aller-retour ? interrogea Pirouly d'un air narquois.
- Pas besoin ! Mon père va jouer son tiercé tous les dimanches matin au PMU de Chambard. J'irai à la librairie d'à côté. Elle propose des journaux anglais. On y trouvera sûrement quelque chose s'il a perpétré son forfait au Royaume Uni.
- C'est peut-être un agent secret, se mit à rêver Mirliton en serrant le torchon à vaisselle entre ses mains comme l'aurait fait une midinette.
- T'emballes pas ! Tout ce qui traverse la Manche ne vient pas du MI6, se moqua Poucy.
La lumière de la cuisine vacilla soudain. Le néon se mit à grésiller, puis, tout redevint normal.
- Maman ! T'as vu ça ?! interpela Martinou, toujours les mains dans l'évier plein de mousse.
- Oui, ma chérie ! C'est rien ! Un peu de tension dans les fils électriques. Il me semble que le vent se lève à nouveau. Ils ont annoncé des bourrasques à la météo... Bouge pas ! Je prépare les bougies au cas où, lui répondit sa mère du fin fond du salon où elle se reposait.
Les quatre amis continuèrent à deviser tranquillement sur les événements des deux derniers jours.
- S'il est en fuite et qu'il se réfugie à Barroy, c'est qu'il y a une raison. Soit il compte y retrouver un complice, soit il veut se réfugier chez une personne de confiance afin que celle-ci le cache, supposa Martinou avec son sens de la logique habituel.
- Reste à savoir lequel des barrésois...
- Oui... Et à mon avis, il ne l'a pas trouvé du premier coup...
- Pourquoi tu dis ça ? demanda Mirliton, intriguée par le ton mystérieux de sa camarade.
- Eh bien, pourquoi aurait-il pris le risque de déambuler dans Barroy si ce n'est pour trouver la personne qu'il cherchait ?
- C'est pas bête, reconnut Poucy. Ce qui expliquerait que le costume de Ronflette ait été une aubaine pour lui. Il espérait rencontrer cette personne sans prendre le risque d'être reconnu des autres villageois.
- Ça veut dire qu'il est connu ici.
- Quand je pense que je lui ai parlé en pensant m'adresser à Ronflette...
Ses amis ne comprirent pas la confusion excessive de Mirliton. Elle était toute rose de honte. Eux aussi avaient pris l'homme pour Ronflette. Elle se garda bien d'expliquer que ce qu'elle regrettait tant, c'était ses confidences de jeune fille amoureuse à un homme inconnu. Il avait dû trouver ça d'un ridicule consommé...
- N'empêche que Ronflette a été héroïque. Il t'a sauvée la mise. Et puis, il t'a bien consolée aussi...
Pirouly regarda Mirliton en biais pour épier sa réaction à ses mots.
La jeune fille remonta nerveusement ses lunettes sur son nez et saisit l'assiette que Poucy lui tendait.
- Euh, tu sais... Il est toujours gentil. C'est notre ami, non ? chercha-t-elle à se justifier.
- Hein ?! Tu n'as pas toujours dit ça... Tu le trouvais... Comment déjà ?... Ah, oui ! Un peu "lourd". Et... Un beau parleur.
- Arrête, Pirou. Tu vois bien que tu la gênes. Moi, je suis plutôt contente que ces deux là ne soient plus comme chien et chat, souligna Martinou.
- Oui, d'ailleurs, tu vas bientôt rester le seul célibataire de la bande, fit remarquer Poucy sans se rendre compte que, par cette réflexion, elle renforçait les allusions faites par son camarade quant à la nature de la relation entre la jeune parisienne et le trublion barrésois.
Ils se chamaillèrent sur le sujet encore un moment puis, la vaisselle terminée, ils rejoignirent Cerise dans le salon.
Celle-ci releva la tête à leur entrée. Ses petits yeux témoignaient qu'elle s'était assoupie en leur absence.
Ils sortirent un jeu de cartes et jouèrent un moment au rami.
En plein milieu du jeu, l'électricité sauta pour de bon.
Cerise alluma les bougies qu'elle avait préparées, et ils purent continuer leur partie à la lumière vacillante de leur flamme.


Cerise se remémora alors ce que l'éclairage à la bougie évoquait comme souvenir chez sa propre mère. Elle se mit à leur raconter que sa mère ne supportait pas quand ils devaient utiliser des bougies car cela lui rappelait les périodes de couvre feu durant la guerre. L'ambiance recréée par cette luminosité la ramenait inévitablement au bruit de la sirène de la mairie qui sonnait l'alerte, puis la panique qui s'ensuivait, la course des gens en pleine nuit à travers les rues pour gagner l'abri le plus proche après avoir tout laissé sans qu'ils soient sûrs de retrouver la maison intacte à leur retour. Puis c'était la longue attente, les villageois blottis les uns contre les autres dans la peur et l'angoisse, à tendre l'oreille, à celui qui entendrait le premier le bourdonnement caractéristique des avions ennemis prêts à lâcher leur bombe, ou qui, peut être cette fois encore, ne feraient seulement que passer. Seuls les souffles accélérés se faisaient entendre, mais aussi quelques gémissements d'enfants tirés de leur sommeil et angoissés par tant de ténèbres. Le pire était quand une bombe explosait au sol. Où était-ce ? Quelle maison avait été touchée ? Est-ce que tout le monde avait pu se mettre à l'abri ? Quand tomberait la seconde ?
La mère de Cerise lui avait souvent confiée que le plus terrifiant était quand le sol sous leur pied tremblait et que quelques morceaux du plafond de la cave ou de la grotte dans laquelle ils s'étaient réfugiés, commençait à s'effriter. Ils redoutaient tous de finir écraser sous des tonnes de terre et de ne jamais pouvoir revoir la lumière du jour. La mère de Cerise, accompagnée de ses frères et sœurs et de ses parents, trouvait souvent refuge dans d'anciennes champignonnières du village. Elles avaient pour avantage d'être profondes et vastes. En cas d'effondrement, il y avait toujours moyen de fuir vers une autre salle.
Pirouly, que ce récit avait beaucoup impressionné, commença à ressentir une angoisse profonde.
- J'espère que l'électricité va revenir bientôt, ne put-il s'empêcher de souhaiter à voix haute, car je dois rentrer à la maison.
Un bruit sec, amorti par les volets du salon, leur parvint de la rue. Ils sursautèrent tous les cinq.
- Qu'est-ce que c'était ? s'inquiéta Mirliton.
Chacun tendit l'oreille en se regardant, les yeux brillants d'inquiétude au-dessus des flammes des bougies posées au centre de la table.
Le même bruit retentit à nouveau, un peu plus proche, suivi d'un bruit de voiture qui démarre sur les chapeaux de roue.
Cerise se leva d'un bond en déclarant :
- Des coups de feu !
Puis, elle se précipita à la fenêtre du salon pour l'ouvrir. Elle repoussa violemment les volets et se pencha prudemment sur la rembarde.
Les M and P's voulurent l'encadrer, mais elle les repoussa vivement vers l’intérieur.
- Restez tranquilles les enfants ! On ne sait pas... Ça peut être dangereux.
Ils se tinrent coits, à la fois frustrés de ne pouvoir juger par eux-même de la situation, et surpris des précautions que prenait Cerise.
La maman de Martinou se pencha à droite, puis, à gauche, mais ne vit rien. Ni voiture, ni personne ! Pas un chien, pas un chat !
- Tu es sûre que c'était un coup de feu, maman ?
Cerise resta penchée à sa fenêtre en répondant :
- Il m'avait semblée... Mais c'est peut-être simplement le voisin. Son pot d'échappement a dû avoir des ratés.
- Ou c'est un volet qui claque. C'est vrai qu'il y a sacrément du vent, fit remarquer à son tour Pirouly.
Cerise se redressa, ses boucles brunes toutes décoiffées par le vent glacial qui balayait la rue en vrombissant. Elle finit par les laisser jeter un coup d'œil.
Tout paraissait calme. Seul le panneau Stop du carrefour situé dans le haut de la rue, tremblait en faisant un cliquetis comme un gardien de carrefour qui claque des dents.




Un crachin continu rendait le bitume d'un noir si brillant que le ciel d'encre s'y reflétait presque.
Martinou et ses amis redressèrent leur col, puis refermèrent rapidement les volets en bois, puis, la fenêtre.
- Brrrr ! Si la température continue de descendre, ce sera une vraie patinoire demain matin, souffla Poucy.
- Moi, je pense aux pauvres agents de la compagnie d'électricité qui doivent tenter de rétablir le courant dans ces conditions... Dur métier ! commenta Martinou à son tour.
- Bon, on finit la partie et puis, après, je vais rentrer. Il va être dix heures et demie. Je voudrais être chez moi avant que la tempête ne s'accentue.
- Ok, Pirou ! Les filles, j'ai préparé le lit de camp pour toi Poucy, et toi, Mirliton, tu prendras le lit vacant de ma sœur. Y aura plus qu'à se laver les dents et au dodo.
Pirouly aurait bien aimé rester, mais Cerise, pour la première année, avait décrété que "un coq dans la basse-cour empêche les poules de dormir". Il n'avait pas trop bien compris ce qu'elle voulait dire par là, sauf qu'il n'était plus le bienvenu pour les nuitées entre M and P's.
Il se résigna donc à quitter ses amies une fois les cartes à jouer rangées, et remercia encore son hôtesse du délicieux repas qu'elle leur avait concocté.
Cerise, pour le consoler, l'aida à enfiler son gros blouson molletonné et noua elle-même son écharpe en laine autour de son cou, puis, lui enfonça le bonnet jusqu'aux yeux.
- Fais attention à toi. Et ne traîne pas ! Les lampadaires ne fonctionnant pas, tu vas pas y voir très clair.
- Vous inquiétez pas Cerise, mon vélo à un phare Dynamo. Et puis, par ce temps, je vais rentrer direct à la maison.
Elle lui fit un clin d'œil, reprit son bougeoir et le poussa d'une tape sur les fesses vers la porte arrière de la maison, donnant sur une cour commune.
Il devait traverser cette cour pour récupérer son vélo dans la remise à pommes de terre, étroit réduit dont les Pardotti avaient hérité avec la maison, après le décès des parents de Cerise. Il y stationnait son vélo chaque fois qu'il venait dîner.
Les filles étaient déjà montées dans leur chambre, à l'étage. Elles lui avaient donné rendez-vous le dimanche après-midi puisqu'il était de partie de chasse le matin. Non pas que cela lui fit particulièrement plaisir, mais il avait cédé aux instances de son ami Ronflette qui le tannait depuis longtemps pour qu'il l'accompagne à la chasse. Il avait vu là aussi l'occasion de faire plaisir à son père qui n'avait jamais réussi à l'entraîner avec lui dans ses traques dominicales. Il faisait donc là d'une pierre deux coups, puisque le père de Ronflette appartenait au même groupe de chasseurs que le sien.
Une pluie fine et glaciale lui fouetta le visage. Le vent le fit suffoquer lorsqu'il s'élança à travers la cour crayeuse. Il ne put éviter quelques flaques.
Cette cour carrée avait deux ouvertures par lesquelles le vent pouvait s'engouffrer. L'une dans son angle supérieur gauche, face à la maison des Pardotti, menait par un chemin de terre étroit longeant le bâtiment supérieur à des parcelles sur lesquelles les habitants de la cour avaient installé une basse-cour et un potager.
L'autre ouverture était située dans la partie inférieure droite du carré. C'était l'entrée principale, un passage couvert, ancien porche suffisamment large et haut pour laisser entrer un gros tracteur, ce qui n'arrivait plus depuis que cet ancien corps de ferme avait été transformé en maisons d'habitation.
Ce soir, les rafales de vent qui s'engouffraient par là faisaient le même raffut que ces vieux tracteurs d'antan.
Ces larges arrivées de vent, trouvant un goulet plus étroit à l'autre extrémité, formaient un tourbillon impressionnant au centre de la cour, tourbillon matérialisé par une spirale de feuilles mortes virevoltantes.
Pirouly dut franchir ce tourbillon pour atteindre le local à patates de l'autre côté de la cour. Il crut que son bonnet allait être arraché de sa tête. Les extrémités de son écharpe volèrent autour de lui comme des serpents marins déchaînés.
C'est avec un grand soulagement qu'il poussa la porte de la petite remise et se mit à l'abri des intempéries.
Il tâtonna sur le mur à sa gauche pour trouver la lampe torche servant habituellement à éclairer le local, celui-ci n'étant pas alimenté en courant électrique.
Quand il l'alluma, le faisceau tomba tout de suite sur son vélo renversé au centre de la pièce. Pirouly fut aussitôt sur ses gardes. La roue de son vélo tournait mollement en l'air, mais elle tournait...
Il promena le rayon lumineux à droite, puis à gauche, puis au-dessus de lui.
Il était persuadé d'avoir bien calé son vélo le long du mur en briques passé à la chaux.
Un chat avait-il été surpris à son entrée et l'avait-il bousculé ? Peut-être même était-ce un rat ? À cet endroit Pirouly en avait aperçu régulièrement.




L'odeur des sacs en toile de jute humide se mélangeait à celle des pommes de terre et à celle venant de la graisse des poulies qui pendaient à l'une des poutres.
Il scruta encore les vingt cinq mètres carrés essentiellement encombrés de sacs à patates, puis leva les yeux une fois de plus.
Le plafond était bas et formé de lames de bois, plus ou moins en bon état, clouées aux solives. Des toiles d'araignées étoilaient ça et là le plafond délabré qui laissait dépasser par de larges trous du bois vermoulu du vieux foin stocké ici depuis des lustres. D'épais fils de poussière pendaient encore et décoraient jusqu'aux murs.
Le nez fragile de Pirouly, sujet aux allergies, le chatouilla. Il éternua bruyamment.
Il fit un pas en avant et se pencha sur son vélo pour le ramasser.
Sa croissance des dernières années n'avait pas été phénoménale, mais il avait suffisamment grandi pour ne plus être en mesure d'utiliser son petit vélo rouge qui l'avait accompagné dans ses premières explorations du monde. Il avait donc dû le troquer contre ce vélo tout terrain jaune et bleu, multi-vitesses et avec suspension. À l'usage, il s'était rendu compte qu'il n'avait vraiment pas perdu au change. Plus performant, ce vélo flambant neuf lui avait offert un tout autre confort avec sa selle large biplace et fermement rembourrée. Il avait confié son petit vélo rouge au musée du tombeau des moines, car c'était sur ce vélo qu'il avait fait la découverte du site avec ses amies.
Il allait empoigner le guidon quand il entendit un froissement de tissu dans son dos. Il lui vint à l'esprit que regarder derrière soi n'était jamais à négliger quand on était prudent jusqu'au bout.
Il se retourna alors vivement, et aperçut une masse sombre assez imposante qui glissait de derrière la porte restée ouverte.
Le second éternuement qu'il avait senti monté en lui fut stoppé net.
Pirouly repensa à son cauchemar récurrent, à ce valet de pique qui surgissait de la cave de ses parents alors que quelque force obscure l'avait attiré en pleine nuit dans le sous-sol de sa maison... Était-ce donc un rêve prémonitoire ?
Aussi resta-t-il sans réaction physique, comme bouche-bée, figé, résigné... Cela devait arriver, et ce valet de pique, qui l'avait tant terrorisé dans ses rêves, prenait corps, là, devant lui.
Il allait enfin savoir ce qui se passait après ce face à face... Et il attendait, sans songer à braquer sa lampe pour identifier la menace.
La masse sombre glissa encore le long de la porte et passa enfin dans l'ouverture, devenant une silhouette plus distincte.
La tête en tricorne, la veste noire, deux bras, deux jambes : c'était bien son valet de pique !
Dans son dos, la pluie alternait son bruit doux avec celui plus violent du vent, comme pour souligner l'incertitude du danger.
Les mouvements de la silhouette étaient lents, mais sa posture était menaçante.
Pirouly attendait toujours, muet de terreur.
Le personnage leva alors un bras. Il sembla se pencher.
Était-ce le moment fatidique ? Le moment de l'attaque ? Couteau ? Hache ? Massue ? Serpe ?
Le jeune garçon perçut comme un râle se mêler aux bruits de la tempête. Puis, une sorte de respiration saccadée...
La silhouette fit un pas vers lui. Il recula, et buta contre son vélo. Il tomba à la renverse au milieu du stock de patates.
À moitié couché sur les sacs, Pirouly avait reporté, sans le vouloir, le faisceau de sa lampe sur le personnage qui lui faisait face.
On dit que de la lumière jaillit la vérité et, pour le coup, le jeune garçon comprit tout à fait ce que cela pouvait signifier.
Cette vérité eut pour effet de le sortir de la torpeur dans laquelle l'avait plongé cette idée que son cauchemar prenait vie.


Il vit un homme au visage blême, les yeux égarés, la bouche tordue. Il ressemblait fort à celui que Mirliton leur avait décrit.
Les oreilles un peu décollées et l'hélix droite toute dentelée, ainsi que son nez de boxeur : c'était bien lui.
De plus, il portait une musette kaki en travers de son torse.
Ouf ! Ce n'était définitivement pas le monstre de son cauchemar !
Alors qu'il tentait d'articuler quelque chose, l'homme s'affaissa d'un coup pour tomber à genoux.
Pirouly se redressa. Cet homme n'allait pas bien du tout. Il ajusta un peu mieux sa lampe sur l'individu.
- Han ! s'écria le garcon, monsieur, vous êtes blessé !
Il venait de remarquer un trou sur la veste de l'homme, juste au-dessous de la clavicule gauche. Une tâche sombre continuait de s'étendre sur le plastron de la veste. Mais l'homme n'y porta pas attention et tendit son bras droit en désignant le dessus de son poignet.
Le jeune garçon se releva tout à fait et approcha vivement du blessé.
- Vous saignez beaucoup. Je dois appeler de l'aide.
L'homme s'agita et réussit enfin à articuler :
- Non, préviens-la, elle...
Et il montra à nouveau son poignet droit.
Pirouly vit un bracelet brésilien, qui ressemblait fort à ceux que Mirliton avait l'habitude de confectionner et qu'elle offrait à tour de bras, par-dessus un tatouage bleuté : une ramure et quelques fleurs.
L'homme s'affala soudain sur le sol, inanimé.

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