samedi 29 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (1ère partie)

Chapitre VII

Lorsque Pirouly revint chez Martinou, il trouva ses trois amies dans le local à patates des Pardotti.
- Bah ! Qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna-t-il.
- On regarde si notre blessé d'hier soir n'aurait pas laissé quelques indices nous permettant de le retrouver.
- Et alors, ça donne quoi ?
Martinou claqua sa langue contre son palais.
- Pour l'instant : rien. À part ces quatre traces de sang bizarres...
Elle lui montra quatre ovales rougeâtres sur la brique blanchie à la chaux.
Pirouly s'approcha pour mieux voir.
- Tu crois qu'il a voulu écrire quelque chose ?
- On dirait plutôt des traces de doigts, releva Poucy.
- Sauf qu'il n'y a pas l'empreinte de la paume, ni du pouce, objecta Pirouly.
- L'homme qui a pris le taxi avec toi, avait-il tous ses doigts ? s'assura Martinou en se tournant vers Mirliton.
- Bah oui ! Je crois. Je l'aurais vu si ce n'était pas le cas... Mais peut-être qu'il n'avait du sang que sur le bout de ses quatre doigts, tout simplement...
- Ça peut être un chiffre aussi, essaya encore Poucy en frôlant de son index les marques rouges.
- Nan ! En chiffres romains, quatre s'écrit avec une barre verticale et un V en majuscule, dit Martinou sur un ton catégorique.
Puis, s'adressant à Pirouly :
- Quand tu étais face à lui, tu te souviens l'avoir vu s'appuyer au mur ?
Le garçon réfléchit, puis répondit par la négative.
- Ta mère a dit qu'il s'était relevé quand elle est arrivée, et qu'il s'était aussitôt enfui. Peut-être est-ce à ce moment qu'il s'est appuyé sur le mur ? supposa Mirliton en mimant la scène qu'elle avait en tête.
- Peut-être... En tout cas, il n'a rien laissé derrière lui, déplora Martinou en s'asseyant, découragée, sur un sac de pommes de terre. Et toi, Pirou, qu'as-tu appris de ton côté ?
Le garçon leur fit un récit détaillé de ce qu'il avait vu et appris chez les Hamplot. S'il raconta l'accueil que lui avait réservé Quorratulaine, il omit toutefois de leur raconter le baiser que la jeune fille lui avait arraché alors qu'elle lui montrait le parc réservé à ses bisons, un peu à l'écart de la villa.
Pirouly avait vu juste quand il avait dit à Ronflette que Quorratulaine était du genre à provoquer les situations plutôt que de les subir.
Il s'avoua quand même, en son for intérieur, que la froideur avec laquelle ce baiser avait été dispensé l'avait autant perturbé que l'ardent baiser de Ronflette. Mais cette perturbation venait totalement du sens inverse.
Pourquoi n'avait-il rien ressenti lors de cette approche ? L'odeur de Patchouli, dont la jeune fille s'aspergeait, était-elle à la source de ce désagrément ?
Ou était-ce le fait que ce geste lui avait paru trop calculé et bien peu sincère ? Quorratulaine était-elle moins expérimentée que Ronflette, plus maladroite ?
Bien sûr, il garda toutes ces interrogations pour lui. Ses amies les auraient-elles comprises ?
Tout ça le mettait mal à l'aise.
Depuis qu'il avait quitté le domaine des Hamplot, il avait d'ailleurs une sorte de nausée qui ne passait pas.
Était-ce cet étalage de fortune que la jeune fille lui avait fait ?
A moins que ce ne fut lié au contre-coup de sa rencontre avec le naja ? Ou encore, à cet encens au santal qui imprégnait toutes les pièces de la grande maison ?
Il n'aurait su le dire.
Une suée froide lui baigna soudain le front et il eut comme une sensation de soif grandissante. Il écarta son col en grimaçant.
Poucy s'en aperçut et lui demanda s'il allait bien. Il acquiesça mollement.
Martinou réagit à son récit :
- Il n'y a pas à s'y tromper, ce que tu nous racontes là nous ramène une fois de plus au Colonel... Il a été posté aux Indes durant une bonne partie de sa carrière.
- Et tu crois que les thugs étaient pour quelque chose dans sa disparition ? s'étonna Mirliton.
- Pourquoi pas ? Il s'agit peut-être d'une vengeance...
Les paroles de Martinou résonnèrent étrangement dans le crâne de Pirouly. Ses yeux le piquèrent et sa vue se troubla.
Il cligna des paupières assez fortement pour dissiper le flou.
Quand il fixa son regard sur le mur du fond, il ne put réprimer un cri d'effroi, ce qui fit sursauter ses camarades.




Là, devant lui, la sorcière des bois de la tourbière venait de sortir du mur en briques. Elle avait les bras tendus, et son visage improbable affichait un sourire édenté, des plus sinistres. Elle tira sur une laisse au bout de laquelle il y avait une poule.
En voyant la poule battre des ailes, le jeune garçon poussa un second cri de terreur : la poule avait la tête du vieux Yvon !
A cet instant, les filles se consultèrent rapidement et se penchèrent sur leur ami.
- Pirouly, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu cris comme ça ?  s'alerta Martinou.
- Tu as mal quelque part ? demanda Poucy.
Il semblait que tout son sang avait quitté Pirouly. Ses lèvres, même, avaient viré au bleu.
- Il faut l'asseoir ou bien l'allonger, préconisa Mirliton en le voyant vaciller.
Elle rappela à elle tous ses souvenirs des exercices de secourisme passés en début d'année scolaire.
Pirouly, sans avoir la force de bouger, cria :
- Là....là... Regardez ! Derrière vous !
Mais les filles eurent beau se retourner, elles ne virent rien d'alarmant.
- Arrête ! Tu nous fais flipper à la fin, protesta Martinou, impressionnée.
- Pirouly ! Regarde moi ! Regarde moi ! Là ! Eh, ho ! Pirouly !
Poucy tenait le jeune homme et claquait des doigts devant lui. Mais son regard vide ne pouvait se détacher d'un au-delà qui leur échappait.
Pirouly voyait bien la Paulette. Il l'entendit même lui dire de sa voix grasseillante :
- Salut mon Colonel ! Il faut rentrer maintenant. La maison vous attend.
Cornelune et Craquembois, les deux volatiles de la vieille, surgirent à leur tour de la pénombre et volèrent autour de lui comme s'ils voulaient le soulever de terre en s'agrippant à ses épaules.
Pirouly se débattit vigoureusement. Il les chassa en bougeant les bras de tous côtés.
Martinou, Poucy et Mirliton esquivèrent les coups avec beaucoup de difficultés.
- Il est en train de faire une sorte de crise d'épilepsie. J'ai une copine qui a ce genre de crise. Aidez-moi à le maîtriser. Il faut le tenir le temps que ça passe, conseilla Poucy en se jetant la première sur le garçon agité.
Pirouly vit bien Poucy approcher, mais les grandes oreilles bleues qui venaient d'apparaître au milieu des boucles courtes et brunes de son amie, l'effrayèrent de plus belle.
- Non ! Pas le lapin bleu ! Pas le lapin bleu !
Il la repoussa violemment.
- Je sais pas ce que la Quorratulaine lui a fait ingurgiter, mais il délire complètement.
Martinou tentait à son tour d'approcher mais, aux yeux de Pirouly, son visage se brouilla pour se distordre fantastiquement et prendre, finalement, les traits de Mr Citrouille.
Quant à Mirliton, elle portait maintenant la cagoule en toile de jute de Corbac l'épouvantail.
Il se débattit deux fois plus pour échapper à cette vision.
- Laissez-moi ! Je ne suis pas le Colonel ! Laissez-moi tranquille !
La poule de la Paulette se mit à lui mordiller les mollets avec les dents du père Yvon.




C'est alors que Ronflette apparut, vêtu d'un pagne blanc, à la manière des hindous. Il portait une ceinture de fer, dont la boucle figurait une tête de naja.
- Ah ! Grégorien ! Aide-moi, je t'en supplie ! Ils veulent me faire du mal.
Ronflette, d'un geste solennel, écarta les fantasmagoriques importuns. Il posa ensuite une main rassurante sur le torse de Pirouly et l'exhorta à se calmer.
Cette main eut un effet apaisant sur lui, et il sentit son rythme cardiaque et sa respiration revenir à la normale.
Il vit encore quelques lumières rouges et bleues clignoter dans les cheveux bruns de son ami.
Les lèvres de son camarade bougeaient, mais il ne parvenait pas à capter ce qu'elles lui disaient.
Il recula d'un bond.
La boucle naja en fer forgé de Ronflette, avait pris vie et grandissait, se dressant jusqu'à son visage, comme une menace entre lui et son ami d'enfance.
Le visage de Ronflette se figea, puis s'ouvrit en deux pour laisser apparaître celui de Quorratulaine Hamplot.
Les yeux de celle-ci projetèrent des rayons violets tandis qu'elle brandissait un cœur encore palpitant entre ses doigts.
Pirouly jeta alors un œil effrayé à sa propre poitrine. Mais... C'était donc son cœur que tenait la jeune fille ?
Un trou béant s'étendait sanguinolent sous sa clavicule gauche.
Tout vacilla.

Martinou, Poucy et Mirliton étaient maintenant assises au chevet de leur ami dans une des chambres de l'hôpital de Chambard. Elles le voyaient encore s'agiter entre ses draps malgré les calmants que le médecin lui avait administrés.
- Je me demande bien ce qu'il peut avoir, murmura Mirliton en se rongeant les ongles d'angoisse, les manches de son sweat masculin trop larges remontées jusqu'aux coudes.
- Je suis certaine que cette peste de Quorra lui a fait avaler un truc pas clair, grogna Martinou en cherchant sa tresse disparue pour la triturer.
- Mais, il nous a dit qu'elle avait pris du gâteau et du thé, comme lui, tempéra Poucy tenant à rester juste.
- Si ça se trouve, il l'a pas senti, mais le cobra l'a mordu en passant à ses pieds, supposa la jeune parisienne.
- Mais non ! Une morsure de cobra, tu la vois ! Ça nécrose les tissus. Les médecins l'auraient vue.
- Vous l'avez entendu ? Dans son délire, il se défendait d'être le Colonel, se rappela Poucy.
- Ce sont les histoires de réincarnation de la Hamplot et les prétus de la Paulette. Dans son esprit il aura associé les deux.
- Mais, Martinou, c'est vrai qu'il avait l'air vraiment possédé notre Pirou. Il m'a vraiment fait peur avec ses yeux révulsés et sa salive au bord des lèvres. J'ai vraiment cru qu'un truc s'était glissé en lui, confia Mirliton d'une petite voix plaintive.
Martinou haussa les épaules, mais ses camarades sentirent qu'elle avait été impressionnée plus qu'elle ne l'admettait.
En elle-même, elle reconnut que le Colonel, bien que disparu depuis plus d'un siècle, avait encore de l'influence sur l'esprit des gens. Elle avait du mal à accepter d'y être soumise aussi. Rien que son évocation neutralisait ses facultés habituelles à raisonner de façon plutôt efficace. C'était agaçant pour elle. Tout ça à cause de ce cauchemar !
Jusqu'ici, elle avait plutôt fui cette influence, mais elle sentait qu'il allait falloir agir pour y remédier. Les choses s'envenimaient et elle devait reprendre la main.
Si l'évocation de la mémoire du Colonel avait un tel effet sur elle, elle réalisait que, si les esprits existaient, ils pouvaient très bien s'emparer d'une personne vulnérable pour manifester quelques messages de l'au-delà.
Mais elle se serait bien gardée de l'exprimer à haute voix, elle, si cartésienne.
- Sans compter que le para l'a désigné comme étant le Colonel !
- Poucy, t'es pas sérieuse ? Tu vas pas tenir compte des mots d'un alcoolique ?
- Moui, tu as raison. Comme on ne peut se fier aux histoires d'une petite fille riche mythomane et d'une vieille recluse à moitié folle... Mais c'est quand même bizarre que ces trois personnes, que tout sépare et qui n'ont aucun contact les unes avec les autres, évoquent un possible retour du Colonel soit par le biais de la magie, de la réincarnation ou de la possession...
Cette réflexion laissèrent les filles songeuses. Pirouly restait inerte dans ses draps blancs. Seuls des frémissements de ses paupières montraient encore l'agitation de ses songes.
- Alors la Paulette aurait jeté un sort à ce pauvre Pirouly en lui dessinant ce signe sur le front ? reprit Mirliton comme si elle trouvait cette explication la plus probable et la plus assimilable.
- Le mieux est que nous trouvions la Paulette et que nous lui posions la question directement, résolut Martinou.
- Ah oui ? Et comment tu la trouves ? Pirouly n'a même pas vu sa cambuse.
- Il nous en a dit assez pour qu'on retrouve son secteur. A l'orée du bois où il est entré, il nous a dit que les Bartichaut avaient plumé leurs pigeons. On devrait donc trouver un joli tas de plumes. Ensuite, on descend tout droit la roche boisée et on devrait tomber sur le rideau de lierre, ensuite, les cairns d'ossements, les mobiles avec les membres de poupées, et là, le rocher, près duquel Pirouly a rencontré la Paulette, devrait être en vue.
- Et tu crois qu'elle nous y attend bien sagement ? continua à douter Poucy.
- Non. Mais on la cherchera. Je suis sûre qu'elle habite pas loin. Une cabane dans les bois, c'est quand même pas compliqué à trouver !
Leur chef semblait si sûre d'elle que Poucy et Mirliton furent d'accord pour la suivre.
- Et Gazpouel ?
- Quoi, Gazpouel ?
- Bah, faudrait peut-être le coincer à jeun pour savoir s'il sait des choses sur la disparition de Whereasy... On aurait dit qu'il le connaissait bien... Il a peut être fait des recherches sur son histoire...
- T'as raison, Poucy. Ne négligeons aucune piste. Ça m'ennuie de devoir dire ça, mais il va falloir qu'on s'approche de la maison sur la colline. Il me semble que c'est le seul endroit où nous pourrions trouver à coup sûr des renseignements sur le Colonel Whereasy.
Mirliton et Poucy regardèrent Martinou avec admiration. Elle prenait enfin le dessus sur sa hantise de l'endroit.
Pirouly remua sur sa couche, en proie à elles ne savaient quelles nouvelles visions perturbantes.
Mme Roulier passa la tête dans l'entrebâillement de la porte de la chambre, et entra sur la pointe des pieds.
- Merci les filles d'avoir veillé sur mon bébé pendant que je m'occupais du dossier administratif, leur chuchota-t-elle de sa voix douce et calme. Je vais prendre le relais. Vous pouvez y aller. Mon mari vous attend au parking pour vous ramener à Barroy. Il est tard. Je vais sûrement rester là cette nuit, au cas où il se réveillerait.
Martinou lui céda son siège.
- Tenez-nous au courant de son état, lui demanda-t-elle.
- Chut, parle moins fort... Oui, sans problème, je vous tiendrai au courant. Vous inquiétez pas. Il le garde en observation jusqu’à demain. Le médecin dit que ça peut être simplement une réaction au vaccin qu'il a eu il y a quelques jours. Ça entraîne chez certaines personnes de fortes fièvres et des hallucinations...

Dans la nuit, Pirouly revint à lui.
Mais, ce qu'il vit lui fit aussitôt refermer les yeux, convaincu qu'il était encore dans une de ces visions paranormales.
Un homme au teint brunâtre, aux cheveux et à la barbe tout aussi foncés, était penché sur lui et l'observait de ses yeux couleur or avec une acuité étrange. Ce sont ses paroles lancinantes, à peine murmurées, qui avaient dû tirer le jeune garçon de son sommeil.




Quand il avait vu que Pirouly ouvrait les yeux, il avait porté à sa bouche un index déformé afin qu'il garde le silence.
Aussi rapide que fut l'aperçu du jeune malade, il avait pu constater que ce qui déformait l'index de l'homme lui prenait aussi toute la main et semblait se répandre le long du bras pour entamer son épaule et son cou. C'était comme si une écorce épaisse et verdâtre avait pour ambition de remplacer sa peau.
Torse nu, il portait à son cou une amulette ressemblant fort au signe que la Paulette avait tracé sur son front.
Pirouly réunit toutes ses forces pour tenter d'appeler, mais aucun son ne voulut sortir de sa bouche. C'était comme si toute sa volonté avait été annihilée.
Il rouvrit les yeux.
L'homme était toujours là, le scrutant de ses yeux décidément fascinants. Il lui sembla toutefois moins malveillant. Quelque chose du fond de sa pupille semblait tirer Pirouly vers lui. Il eut d'ailleurs la sensation qu'il se redressait sur ses oreillers, comme tiré par un cable invisible.
Il voulut encore lever la main pour se saisir de la poire que l'infirmière avait placée à portée, afin qu'il puisse l'appeler en cas de besoin. Mais son bras resta cloué au matelas.
L'homme recula alors peu à peu en le fixant toujours avec la même intensité, ses lèvres murmurant quelques prières incompréhensibles, puis disparut, absorbé par l'obscurité.
Pirouly put enfin tourner la tête et remuer ses autres membres. Il aperçut sa mère blottie sous une couverture de fortune et recroquevillée dans le fauteuil installé près de son lit. Cela eut pour effet de le rassurer aussitôt.

Dès le lundi matin, les filles arpentaient la roche barrésoise sur sa partie boisée dominant la tourbière. Elles descendaient le chemin que Pirouly avait suivi le jour d'avant au pas de course, et comptaient bien qu'il les mènerait au repaire de la Paulette.
La pluie avait refait son apparition depuis l'aurore et donnait au paysage un flou gaussien des plus désagréables. Elles avaient dû revêtir cirée et bottes en caoutchouc, ce qui ne les empêcha pas de ressentir le froid et l'humidité au plus profond de leurs os.
Quand elles parvinrent au rideau de lierre, elles comprirent pourquoi cette zone envahie de lianes avait tant impressionné le jeune Pirouly.
C'était comme si cette végétation antédiluvienne vous happait, vous écrasait, comme pour ne jamais plus vous rendre au monde des vivants.
Mirliton ressentit soudain le besoin de parler, intimidée par les formes menaçantes formées par l'entrelacs des branchages et des végétaux parasites.
- J'espère que Pirouly va mieux ce matin. Depuis que je suis arrivée, je le trouve changé... J'avais bien l'impression qu'il couvait quelque chose.
- Ah ! Tu trouves ? Il grandit aussi. C'est sûrement ça, temporisa Poucy.
- Non. Mirliton a raison. Il a un comportement différent. Il se renferme. Je crois qu'il a des problèmes au collège...
- Ah bon ! Il te l'a dit ? s'étonna Poucy.
- Non, pas vraiment... Mais je le connais bien. Il a sa fierté. Il ne dira rien... Ou bien, c'est à cause de moi...
- A cause de toi ! Pourquoi ?
- J'ai peut-être été trop dure avec lui...
- C'est vrai que j'ai remarqué que tu ne le ménageais pas depuis un certain temps, reconnut Poucy.
- Oui, j'ai remarqué aussi. C'est tendu entre vous, ajouta Mirliton.
Martinou écarta une branche morte et montra un des petits cairns d'ossements sur le bord du chemin. Une goutte d'eau de pluie, qui était parvenue à percer le plafond opaque du sinistre bois, en profita pour se glisser dans l'entrebaillure de son col. Elle frissonna.
- Je... Je vous ai pas dit mais... Mais, à la rentrée, il m'a envoyé une lettre...
Ses deux camarades s'étonnèrent.
- Une lettre ? Mais pourquoi ? Vous vous voyez presque tous les jours, et vous habitez pas loin l'un de l'autre...
- Je sais bien, Poucy. C'est ce que je me suis dit quand j'ai reconnu son écriture sur l'enveloppe. J'ai trouvé cinq longues pages en l'ouvrant.
- Cinq pages ?! s'exclama Mirliton à son tour. Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien te vouloir en cinq pages ?
Martinou sembla hésiter à poursuivre.
- Bon, les filles, j'ai trop besoin d'en parler... Alors je vais vous le dire. Ça m'a trop perturbée. Mais vous le garderez pour vous, hein ? C'est juré ?
Les filles jurèrent et écarquillèrent grand leurs oreilles, prêtes à écouter la révélation que Martinou avait à leur faire au sujet du garçon de la bande.
- Pirouly ne doit ab-so-lu-ment pas savoir que je vous en ai parlé... D'ailleurs cela risquerait d'aggraver sa situation... Son moral en serait très entamé.
Les filles s'étaient arrêtées en plein milieu du mobile aux têtes de poupées et aux oursons éventrés, à la fois impatientes et inquiètes de ce que Martinou allait leur annoncer.
- Je crois que c'est assez difficile comme ça pour lui, en ce moment...
- Il est pas malade au moins ? s'assura d'abord Poucy.
- Non, non ! Rassures-toi ! C'est pas ça. En fait, il m'a écrit très longuement son état d'esprit de la rentrée... Surtout par rapport à Anthony...
- Anthony ? C'est ton petit ami ? Qu'est-ce qu'il vient faire là ? demanda Mirliton de plus en plus intriguée.
- Pirouly m'a écrit que les choses ont changé depuis que je sors avec lui. Il m'a expliqué qu'il se sentait abandonné, et puis, après avoir rappelé toutes les aventures qu'on a vécues depuis qu'on est amis, il a fini par exposer sa conclusion...
Poucy et Mirliton la fixèrent avec insistance.
- Et ?!
Martinou avança de nouveau dans le bois obscure, comme pour fuir leur regard. Elles la suivirent. Elles connaissaient Martinou, si elle les faisait lambiner, c'est que, soit elle était très fière de son annonce, soit elle était au contraire un peu honteuse. Étant donné son air, elles penchaient pour la seconde hypothèse.
Elles aperçurent entre les troncs pourris un énorme rocher. Ce devait être là que Pirouly avait vu Paulette pour la dernière fois.
- Allez, dis-nous Martine ! Juré, on ne dira rien.
Mirliton l'avait presque forcée à arrêter.
Martinou dut faire face.
- Eh bien, il en est arrivé à la conclusion qu'il avait des sentiments pour moi, lâcha-t-elle tout de go en rosissant un peu, chose très rare chez elle.
- Bah, nous aussi on a des sentiments pour toi, sinon on ne serait pas amies, réagit aussitôt Poucy en refusant de donner à la phrase de sa leader le sens plus évident qu'elle avait.
- Non ! Non ! Il voulait dire qu'il en concluait qu'il était amoureux de moi, clarifia Martinou agacée de devoir clarifier.




Ses deux amies demeurèrent bouche ouverte, visiblement interloquées.
- Et... Comment tu... Comment tu as réagi ?
- Mal, je crois... J'ai ignoré sa lettre. Ça m'a mise tellement mal à l'aise ! J'ai zappé... Après, j'ai été en colère. J'ai eu l'impression qu'il gâchait tout... Vous comprenez, c'est comme mon petit frère !
Ses amies compatirent, imaginant en silence qu'une pareille déclaration les aurait probablement mises dans le même embarras, et remerciant le ciel d'avoir été épargnées.
- Je crois qu'il est en pleine confusion. Il a toujours été le seul garçon du groupe et là, le fait de voir Anthony arriver, il se sent un peu mis au second plan. C'est sûrement ça.
Martinou adressa un sourire désabusé à Poucy, qui tentait de minimiser l'événement.
- Peut-être. Mais du coup, j'ai hésité à le recroiser, et j'évite encore d'être seule avec lui pour pas avoir à aborder le sujet.
- Vous devriez plutôt crever l'abcès, non ? conseilla Mirliton qui faisait le parallèle avec sa propre relation amoureuse en suspens.
- Tu as raison. Il faut juste que je trouve les mots et le courage. J'ai pas envie de lui faire du mal.
- Pirouly est plus jeune que nous. Il se cherche encore un peu. Il nous voit en couple, alors ça doit lui mettre la pression, supposa Poucy. Il confond un peu les choses. Faut pas lui en vouloir.
- J'aimerais bien t'y voir, ronchonna Martinou. Mais qu'est-ce qui lui a pris de m'écrire une telle lettre ?!
- Faut vraiment que tu en discutes avec lui, insista Mirliton.
- En attendant, les filles, pas un mot à ce sujet. Rappelez-vous, vous n'êtes au courant de rien...
Poucy et Mirliton jurèrent encore une fois de garder le silence.
Elles se mirent alors à arpenter le bois autour du rocher.
Mirliton regardait particulièrement où elle mettait les pieds de peur de retomber dans un de ces trous de boue si traîtres.
À part le froissement des feuilles sous leurs pas et le craquement de quelques branches, pas un son ne se faisait entendre dans cette partie du bois. Mais il n'y avait pas non plus l'ombre d'une cabane.
- Je suis pourtant certaine qu'on est pas loin du repaire de la Paulette, affirma Martinou pour se redonner du courage ainsi qu'à ses troupes.
Elles revinrent toutes les trois près du gros rocher.
Poucy entreprit d'en faire le tour. Elle remarqua alors un petit bosquet d'aubépines ayant perdu presque toutes ses feuilles, mais dont le branchage était très dense. Elle n'y prêta d'abord pas grande attention, mais sa rétine avait enregistré une masse plus large et longue au sein de ce buisson. Le temps que son cerveau identifia bientôt cette masse comme anormale au milieu de branches plutôt fines, elle s'était éloignée. Elle revint donc quelques pas en arrière.
Elle avait vu juste. Il y avait quelque chose d'insolite dans ce buisson. Une légère fumée s'en échappait très discrètement. Une cheminée ?
- Les filles venez voir ! appela-t-elle, toute excitée.
Martinou et Mirliton rappliquèrent et la trouvèrent en train d'écarter les branches prudemment pour éviter les longues épines acérées.
- Regardez donc ça !
L'extrémité d'un tuyau de poêle et son chapeau caractéristique apparurent nettement malgré la peinture de camouflage qui le recouvrait.
- Ah, c'est ça ! Mon nez ne m'avait pas trompée. Depuis tout à l'heure je sentais comme une légère fumée de bois, dit Martinou.
- Quelqu'un fait donc du feu là-dessous.
Elles sourirent toutes les trois.
- Pas étonnant qu'on ne trouve pas de cabane ! La Paulette loge sous terre. Y a plus qu'à chercher comment on rentre.




Sur la proposition de Martinou, elles se mirent à soulever chaque feuille morte sur le pourtour du rocher gris.
- Là ! J'ai trouvé ! Une chaîne sous le feuillage, s'écria Mirliton comme si elle avait décroché la timbale de la fête foraine.
Les filles tirèrent de toute leur force sur la chaîne et une trappe se souleva devant elles, juste à la base du rocher.
Elles avancèrent d'un pas prudent jusqu'à l'orifice ainsi découvert.
Un escalier de meunier en bois disparaissait dans les profondeurs obscures de la terre.
Les filles se consultèrent.
Fallait-il entrer là-dedans ?
Elles n'avaient pas prévu de lampes torches.
Était-il bien prudent de s'aventurer là sans voir où elles mettaient les pieds ?
- Il vaudrait mieux qu'on revienne ? proposa Mirliton peu emballée à la perspective de descendre à l'aveuglette.
- Non. On n'a pas le temps. Je te rappelle que Pirouly est à l'hosto et que son état est préoccupant. Si cette vieille peut nous aider à découvrir ce qui lui arrive, il faut absolument qu'on la voit, trancha Martinou.
Puis, elle appela de tous ses poumons :
- Madame Paulette ! Madame Paulette ! S'il vous plaît, répondez ! ... Madame Paulette ! On a besoin de vous !
Sa voix se perdit dans les tréfonds de la terre. Rien ne bougea dans le trou obscure.
Elles restaient penchées au-dessus des premières marches, scrutant l'obscurité pour surprendre un mouvement, une réaction, un bruit, une réponse.
Aussi furent-elles surprises que la réponse espérée surgisse dans leur dos.
- Scratchoum ! Qui n'y a encore ! Qu'est-ce que vous ni voulez à c'te vieille Paulette, rack ?
Dans un bond, elles durent faire volte-face.
La vieille sorcière se trouvait là, surgie de nulle part, un ragondin mort dans une main, et un gros lièvre, tout aussi mort, dans l'autre. Sa besace, sur son flanc gauche, débordait de plantes sauvages et, le sac plastique transparent, pendant à son flanc droit, laissait deviner une récolte généreuse de châtaignes.
Ses fidèles volatiles survolèrent les trois intruses pour finalement se percher au sommet du rocher, non sans leur avoir données un vilain coup d'ailes au passage.
Les filles resserrèrent les rangs. Bien qu'effrayée elle aussi par le visage biseauté de la sorcière, Martinou s'enhardit à lui répondre :
- Excusez-nous de venir vous ennuyer dans votre retraite, mais nous sommes des amies de Pirouly...
La Paulette roula des yeux, comme à son habitude, mais d'une manière qui fit penser qu'elle ne savait pas de qui Martinou lui parlait.
- Euh... Vous savez, le jeune chasseur que vous avez croisé hier matin...
- Arkh ! Ce jeune marcassin... Pfffh ! Je lui avais pourtant bien fait jurer de tenir sa langue... J'aurais mieux fait de la lui couper sur le champ pour rallonger ma soupe !
En inclinant la tête du lièvre vers sa ceinture, elle montra le long poignard cranté qui y pendait.
Les filles se blottirent un peu plus les unes contre les autres.
- Rassurez-vous, ça restera entre nous. On a découvert cette trappe par hasard. Pirouly n'y est pour rien, tenta de le défendre Martinou en reculant d'un pas avec ses copines.
- Pfffh ! On dit ça, et puis bientôt c'est tout le village qui viendra chercher des noises à la Paulette. Hein ? C'est bien des noises qu'z'êtes venues chercher ?! Allez, oust ! Déguerpissez !
Mais les trois amies restèrent en place, bien plantées sur leurs jambes flageolantes.
- Nous sommes venues chercher des réponses. Pirouly est au plus mal. On ne sait pas ce qui lui arrive. Est-ce que vous lui auriez fait quelque chose ?
La vieille femme passa sous son nez la main qui tenait son ragondin pour ramasser l'écoulement d'une de ses narines. Sa bouche en biais mâchouilla nerveusement.
- Qu'est-ce qui lui arrive au p'tit con ? Mpfhh !
- Eh bien, il a été pris d'hallucinations et de fortes fièvres. Il a été hospitalisé.
- Hompf ! C'est pas le premier à qui la Paulette donne des cauchemars. J'ai peut-être un peu trop forcé hier... Il a eu les jetons, rack ! Voilà tout...
La vieille recluse semblait sincèrement embarrassée.
Martinou et ses amies sentirent bien que sous un extérieur bourru, la Paulette était peut-être plus sensible qu'elle ne le laissait paraître.
- Allez ! Poussez vous d'là ! Laissez moi rentrer dans ma tanière !
Elle se fit son chemin à coups de ragondin et de lièvre, et descendit les premières marches.
- Madame, s'il vous plaît, dites-nous en plus ! supplia Martinou. Vous sembliez redouter un danger pour Pirouly... On aimerait savoir à quoi vous pensiez...
Sans se retourner, elle leur bougonna :
- A quoi bon ! On me prend pour une folle ! Tsssss !!
- Mais pas nous ! s'écria Martinou avec force et conviction. On sait que vous êtes une guérisseuse. Vous pouvez aider Pirouly... S'il vous plaît !
La vieille descendit encore quelques marches en haussant les épaules. Cornelune et Craquembois veillaient du haut du rocher.
- Pouah ! Alors ? Vous venez !? C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? Garces ! Vous allez nous faire repérer ! pesta-t-elle avant que les ténèbres ne l'engloutissent au bas des degrés.
Les filles se consultèrent hâtivement et se résolurent à rejoindre la sorcière dans son antre.




vendredi 21 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 6 (dernière partie)

Quorratulaine l'entraîna vers une table et, ouvrant les bras, cria :
- Talein !
Un monument surmonté d'un dôme énorme, flanqué de deux plus petits, était représenté en maquette. Ce monument principal était également encadré par quatre minarets et, à ses pieds, s'étendait un bassin arboré.
- C'est joli ce palais... Ça se trouve où ?
Quorra se pencha vers lui :
- Tu ne connais pas le Taj Mahal ? C'est un mausolée, pas un palais... Il se trouve à Agra au nord de l'Inde, un peu à l'ouest du Gange. Mon père m'a offert cette reproduction en miniature pour mes dix ans. Regarde... Tout est reproduit fidèlement, jusqu'au moindre détail des arabesques de la façade, et avec les mêmes matières : marbre, jaspe, turquoise, malaquite, lapis-lazuli... Et, regarde, le jardin ornemental, ce sont de vrais arbres miniatures. Mon jardinier les taille régulièrement. J'ai mieux encore...
Elle activa une manette sur le côté de la table, et de minis jets d'eau s'activèrent sur les différentes fontaines des canaux en croix.
Quorratulaine s'amusait comme une enfant de cinq ans avec sa maison de poupée.
- Tu vois, la forme octogonale évoque les huit jardins du Paradis. Et là, tu vois, les minarets sont légèrement penchés vers l'extérieur... Ça, c'est pour éviter qu'en cas de tremblement de terre, ils ne tombent sur le mausolée. Comme pour les vrais.
- Ingénieux, ne sut que reconnaître Pirouly, déstabilisé par l'enthousiasme de la jeune fille.
- Mais tu préfères peut-être que je te raconte la jolie histoire d'amour qui entoure ce monument ?
Elle minauda en ondulant jusqu'à lui et lui prit doucement la main. Le garçon eut un instant de panique. Il avait déjà eu son lot d'émotions et d'informations pour la journée. Il craignait soudain que la jeune indienne ne lui assène le coup de grâce.
- Ce temple a été érigé au dix septième siècle par l'empereur moghol Shah Jahnan, en hommage à son épouse Arjumand Banu, morte en couches. Il a édifié ce bâtiment pour symboliser tout l'amour qu'il portait à Arjumand, qu'il avait connu enfant... Tu te rends compte ? Ils avaient notre âge ! Et ils sont tombés fous amoureux l'un de l'autre !
Pirouly dut fuir son tendre sourire, quelque peu gêné. Elle serra son bras et l'entraîna vers un autre couloir du labyrinthe tout en continuant son récit.
- Elle lui a donné quatorze enfants quand même... Avant de mourir, elle lui a fait promettre de construire un bâtiment qui serait le symbole de la pureté de leur amour, et de sa solidité. Quelque chose d'éternel... Il a mis vingt deux ans à construire le Taj Mahal. Mais il a tenu sa promesse. Toutes ces années, son amour n'a fait que se renforcer par delà la mort. Oh ! Que c'est romantique ! Tu trouves pas ? C'est quand même autre chose qu'un pavillon de banlieue, non ?
Pirouly dut sourire complaisamment pour éviter de la contredire.


- Tu te rends compte que, même lorsque son fils le fit emprisonner, Shah Jahan resta les yeux rivés sur le temple dédié à sa bien-aimée. Il parait qu'il est mort en regardant la lumière du mausolée, la lumière de leur amour. Ils reposent l'un à côté de l'autre encore aujourd'hui ! C'est merveilleux, dis ?
Elle pencha sa tête sur son épaule, lèvres tendues et entrouvertes en le regardant avec des yeux de chatte câline.
Pirouly détourna le regard et avança d'un pas en toussotant. Il demanda :
- Sinon, tu sais ce que c'est qu'un feugues ?
Quorratulaine se détacha de lui, retombant sur terre comme si elle avait sauté du haut du Taj Mahal.
- Tu as écouté ce que je viens de te dire ? lâcha-t-elle, mécontente.
- Euh, oui, c'est une jolie histoire, se crut obligé de dire Pirouly devant le regard courroucé de la belle.
Elle sembla se calmer un peu.
- Je te croyais plus romantique que ça, avoua-t-elle sur le ton de la déception.
- Je le suis, mais...
- Oui, tu as avalé un dictionnaire d'hindi ce matin, et tu as du mal à le digérer apparemment, l'interrompit-elle, cassante.
- Non, c'est pas ça, mais...
- Alors, pourquoi toutes ces questions ?
- Bah, avec les livres que tu m'as offerts, j'ai découvert certains mots que je ne connaissais pas, crut-il bon de mentir.
- Mouais... Ce sont des livres sur la méditation. Je ne me souviens pas qu'il soit question de thugs...
En même temps, elle le prit par la main et le tira d'un geste d'impatience pour le planter devant la dernière toile de la galerie.
- C'est ça un thug !
Le garçon écarquilla les yeux. Il ne vit que des caravanes aux toiles colorées devant lesquelles des hommes en turban faisaient la fête autour d'un feu de camp. L'un jouait du fifre,l'autre agitait un tambourin, tandis qu'un troisième semblait raconter une histoire à un auditoire dont l'attention était entièrement tournée vers lui.
- Ce sont des saltimbanques ? interrogea Pirouly qui ne savait pas trop ce qu'il devait regarder.
Quorratulaine secoua la tête en signe de dénégation.
- Non. Regarde mieux. Tu ne vois rien d'étrange ?
Le jeune barrésois détailla la toile. Il distingua alors un personnage qu'il n'avait d'abord pas remarqué. D
e par son attitude, il détonnait pourtant avec le reste. Un peu dans l'ombre, il était posté derrière un gros homme au turban richement orné et à la bourse bien garnie, de riches bijoux au cou et aux mains, qui s'amusait du spectacle, à en juger ses yeux pétillants et son large sourire.
L'homme, derrière lui, affichait une toute autre expression.
Un regard fourbe et un rictus cruel lui donnaient un air totalement malveillant, accentué par les reflets rougeâtres du feu de camp. Ses mains tenaient un foulard tendu à l'extrême, foulard qu'il s'apprêtait à passer autour du cou du prospère marchand.
Pirouly jeta un œil au nom de la peinture : "La stratégie du thug".
Il comprit aussitôt pourquoi le dictionnaire de Mirliton ne leur avait pas livrés la signification du mot. Ils l'avaient tous orthographié phonétiquement à la française, plutôt qu'à l'anglaise.
- C'est un bandit de grand chemin ?
- C'est plus que ça ! Les thugs sont les membres d'une secte adepte de Kali, la Déesse de la mort. Ils tuent par besoin et par plaisir, pour faire offrande à cette Déesse qu'ils adorent. Ils attiraient souvent les riches marchands et leur caravane en se présentant eux-mêmes comme des confrères. Ils leur proposaient de voyager ensemble et de partager les frais d'une escorte armée, escorte armée qui était, bien sûr, à leur solde. Ils mettaient bien en confiance leurs compagnons de voyage en partageant leurs jeux, leurs divertissements, leurs repas... Et au moment où les pauvres victimes s'y attendaient le moins, ils les étranglaient à l'aide d'un roumal, un foulard de soie. Tous les membres de la famille du marchand, ses employés, ses amis, tout le monde y passait !
- C'est horrible ! Et pourquoi ils tuaient comme ça ? Ils ne pouvaient pas se servir de leur sabre ?
- Selon la légende de Kali, tuer son ennemi en versant de son sang donne naissance à un nouvel ennemi. Quand les Dieux firent appel à Elle pour détruire un démon nommé Raktabija, lorsqu'elle le débusqua, elle lui trancha la gorge et tira la langue pour récupérer chaque goutte de sang. Car le sang de ce démon avait la particularité de donner naissance à un autre démon s'il touchait le sol. Mais, le fait d'avoir bu ce sang la rendit folle, au point qu'elle se mit à danser frénétiquement sur le monde, provoquant des tremblements de terre. Alors, Shiva intervint et se coucha sous ses pieds pour arrêter la destruction du monde. Les thugs la vénèrent car elle a la réputation de rendre fort, et de faire oublier la peur. Ce qui les aidait bien dans leur entreprise...
Quorra jugea de l'effet que son récit avait sur son camarade. C'était sa petite vengeance après le manque d'inspiration dont il avait fait preuve à l'écoute de l'histoire du Taj Mahal. Et cela marchait, étant donnée la pâleur qu'affichait le jeune garçon.
Elle afficha un petit air satisfait.
- Tu... Tu sais s'il en existe encore des thugs ? demanda-t-il en pensant au bois traversé ce matin là et à cette atmosphère menaçante qu'il y avait ressentie.
La jeune indienne le fit languir sciemment.
- Je ne sais pas vraiment... Les anglais prétendent avoir éradiqué la secte au milieu du dix neuvième siècle. Mais ce sont les mêmes anglais qui se vantaient d'avoir mis fin à la cérémonie d'immolation des veuves...
- Mais... S'il en reste... Ils sont en Inde de toute façon ?
Quorratulaine, voyant l'inquiétude percer chez le garçon, en rajouta :
- Tu sais... Aujourd'hui... Avec tous les moyens de transport... Tout le monde peut bouger rapidement ! Les frelons asiatiques ont bien gagné le midi de la France...


Le jeune garçon déglutit avec difficulté. Quorra en profita pour demander d'un air insidieux :
- Tu veux voir à quoi ressemble leur patronne ?
Et sans attendre de réponse, elle le guida vers le dernier recoin du couloir. Une dernière niche s'y trouvait. Elle faisait un mètre cinquante de hauteur sur cinquante centimètres de largeur et abritait une statue en pierre grise.
Une seule lumière éclairait la Déesse de la mort par en dessous, et lui donnait, de ce fait, un air encore plus inquiétant.
- Cette statuette vient de Calicut, la ville de Kali. Mes parents l'ont acquise il y a deux ans. Impressionnant, non ?
Cette Déesse était effectivement très impressionnante avec ses multiples bras, son collier de crânes humains, sa ceinture à laquelle pendaient une dizaine de bras en guise de pagne, et son visage à la langue rougeâtre et au regard mauvais qui vous perçait de part en part d'un feu jaune incandescent.
Pirouly ressentit soudain cette pièce comme oppressante. Sa lumière tamisée, son plafond bas... Il eut la sensation que les murs vacillaient. Il dut s'appuyer à Quorra.
- Ça ne va pas ? s'enquit aussitôt son hôtesse avec un petit sourire ambiguë.
- Non. Je crois que j'ai besoin d'air. Il fait trop chaud ici...
Elle lui planta une fois de plus ses ongles manucurés dans le poignet et le guida vers un passage en briques, ressemblant à un petit tunnel.
- Viens, on va passer dans la serre. A cette saison, il fera toujours plus frais qu'ici...
Pirouly eut à peine le temps d'apercevoir le petit autel, couvert de bougies et de fleurs séchées, installé au fond de la pièce. Il sentit bien, en revanche, les nuées d'encens qui s'en échappaient et l’odeur vive et douce du bois de santal. Il ne put distinguer lequel de ces nombreux Dieux présidait sur cet autel votif.
Ils débouchèrent en haut d'un grand escalier en pierre.
Le spectacle auquel assista Pirouly lui rendit tous ses esprits.
Au-dessus de sa tête, un énorme dôme épousait le pignon de la villa, son dos de verre, soutenu par d'énormes poutrelles en métal incurvées, laissant passer les pales rayons de ce soleil d'automne.
L'humidité qui l'accueillit lui fit comme l'effet d'un brumisateur en pleine canicule.
Au pied des marches, il aperçut une flore luxuriante et variée qui montait à l'assaut des poutrelles  et recouvrait toute la surface de la serre.
Quorratulaine était-elle une fée et venait-elle de l'emmener en une enjambée dans la jungle qui s'étendait entre Calicut et le mont Nilgiri ?
En descendant les degrés qui les amenèrent sur le petit chemin sablonneux traversant en ligne droite la serre, ils provoquèrent l'envol de plusieurs oiseaux colorés dont Pirouly ignorait le nom. Peut-être avait-il reconnu un perroquet et une perruche, mais les autres lui étaient inconnus. Il n'aurait jamais soupçonné l'existence d'oiseaux au physique si particulier et aux coloris si variées.
Un paon vint vers eux de sa démarche gracieuse. Il déploya sa queue puis disparut dans un sentier transversal.


- Ouah ! La vache !... Euh, excuse-moi, ça m'a échappé...
Quorratulaine lui adressa un regard de réprobation. Mais elle sourit très vite à nouveau.
- Mon père collectionne les vieilles pierres et les belles voitures. Ma mère, elle, collectionne les plantes exotiques. Ici, c'est son domaine. Ça fait office de volière aussi. Que serait une jungle sans oiseaux ?
Effectivement les cris d'oiseaux qui emplissaient le dôme à la Buffon, ajoutaient à l’illusion et contribuaient au dépaysement.
- Viens, le thé est servi.
Quorra lui montra une table ronde, carrelée de mosaïques aux différentes nuances de bleu, dressée dans une petite clairière au milieu de cette jungle reconstituée.
Un service à thé y était disposé qui prouvait que de petites mains agissaient en coulisses et pourvoyaient aux moindres désirs de Mlle Hamplot.
Pour une visite imprévue, Pirouly fut flatté d'être aussi bien reçu, et dut reconnaître que le luxe avait ses avantages.
Il allait s'assoir quand Quorratulaine fronça les sourcils.
- Tututututut.... Gentleman !
Elle baissa ses jolis yeux sombres sur l'une des chaises en fer à l'assise et au dossier faits de lames de bois.
Le jeune garçon comprit qu'il lui fallait tirer la chaise et la présenter à son hôtesse. Il s'exécuta avec beaucoup d'application. Ravie, elle prit place en ramassant ses cheveux noirs pour les placer du même côté.
Cela fit sourire Pirouly qui se souvint aussitôt de la grossière imitation de Ronflette avec son écharpe en laine.
- Qu'y-a-t-il de drôle ? demanda la jeune fille, inquiète.
- Oh, rien, rien. Je me disais juste que tu étais une fille bien surprenante...
Attendrie, elle s'aventura à lui toucher la main comme pour le remercier de ce qu'elle prenait d'emblée pour un compliment.
- C'est vrai ? Ça me fait plaisir que tu me dises ça. Toi aussi je trouve que tu es différent des autres garçons... Ça me plaît beaucoup.
Pirouly, peu habitué aux compliments, surtout venant d’une représentante de la gente féminine, retira sa main doucement pour déployer une longue serviette en coton brodé sur ses genoux, le regard fuyant dans les méandres des plantes environnantes. Il aperçut au-dessus de sa tête une grande plante de laquelle pendaient de grosses fleurs jaunes pales en forme de trompette.
- Je ne regrette vraiment pas d'être venu. Je passe un super moment, confia-t-il d'un ton neutre qui pouvait faire douter de sa sincérité.
La jeune indienne minauda, cherchant son regard.
- Tu veux goûter au thé chaï ? Ça vient d'Inde... On le fait infuser avec du lait de riz. Tu vas voir, c'est délicieux !
Elle s'empara de la théière et versa un liquide couleur caramel dans la tasse de son invité.
- Tu as vu ? Je fais le service pour toi. C'est la première fois que cela m'arrive.
- Merci Quorra. Je suis très touché de cette attention.
Un silence gêné s'ensuivit durant lequel elle se contenta de papillonner des yeux et, lui, de sourire niaisement.
Elle leva enfin sa tasse au niveau de ses lèvres, invitant son convive à faire de même. Ils purent au moins faire disparaître quelques secondes leur confusion en plongeant leur nez et leurs yeux au fond de la tasse de chaï.
Puis ressortant de cette apnée salvatrice :
- Alors ? Tu aimes ?
Pirouly eut un instant de trouble, ayant compris qu'elle le forçait à mettre à jour ses sentiments.
- Euh, quoi ?
- Le thé chaï, tu aimes ?
- Ah, pardon... Euh, oui... C'est nouveau. J'aime bien... J'aime beaucoup même...
- Alors tu vas goûter au halwa de Madhamati. Tu vas voir, il est délicieux ! Personne ne le réussit aussi bien qu'elle !
Quorra se pencha sur une petite desserte sur laquelle une portion d'un gâteau carré aux tons jaunâtres avait été disposée dans deux assiettes à dessert. Elle remit à Pirouly celle qui lui était destinée.
- Sinon, tu as donc lu les livres que je t'ai offerts ? improvisa-t-elle en entamant distraitement du bout de sa petite cuillère sa part de gâteau.
Un gros ara bleu vint se poser sur la branche d'un citronnier. Pirouly y jeta un œil émerveillé en répondant :
- Oui... Enfin, j'ai commencé... Ce n'est pas une lecture facile, mais il y a des choses intéressantes à propos de la spiritualité.
- Tu n'as pas mis le pendentif que je t'ai offert ? s'assura-t-elle d'un air de reproche en tendant la main au-dessus de la table pour abaisser le col de son invité.
Pirouly eut un mouvement de recul et reboutonna le col de sa chemise.
- Non, excuse-moi, mais je ne supporte pas d'avoir quelque chose autour du cou. J'ai l'impression d'étouffer. Je ne suis pas très bijoux en général... Mais je l'ai posé sur mon bureau... Il est très joli. Il me plaît, je t’assure...
Quorra parut dubitative.
- C'est une sorte de talisman ? reprit Pirouly qui tenait absolument à lui prouver son intérêt pour le pendentif offert.
- Oui, si tu veux qu'il le soit... Shiva veille sur toi. Il symbolise son troisième œil. On n'en a jamais trop pour voir la vraie nature des gens...
Le regard profond qu'elle lui lança mit Pirouly très mal à l'aise. Il y sentit comme une interrogation, voire un reproche. A cet instant, il eut la sensation que la jeune fille n'était pas dupe sur les réelles motivations liées à sa venue.
- Un talisman ? C'est pas ce qu'on appelle un prétou en hindi ?
Le garçon avait veillé à amener sa question de manière la plus naturelle possible. Il mâcha calmement la portion de halva qu'il venait de mettre dans sa bouche.
Quorratulaine leva les yeux au ciel.
- Ça n'a rien à voir ! Le prétu est une âme non réincarnée à cause d'absence de rites funéraires ou à cause de rites funéraires mal effectués. Cette âme se réfugie dans la jungle et erre de longues années avant de trouver un nouveau corps à habiter.
Pirouly avala de travers son halva et dut reposer sa tasse de chaï, sa toux violente menaçant de la faire déborder.
- Ça va aller ? s'enquit Quorratulaine.
Pirouly tournant au cramoisi, elle dut se lever pour lui tapoter dans le dos.
- Ça va, réussit-il à prononcer après avoir bu un peu, j'ai du prendre une trop grosse bouchée.
Il releva la tête pour prendre sa respiration.
C'est alors qu'il remarqua l'habillage particulier du pignon de la villa auquel s'appuyait le dôme en verre. De chaque côté des marches par lesquelles ils étaient arrivés, une structure en bois, percée de mille petits interstices, épousait le mur. De plus larges trous ressemblaient à de petites lucarnes en ogive.
D'où il était, il eut l'impression de voir une gigantesque tête de mouche tentant d'entrer sous la verrière, ses deux yeux multi facettes exorbités et les marches figurant une trompe striée.
- C'est un moucharabié, expliqua Quorratulaine, le zénana des Rajahs en était souvent décoré. Cela permettait aux femmes du harem de voir ce qui se passait dans les rues et les cours intérieures du palais sans risquer d'être vues... Mais viens, on va faire quelque pas. Tu as besoin de respirer...
En se levant, il bouscula une des grosses fleurs trompettes qui le surplombaient. Alors qu'ils s'éloignaient tous deux, la plante exotique libéra de petites graines noires suintantes qui vinrent échouer dans la tasse que Pirouly avait abandonnée sur le bord de la table.
L'hôtesse et son invité remontèrent d'un pas lent l'allée de plantes vertes aux feuilles larges et brillantes.
- Ça doit être un travail monstre que d'entretenir cette serre. Ta mère ne travaille pas ?
- Si, elle travaille. Mais maman se charge surtout de choisir les plantes à acheter et leur emplacement. Après, ce sont les jardiniers qui s'occupent de l'entretien. Maman leur établit leur planning chaque semaine. Ils savent exactement ce qu'ils ont à faire.
Pirouly s'interrogera intérieurement sur la réelle passion de Mme Hamplot pour le jardinage. Quel plaisir prenait-elle à ce jardin si elle ne mettait jamais les mains dans la terre ?
- On se croirait en été ici, c'est chouette ! Et...
Il se figea soudain, tandis que sa camarade faisait un bond en arrière en poussant un petit cri d'effroi.
Un mouvement sur le sable venait d'attirer leur attention et il reconnut avec stupeur le mouvement sinueux caractéristique d'un serpent.


- Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria-t-il sans plus oser bouger.
Quorratulaine, toute tremblotante, articula d'une petite voix :
- C'est Belkacem. Il s'est encore échappé du vivarium.
Le serpent devait faire près d'un mètre cinquante, et ses écailles gris terne lui donnaient un aspect inquiétant.
Pirouly voulut bouger une jambe, mais aussitôt le serpent se dressa devant lui et aplatit son cou. Il avait déjà vu ce type de serpent dans des émissions animalières à la télévision. C'était un naja. Il savait que cette espèce était l'une des plus dangereuses au monde. Le venin de ce serpent pouvait tuer en quelques minutes.
Une suée froide monta au front du jeune homme.
- Il faut que j'aille chercher de l'aide, annonça Quorra.
- Non ! Ne bouge pas ! Il est en position d'attaque. J'ai peur que si tu bouges il se jette sur moi.
Elle fut surprise de voir le sang-froid du jeune homme face au danger. Elle ne l'en aurait pas cru capable sous ses allures fragiles et avec sa timidité.
Pirouly, jambes et bras légèrement écartés, fixait le naja qui commençait à osciller doucement à un mètre de lui.
Il avait appris que les najas pouvaient se déployer avec une force et une rapidité incroyable et, à cette distance, il savait qu'il n'aurait pas le temps de réagir et d'échapper à son attaque.
Le venin le paralyserait en quelques minutes, puis ce serait le coma, l'arrêt respiratoire et l'arrêt cardiaque.
Belkacem le naja oscillait de droite et de gauche lentement, ses petits yeux noirs braqués sur sa proie.
Pirouly, instinctivement, se mit à osciller sur ses jambes au même rythme que le serpent. Le naja développa davantage son capuchon.
- Naja cracheur ou pas ? demanda Pirouly entre ses dents serrées.
Quorratulaine, retenant sa respiration, souffla :
- Non. C'est un cobra à lunettes.
La question était importante pour la stratégie du garçon. Pirouly savait qu'un cracheur visait précisément les yeux, alors qu'un serpent à lunettes se jetait sur sa proie pour mordre.
Dans le premier cas, en se protégeant les yeux de sa main en visière, il limiterait le risque, le venin de celui-ci n'ayant pas d'effet sur la peau.
Malheureusement pour lui, c'était le cobra à lunettes et, s'il attaquait, il avait peu de chance de s'en sortir indemne.
Mais, contre toute attente, le serpent naja replia sa collerette et s'aplatit à nouveau au sol. Il rampa doucement jusqu'aux pieds de Pirouly. Il dut résister fortement à la tentation de crier et de sauter en arrière. Il sentit sa mâchoire trembler.
Quorra laissa échapper un petit cri plaintif en mordant sa main pour l'étouffer.
Belkacem fit le tour de Pirouly, puis glissa jusqu'aux premières plantes bordant le chemin pour disparaître dans la jungle artificielle des Hamplot.
Le jeune garçon relâcha toute sa tension et sauta sur place, secoué de frissons de répulsion. Il haletait, comme s'il avait couru un cent mètres.
- Pouah ! Mais comment c'est possible cette histoire ! Vous êtes pas bien de lâcher une bestiole pareille ici !
Quorratulaine, toute penaude, se tenait bras ballants, sans savoir quoi dire.
Elle jeta un œil inquiet sous le feuillage, aussi loin que son œil pouvait pénétrer.
- Restons pas là, finit-elle par dire. Je dois prévenir Amogh, le responsable du vivarium. Je vais lui passer un savon. Un accident va arriver un jour avec sa négligence.
Pirouly ne put que confirmer. Il dut s'arrêter toutefois près de la table ronde où ils avaient pris leur collation. Ses jambes lui manquaient soudain. Il prit sa tasse de thé et l'avala cul sec pour se redonner de la force. En la reposant, il lui sembla que l'anse était un peu collante. Mais il n'y prêta pas plus attention que cela et suivit Quorra, pressé de quitter les lieux et soucieux de ne pas se retrouver une nouvelle fois face au naja.
Il allait emprunter l'escalier par lequel ils étaient arrivés, mais Quorratulaine lui fit signe de le contourner pour atteindre une petite porte en bois qui ouvrait sous les marches.
- Le vivarium est par là. Et pour me faire pardonner cet incident, je t'emmène ensuite voir les voitures de collection de mon père dans le garage souterrain. Les garçons aiment toujours les voitures...
Elle lui fit un clin d'œil et l'entraîna dans le vivarium. Il n'osa pas lui dire que, lui, son truc, c'était pas les voitures mais plutôt les bouquins.
Quand ils eurent disparu par ce passage, un mouvement se fit au-dessus, derrière le moucharabié. Deux voix, s'exprimant à voix basse, filtrèrent à peine par les petits carrés de bois.
- Vous avez vu ça ? Belkacem s'est incliné devant lui...
- Oui, Anurag, j'ai vu... Il n'y a plus à douter... C'est bien lui, le garçon de la prophétie ! Le naja ne peut pas se tromper. Il a reconnu son maître, répondit la voix féminine à celui qui venait d'exprimer sa stupéfaction après avoir assisté à la scène (comme son interlocutrice) dissimulés derrière la cloison du moucharabié.
- Que faisons-nous ?
- Il faut maintenant le ramener à nous. Prépare la cérémonie...


vendredi 7 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 6 (1ère partie)


Chapitre VI




Après un buffet froid organisé pour l'ensemble des chasseurs dans le garage des Roulier, Pirouly s'esquiva avec Ronflette pour trouver refuge dans sa chambre située dans les combles.
Pirouly n'avait pas eu l'appétit que cette expédition matinale et toutes ces émotions auraient dû provoquer chez lui. Il faut dire qu'au sortir de chez Mirliton, Ronflette avait voulu passer voir le tableau de chasse exposé dans la cour de leur ancienne école.
Toutes ces pauvres petites bêtes plombées, alignées les unes contre les autres, le plumage ou le poil ensanglanté, lui avaient quelque peu retourné l'estomac.
Et puis, il y avait cette perspective de visite à Quorratulaine qui ne l'enchantait pas du tout et qu'il s'était laissé imposer par sa chef de groupe. Cela finissait de lui couper l'appétit.
Ils étaient tous les deux assis au bord du lit.
- Détends-toi Pirouly. Ça va bien se passer. Il suffit que tu sois relax et aimable.
Pirouly eut un sourire ironique. Relax et aimable ?! Avec cette peste de Quorratulaine ?! C'était une autre paire de manche ! Il allait encore devoir se forcer à lui faire des risettes et à écouter ses sornettes.
- Ce qui marche avec les filles (et je l'ai testé), c'est qu'il faut leur parler d'elles. Dis-lui que tu la trouves jolie, et pose lui des questions sur ses goûts, sur sa vie...
- Mais cette fille est inintéressante ! Je saurai pas quoi lui dire...
- Eh ! Tu as vu comment elle te regarde ? Elle te regarde avec sa langue !
Et Ronflette fit mine de lécher une glace géante.
- Elle te lèche du regard. La moitié du boulot est fait mon pote !
Pirouly, gêné, sourit et replaça ses bras maigres sur ses cuisses, ne sachant pas quoi en faire.
- Elle te kiffe ! Profites-en. Elle te parle gentiment à toi. Tu as vu comment elle m'a parlé à moi ? Et puis, même si elle ne te plait pas, dis-toi que c'est un entraînement et que ça te servira pour une fille que tu aimes. T'auras moins de stress.
Le jeune novice dodelina de la tête, pas convaincu.
Ronflette se mit soudain à chercher quelque chose autour de lui. Il jeta son dévolu sur l'écharpe en laine noir de son camarade.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Pirouly en le voyant passer l'écharpe sur sa tête de manière à faire retomber chaque pan sur ses oreilles et ses épaules.
- Voilà, faisons une simulation ! Je suis Quorratulaine !
Il lissa ses faux cheveux en laine en un geste précieux et papillonna des yeux en le regardant timidement par en-dessous.
Pirouly ne put s'empêcher d'éclater de rire.
- Tu verrais ta tête ! Tu ne ressembles pas du tout à Quorra...
- Allez, Pirouly, fais un effort de concentration et d'imagination ! Imagine : vous êtes tous les deux en tête à tête dans sa graaaaande et beeeeelle maison... Tu dois lui faire la conversation et la séduire un peu.
- Mais je ne veux pas la séduire, je te dis !
- Rappelle-toi que tu y vas pour obtenir des infos. Si tu l'ignores et que tu mets pas un peu du tien, tu vas revenir sans rien. Tu veux faire plaisir à Martinou ?
Ça c'était une chose dont Pirouly était à peu près sûr. Il acquiesça fermement. Sérieux, il se creusa donc la tête pour sortir une première amorce de conversation.
- J'aime bien tes cheveux...
Ronflette cessa de papillonner des yeux et, consterné, regarda son apprenti dans les yeux.
- Mets y un peu du tien ! Qu'est-ce que tu veux qu'elle réponde à ça ? Soit un peu plus profond.
- Bah, je sais pas. Tu m'as dit d'amorcer, j'amorce. Après c'est à elle de jouer.
Ronflette secoua la tête faisant bouger ses faux cheveux en écharpe.
- Non, non,non,non, non... C'est pas comme ça que ça marche. Donne lui l'occasion de s'exprimer mais en la mettant en valeur. Là, tu vas lui laisser penser que tu as une image d'elle superficielle.
- C'est ce que je pense réellement.
- Faut pas qu'elle le sente.
- Donc, la séduction est une sorte de stratégie ?



Ronflette resta la bouche ouverte. Il n'avait pas réfléchi à ça.
- Bon, c'est pas le débat. Recentre-toi.
Ronflette repositionna son écharpe perruque et joua avec le bout comme Quorratulaine l'aurait fait avec ses longues mèches brunes.
Pirouly chercha l'inspiration.
- Qu'est-ce que tu penses de la position d'Emile Zola dans l'affaire Dreyfus ?
Son ami s'emporta :
- Pirouly ! Tu le fais exprès, c'est pas possible ? Elle sait même pas qui c'est ce Zola. T'as pas mieux pour mettre à l'aise ?
Pirouly, tout penaud de se faire sermonner, réfléchit encore.
- Je peux peut-être lui parler poésie ? Les filles aiment bien la poésie, soumit-il avec précaution.
Ronflette poussa un soupir désespéré.
- Mais ce sont des trucs d'intellectuel mon Pirou. Tu vas droit dans le mur avec ça...
Pirouly se redressa d'un coup et fit des allers et retours de la fenêtre en pignon jusqu'à son lit.
Il s'agaça à son tour :
- Mais tu me fais faire des trucs... C'est pas moi, ça, c'est toi... Cette assurance, cette présence, ce sens de la répartie, c'est toi... C'est pas moi. Faut que je reste moi.
Il se planta devant son ami resté assis sur le lit.
Ronflette reconnut qu'il fallait adapter. Son air sincèrement désolé fit redescendre l'exaspération de Pirouly.
- Excuse-moi Ronflette, tu fais ton maximum pour m'aider et c'est vraiment sympa... Mais, en plus, Quorratulaine n'est pas timide, alors arrête de jouer les vierges effarouchées... C'est plutôt le genre à prendre la direction des choses et je te jure que je vais pas avoir le temps d'en placer une à mon avis. C'est pour ça que je flippe. Faut plutôt qu'on imagine comment la maîtriser.
Il rit de sa propre boutade, un peu mal à l'aise.
Ronflette se leva à son tour, une expression énigmatique sur le visage.
- Très bien, c'est vrai, tu as raison. Changeons de méthode.
Sur ce, il plaqua le bout de ses doigts sur le plexus de Pirouly.
- Comment tu gères ça ?
Il força Pirouly à reculer car il cherchait à approcher son visage du sien. Celui-ci sentit à un moment donné la porte dans son dos. Il était bloqué.
Ronflette dégagea chaque pan d'écharpe de chaque côté de son épaule et, le visage décidé, se pencha sur celui de son camarade qui sentit bientôt son souffle.
- Euh, Greg, tu fais quoi ?
- Je suis Quorratulaine et je prends ce que j'ai envie de prendre en bonne jeune fille gâtée et capricieuse, répondit son jeune professeur en prenant un air et une voix exagérément sensuels.
Pirouly ne put s'empêcher de rire, mais redevint très vite sérieux en voyant que l'autre continuait d'approcher de son visage. Il fut soudain très mal à l'aise. Il n'avait jamais remarqué que son ami avait les sourcils aussi bien dessinés et l'iris si colorée. Il était pourtant persuadé que Grégorien Bartichaut avait les yeux marron, et là, il distinguait de larges pointes de vert que faisaient ressortir ses cils bruns foncés.
Il déglutit avec difficulté.
- Euh, je suis censé faire quoi, là ?
Les deux garçons étaient maintenant nez à nez.
- Improvise, laisse-toi aller, souffla Ronflette, alias Quorratulaine.
Pirouly plaqua la main sur la porte pour retrouver quelque chose qui le rattache à cette chambre. Ses jambes étaient en coton. Son cœur s'emballa. Ce n'était pourtant pas la jolie indienne qu'il sentait s'approcher tout contre lui... Quoi qu'il n'aurait pas vraiment su le dire car il ne voyait plus que ces yeux et ce nez si jolis, et cette bouche tendue dont émanait une agréable odeur de chlorophylle.
Il tenta encore de désamorcer la situation en murmurant :
- Tu crois que Quorratulaine sera aussi mal rasée ?
Mais étonnamment, Ronflette ferma les yeux et émit un "chuuuut" des plus envoûtant.
Pirouly ne sut pas bien lequel des deux avaient agi, mais leurs lèvres se touchèrent soudain. Le jeune garcon, tétanisé, eut l'impression de se fondre au bois de la porte.




Des chatouillis parcoururent ses lèvres, coururent sur son menton et s'échappèrent sur sa poitrine pour galoper à toute allure dans toutes les directions.
Il eut soudain l'impression de se retrouver au bord d'une falaise, partagé entre un vent printanier et un soleil radieux balayant le surplomb en prairie, et une bourrasque violente déplaçant de gros nuages sombres et chargés au-dessus d'une mer agitée.
Devait-il se laisser tomber dans l'herbe fraîche et les fleurs des champs pour regarder les papillons et les oiseaux traverser ce ciel bleu d'été, ou devait-il plonger de ce piton rocheux dans le gouffre pour s'écraser plus bas sur le granit battu violemment par les vagues écumantes ?
Il ne sut pas combien de temps il resta sur le seuil de cette sensation, mais, soudain, sa chambre se matérialisa de nouveau et il aperçut Ronflette qui se tenait à un mètre de lui, claquant des doigts devant son visage.
- Hey, simulation terminée Pirouly. Tu peux revenir parmi nous... Ouah, je sais pas où tu étais parti mais, t'étais loin. Laisse-toi aller comme ça avec la belle Quorratulaine, et je crois que tu pourras recueillir toutes ses confidences sur le rubis londonien...
Ronflette dut encore lui pincer la joue pour le faire sortir de sa torpeur.
Il chercha les yeux de son ami, interrogatif, mais Ronflette lui tourna le dos pour aller ouvrir la fenêtre et aérer.
- Que... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Son camarade lui rendit son écharpe.
- T'es prêt mon pote. Je vais te laisser te préparer. N'oublie pas de mettre un peu de parfum. Ça plaît toujours aux nanas.
Et comme Pirouly restait collé à la porte de sa chambre, il dut lui demander de lui laisser accès.
- Euh, oui, excuse-moi. Tu redescends ?
- Moui. Je retourne chasser cet après-midi. Les gars vont pas tarder à retourner en plaine.
Pirouly perçut sa hâte à quitter la pièce.
- Bonne chance pour ta visite chez Hamplot. Et te prends pas la tête...
Le jeune Bartichaut quitta la pièce et laissa Pirouly à ses réflexions.
Quand il eut refermé la porte, celui-ci toucha ses lèvres. Avait-il imaginé ce qui venait de se passer ? Ronflette n'avait pas eu l'air d'y prêter attention. Mais sa dernière réflexion, avant de sortir, évoquait-elle son rendez-vous à venir ou ce qui venait de se passer entre eux ?
Il trouvait qu'il avait quand même quitté les lieux de manière précipitée. Regrettait-il d'avoir poussé le jeu aussi loin ?
Après un blanc dans son esprit, c'était maintenant une grande bousculade dans la tête de Pirouly.
Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?
Tous ses amis semblaient intéressés par les flirts, et lui ne les comprenait pas... Jusqu'ici.
Il ne savait pas si Ronflette prenait bien la mesure de l'incident, mais pour lui, il s'agissait du premier baiser.
- Alors, c'est ça ! se dit-il.
Ses lèvres le brûlaient encore et ses jambes avaient du mal à retrouver leur mobilité.
Il se laissa glisser le long de la porte pour s'assoir à même la moquette.
Son imagination devait lui jouer des tours. Ronflette s'amusait toujours. Il venait seulement d'être victime d'une de ses blagues.
Pirouly déglutit difficilement et ferma les yeux.
Il lui sembla sentir encore cette légère odeur de musc que dégageait la peau de son camarade.
Son cœur ne semblait pas décidé à cesser de galoper.
Il passa dans la salle de bain attenante pour se passer le visage à l'eau froide. Quand il se redressa et vit son reflet dans la glace, son regard prit la poudre d'escampette.
Il essuya son visage vigoureusement et secoua la tête.
Ronflette était fou. Il faisait toujours un tas de choses irréfléchies.
Il décida donc de chasser cet incident de sa tête, et de faire comme son camarade : le considérer comme sans conséquences.




Cependant, en traversant la portion de rue qui menait chez la jeune indienne, il lui semblait encore sentir la bouche du jeune Grégorien se presser sur la sienne.
Lui revint aussi le moment où, rentrant de la chasse, son ami l'avait serré tout contre lui pour le consoler.
Il se fit violence pour penser à sa mission.
Il revaudrait d'ailleurs ça à Martinou qui l'envoyait se jeter dans les griffes de cette tigresse de Quorratulaine.
Au fur et à mesure qu'il approchait de la villa des Hamplot, son cœur faiblissait. Il faillit faire demi-tour et hésita longuement devant le haut portail noir avant de sonner à l'interphone.
- Résidence Hamplot ! Veuillez vous annoncer s'il vous plaît ! grésilla le haut-parleur.
- Euh, bonjour. Je suis Pierre Roulier, un camarade de classe de Quorratulaine. Est-ce que je pourrais la voir s'il vous plaît ?
- Un instant je vous prie !
Une minute passa avant que la concierge ne reprenne le micro.
- Oui. Vous pouvez entrer jeune homme. Mademoiselle va vous recevoir. En entrant, tenez votre droite pour rester hors de portée de la chaîne des dobermans.
Le portail s'ouvrit lentement devant lui, et quand il fit le premier pas dans la propriété, il comprit la consigne donnée à propos des chiens.
Deux dobermans l'accueillirent effectivement avec furie, la mâchoire écumante. Ils se jetèrent en avant, mais furent aussitôt ramenés en arrière par la longueur limitée de leur chaîne.
Quand leur maîtresse apparut, ils ne se contentèrent plus que de grogner et de fixer l'importun de leur regard feu intense.
Quorra vint à sa rencontre d'un pas léger et tranquille, sa chevelure flottant librement autour de son visage. Elle était vêtue d'un pantalon bouffant bleu azur, constellé de petites pierres brillantes. Son gros gilet en mohair, d'un bleu plus pâle, l'emmitouflait jusqu'au menton.
Elle lui adressa un sourire des plus accueillants.
- Quelle surprise ! C'est ce que je t'ai dit hier ? Tu n'as pas pu résister, hein ? Tout le monde veut la voir cette maison.
Elle lui déposa un baiser sur la joue, et passa son bras sous le sien pour l'entraîner avec elle vers l'énorme bâtisse dont seul le toit était visible depuis la rue, la propriété étant entourée de hauts murs et d'une haie de grands arbres.
Quorra le guida jusqu'à l'immense terrasse entièrement carrelée et sa pergola, dénudée en cette saison.
- Petit veinard ! Tu vas avoir droit à une visite gratuite et particulière. Et ne fais pas "ha" ou "ho", à toutes les pièces que tu verras. Je trouve ça d'un vulgaire... Et à la longue, ça m'agace !
- Tu sais, je suis venu pour te voir, toi. Tu n'es pas obligée de me faire visiter.
- Je suis très touchée que tu viennes enfin pour moi, mais je ne peux pas te faire manquer le tour de la propriété. Tu vas voir, ça vaut le coup.




Elle le fit entrer par la porte coulissante d'une large baie vitrée. Cette partie de la maison, plus basse, avait sûrement été ajoutée après la construction principale, plus imposante.
C'était la cuisine, une large pièce lumineuse de soixante mètres carrés, derrière laquelle un cellier et une lingerie représentaient la même surface.
- Mais viens, passons plutôt par là. Ici, c'est le domaine des domestiques. Je n'y mets les pieds que pour chiper les friandises de Madhumati, notre cuisinière.
Pirouly dut donc admirer à la vitesse de l'éclair cette cuisine digne d'un grand restaurant, et imaginer ce qui pouvait s'y préparer comme plats exotiques au milieu de ce carrelage et cette faïence vert émeraude, régulièrement intercalés avec des pierres jaunes dont le motif était un lotus.
La pièce suivante était encore plus vaste et lumineuse.
Elle donnait à droite sur la vaste terrasse extérieure, et à gauche sur un salon boudoir dont elle était séparée par de larges arcades drapées.
Cette pièce donnait toute la mesure de la vue qu'on avait sur la vallée, la maison étant construite en bordure du point le plus haut de la roche barrésoise. Par temps bien dégagé, on devait voir les villages alentour jusqu'à une bonne vingtaine de kilomètres.
Pirouly, après avoir admiré la vue, se tourna vers les quatre grandes arcades en stuc violet qui bordaient le salon, plus sombre puisque plus éloigné des fenêtres et masqué par de longues tentures mauves.
Quand il jeta un œil par-delà la tenture, il vit une ambiance plus feutrée et chaleureuse de ce côté-ci. Le salon comportait des couleurs à dominance orange, saumon avec des nuances vieux rose. Cela contrastait avec les couleurs bleutées de la salle principale.
Pirouly passa ses doigts sur la longue table d'acajou brillant. Cela lui fit penser au pelage d'une panthère tachetée et il fut étonné que cela n'en ait pas la texture. D'ailleurs, le dossier des nombreuses chaises qui entouraient la table se terminait par des têtes de fauves.
- Cette table peut accueillir jusqu'à cent convives, s'enorgueillit la jeune indienne en guettant la réaction de son visiteur à cette déclaration.
Deux grands vaisseliers se faisaient face à chaque extrémité de la pièce et laissaient voir à travers leurs vitres la magnificence de la vaisselle exposée ainsi, du plus petit verre jusqu'au plus grand plat en porcelaine, en passant par les couverts en argent, exposés sur une feutrine gris souris.
Mais les deux lustres clinquants, chargés d'illuminer cette immense salle à manger, semblèrent retenir davantage l'attention de Pirouly.
Le jeune garçon se dit qu'une fois allumés, il devait être impossible de voir dans cette pièce autre chose qu'un grand halo lumineux avec toutes ces matières brillantes qui ne devaient pas manquer de refléter la lumière en mille scintillements aveuglants.
Mais, comme l'en avait prié son hôtesse en début de visite, il se garda bien de manifester le moindre étonnement devant tout ça.
- On dîne tous les soirs ici.
Pirouly tenta d'imaginer les quatre Hamplot répartis sur chaque bord de cette immense table et en train de se téléphoner pour se demander de passer le sel.
Il se surprit à espérer que la nourriture était de meilleur goût que la décoration.
Il était bel et bien dans le temple du kitsch.
Il comprit mieux quand Quorra lui avoua que ses parents faisaient tout venir d'Inde.
Elle le fit ensuite passer dans un hall tout en marbre gris et blanc. Là, un escalier de la même matière menait à l'étage dans un mouvement tournant très élégant.
Pas un meuble, pas une plante ! Que le brillant froid du marbre !
- Je vais te montrer notre autel. C'est là que nous faisons nos dévotions...
- Tu es de quelle région de l'Inde ? demanda Pirouly en la suivant dans une pièce à l'ambiance feutrée, totalement à l'opposé du hall principal.
L'endroit était plus bas de plafond, la lumière tamisée caressait doucement les murs couleur sable.
- Moi, je suis née en France. Mais mes parents sont originaires de la côte du Malabar...
Comme Pirouly paraissait ne pas bien situer cette région, Quorra précisa :
- C'est la côte sud-ouest de l'Inde, la région de Kerala... Calicut exactement. Viens, je vais te montrer des fresques...
Elle l'entraîna plus avant dans la pièce qui était disposée comme une galerie d'art, garnie de paravents en contreplaqué qui formaient une sorte de labyrinthe permettant de découvrir les tableaux et les sculptures exposés en ménageant la surprise du visiteur.
Quorratulaine commença par attirer son attention sur le mur. Pirouly aperçut deux tableaux suivis d'une petite niche qui accueillait une sculpture.




- Les indiens sont un peuple très religieux. La religion principale est l'hindouisme. C'est la religion de ma famille. Les tableaux que tu vois là sont des chromos. Ils représentent chacun une scène de la vie d'un Dieu.
Pirouly admira le premier chromos.
On restait sur la base d'une figuration très colorée au dessin un peu maladroit. Il pensa que Mirliton goûterait sûrement le look haut en couleurs de ces Dieux.
- Tu as devant toi Krishna.
- Ah ? J'aurais dit Vishnou...
- Et tu n'aurais pas eu totalement tort. Krishna est un avatar de Vishnou. Les Dieux hindous changent régulièrement de nom au gré de leurs différentes incarnations.
- Tu crois à la réincarnation ?
Quorratulaine eut un léger sourire.
- Mais c'est la base de notre religion. Le principe même de l'élévation spirituelle est de pouvoir se réincarner pour atteindre une nouvelle étape vers le grand tout : brahma, la divinité qui est en nous.
- Je ne comprends pas bien...
- Je vais te raconter une histoire que ma grand-mère me disait pour mieux saisir brahma. A l'origine, chaque homme était un Dieu. Mais l'homme ayant abusé de ce pouvoir, Brahma, le Dieu des Dieux, choisit de le lui enlever. Il convoqua ses adjoints et chercha où cacher la divinité de l'homme. L'un suggéra de l'enfouir sous terre, mais Brahma fit valoir que l'homme, obstiné de nature, serait capable de fouiller le sol jusqu'à l'en extirper. Un autre suggéra de cacher ce pouvoir au fin fond des mers. Mais Brahma trouva une nouvelle fois cette cachette insuffisamment hors de portée de la sagacité de l'homme. Ces Dieux secondaires demandèrent alors à Brahma s'il avait une idée plus brillante que la leur. Brahma dit alors qu'il n'y avait qu'un seul endroit où cacher la divinité de l'homme : au fin fond de lui même car c'est le seul endroit où il ne penserait pas à la chercher. Et il en fut décidé ainsi.
Cette histoire laissa le jeune homme pensif. C'était une jolie histoire. Il fit instantanément une plongée en lui, et trouva l'endroit bien obscur pour y apercevoir une quelconque divinité cachée là. Et il réfléchit qu'éclairer le fond de soi était effectivement une chose peu innée. Mais il toucha du bout des doigts le concept.
Il trouva toutefois ce Dieu à la peau bleutée, une fleur de lotus sur la tête, le visage grimaçant, et un pied levé, peu concentré pour atteindre la vérité de soi. Comment pouvait-il aider quelqu'un à s'élever spirituellement ?
Quorra avança vers le chromos suivant.
- Lui, c'est Hanuman, le Dieu singe. Si Krishna est le Dieu de la séduction et de la protection, Hanuman est celui de la sagesse.
Bien qu'armé d'une massue en or, le singe barbu, affublé d'un pagne rouge et vert bordé d'or, d'innombrables colliers de toutes sortes, affichait effectivement un air plutôt serein.
Avec l'éclairage particulier à chaque figure, Pirouly eut un instant l'impression de regarder ces images lenticulaires qui, selon l'angle où vous les appréhendez, font changer de position le personnage qu'elles représentent.
Il put ensuite admirer une statue du Dieu Ganesh tout en porphyre. L'éléphant avait de jolies teintes myrtilles et les fixait de son regard tendre, sa trompe retombant patiemment sur son genoux droit, tandis que de l'une de ses mains il tenait une hache, de la seconde un noeud coulant, les deux dernières libres tenant leur paume tendue doigts vers le bas pour la gauche, vers le haut pour la droite.
- Ganesh est mon préféré, lui confia son hôtesse, en regardant avec tendresse le Dieu à tête d'éléphant. C'est le plus populaire en Inde aussi. Il symbolise la prospérité et la bonne fortune.
La jeune fille lui montra ensuite les représentations de Karttikeya et Parvati ainsi que les statues en pierre de lave à l'effigie de la Trinité Hindou : Brahma, Vishnou et Shivah.
Elle lui expliqua encore que Brahma était le Dieu créateur, Vishnou, le Dieu protecteur et Shivah, le Dieu destructeur.
Ainsi, chaque période d'une incarnation était présente : la naissance, la vie et la mort physique.
- Ta religion est très poétique mais  aussi très complexe, osa faire remarquer Pirouly.
Quorratulaine acquiesça volontiers :
- C'est mieux comme ça. Le vulgaire se tient à l'écart de l'hindouisme. Il faut avoir la foi, une véritable curiosité et une grande ouverture d'esprit pour s'y aventurer. C'est pour ça qu'il y a très peu de convertis.
Le garçon reconnut bien la vision élitiste de la jeune Hamplot.
Sur les panneaux de contreplaqué, elle lui montra une peinture des ghâts, les quais de Bénarès où les bains rituels avaient lieu. Le tableau restituait toute la beauté et la luminosité particulière de cet endroit de la planète. Des hommes et des femmes se purifiaient dans les eaux du Gange. D'autres faisaient des ablutions et d'autres, mains jointes, priaient. De cet ensemble ressortait une grande spiritualité. La particularité solennelle de cet instant transpirait de la toile.
- Les eaux du Gange sont empreintes de la pureté de Brahma car elles viennent de la montagne des Dieux : l'Himalaya, précisa la guide improvisée.
Le tableau suivant était, en fait, une photographie prise lors des fêtes de hôli, fête donnée en l'honneur de Krishna, au cours de laquelle le peuple Indien s'asperge de couleurs vives, devenant une véritable palette vivante et chatoyante.
Sur cette photo, tous les visages étaient joyeux. Sous cette pluie de poudres bleues, orange, vertes et rouges, une réelle communion semblait avoir lieu.
- Ça doit être amusant comme fête !?
- Oui, c'est pour célébrer le printemps. On célèbre la fertilité. Le vert, c'est pour l'harmonie, l'orange, pour l'optimisme, le bleu, pour la vitalité et le rouge, pour la joie et l'amour. Et quand on se jette les couleurs, on doit se dire : "bura na mano, hôli hai". Ce qui veut dire : "ne soyez pas fâché, c'est la hôli".




- Tu parles indien ?
- Oui. Mes parents m'ont appris le hindi.
Pirouly comprit que c'était le moment idéal pour faire avancer sa mission.
- Ah oui !? Alors peut-être sauras-tu me dire ce que signifie Laal Naabhi...
Quorratulaine suspendit le geste qu'elle était en train de faire en direction de ses cheveux. Elle cligna des paupières en penchant la tête sur le côté.
- Où est-ce que tu as entendu ça ? demanda-t-elle en laissant traîner chaque syllabe.
- Euh... Bah... Je l'ai lu dans le journal.
- Et à propos de quoi ? interrogea encore Quorratulaine, très sérieuse.
Pirouly hésitait. Il semblait avoir éveillé une curiosité inquiète chez la jeune fille.
- Pourquoi ? C'est un gros mot ?
Quorratulaine se ressaisit un peu et passa une mèche de sa longue chevelure brune derrière son oreille percée à trois endroits.
Elle marqua un temps, puis :
- Non, ce n'est pas un gros mot. Mais certains mot peuvent avoir une signification différente selon le contexte... C'est pour ça que je te demande.
- D'accord. En fait, c'était dans un article d'un journal anglais...
- Tu lis les journaux anglais ?
- Hum, oui, enfin, non... Mais peu importe... Cet article m'est tombé sous la main. J'en ai profité pour travailler mon anglais. J'ai à peu près tout traduit, sauf ce terme. L'article évoquait le cambriolage d'un musée à Londres. Un rubis a été volé ainsi que d'autres pièces rares. Son nom est apparemment le Laal Naabhi. Je me demandais si cela avait une signification...
- Le Nombril Rouge ! s'exclama Quorratulaine en se tournant vers le mur pour esquisser un geste qui échappa à son camarade.
- Tu connais ce bijoux ?
- Euh... Non, pas du tout. Je te traduis simplement ce que veut dire Laal Naabhi.
- Le Nombril Rouge alors ? C'est moins joli en francais. Tu sais si ce bijoux est célèbre ?
Quorra lui fit face à nouveau. Elle était un peu pâle. Elle l'entraîna dans la travée suivante.
- Non. Tu sais, il y a tant de joyaux dans le monde... Chaque monarque veillait à faire confectionner ou à acquérir des pièces rares et précieuses. Je sais juste que l'Angleterre a dans sa collection un bon nombre de pierres héritées de l'Inde...
- Volées à l'Inde, tu veux dire, corrigea le pertinent jeune homme.
Quorratulaine ne releva pas et choisit de continuer la visite de sa galerie.
- Tiens, tu voulais voir à quoi ressemblait la région d'origine de mes parents. Je te présente Calicut. C'est dans cette ville que toute la fortune de ma famille s'est construite. Elle s'est d'abord enrichie avec la vente de bois de tek et de bois de rose, et ensuite avec l'exportation de caoutchouc... C'est joli, hein.
Pirouly se rendit compte qu'elle était soulagée de changer de sujet. Il admira la jolie petite ville du bord de mer sur fond de jungle luxuriante avec un arrière pays très montagneux.
La peinture était datée de 1852, et il se fit la réflexion que l'ère industrielle avait du sûrement abîmer le charme de cette petite ville immortalisée dans toute sa splendeur et sa simplicité d'antan.
Quelques boutres se miraient dans les reflets de la mer d'Oman et apportaient une touche nostalgique à la toile.
- C'est cette ville qui a donné son nom au calicot, tu sais, le tissu de coton qui servait beaucoup à confectionner des vêtements au dix neuvième siècle.
- Non, je ne savais pas. J'ai appris plein de choses avec toi aujourd'hui, s'attendrit Pirouly.
Il s'aventura à poser sa main sur l'avant-bras de Quorratulaine. Il pensa aussitôt à Ronflette. Son ami serait bien surpris de voir à quel point la visite se déroulait bien et, également, de constater l'érudition de la jeune indienne.
Que lui arrivait-il ? Il commençait à la voir différemment et, du coup, il lui trouvait plus de charme.
Le tableau d'à côté était plus inquiétant.
- J'aime bien ce tableau aussi. Il montre une autre facette de l'Inde. Son côté plus sombre. Ce sont les tours de Malabar Hill. On les appelle aussi les tours du silence...




Pirouly approcha le nez du tableau.
- C'est quoi ces oiseaux qui volent au-dessus des tours ?
- Ce sont des nettoyeurs...
Le garçon l'interrogea du regard.
- Ce sont des vautours, précisa-t-elle. La communauté Farcis y dépose ses morts en offrande. Contrairement aux hindous, la religion Farcis interdit de mettre les défunts au contact des trois éléments, eau, feu et terre. Le moyen qu'ils ont trouvé, depuis des siècles, c'est de confier leurs morts aux charognards. En vingt minutes, il ne reste plus que les ossements. L'hygiène de la ville est préservé et leurs coutumes aussi.
Pirouly grimaça.
- Efficace !
- Ils pratiquent toujours de la sorte, mais ils sont confrontés au problème de la disparition progressive des vautours.
- Ah, je vois. Il n'y a plus personne pour faire le ménage...
- La communauté Farcis n'est plus très importante non plus. Alors ils ont trouvé un moyen d'accélérer le dessèchement des corps en installant, sur les tours, des panneaux solaires. L'odeur de décomposition prend fin plus rapidement.
La jeune fille semblait amusée par l'anecdote.
Pirouly, un peu barbouillé par le sujet, se hâta de passer au sujet suivant. Malheureusement, il n'était pas plus gai.
La scène peinte était des plus violentes, même si empreinte d'un certain lyrisme.
La scène nocturne représentait un bûcher funéraire sur lequel dansaient des femmes enflammées autour du corps du défunt. Les danseuses étaient joyeuses et libres malgré le feu s'infiltrant sous leurs vêtements et leur peau.
L'expression de leur visage oscillait entre l'extase et la folie.
- Ça représente la cérémonie du sati : "le bûcher des veuves dansantes". Ses épouses suivaient le défunt mari dans la mort.
- Mais c'est atroce ! On fait toujours ça ?
- Rassure-toi, le sati a été interdit en 1829. Mais, malgré cette interdiction, des cas ont encore lieu. Le dernier officiellement constaté remonte à quelques années seulement. Même si c'est devenu très marginal.
- Des fanatiques, sûrement !
Pirouly hésitait à poursuivre la visite.
- Allez, courage ! Je vais te montrer maintenant l'une des sept nouvelles merveilles du monde... Tu vas voir, c'est plus romantique...