vendredi 7 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 6 (1ère partie)


Chapitre VI




Après un buffet froid organisé pour l'ensemble des chasseurs dans le garage des Roulier, Pirouly s'esquiva avec Ronflette pour trouver refuge dans sa chambre située dans les combles.
Pirouly n'avait pas eu l'appétit que cette expédition matinale et toutes ces émotions auraient dû provoquer chez lui. Il faut dire qu'au sortir de chez Mirliton, Ronflette avait voulu passer voir le tableau de chasse exposé dans la cour de leur ancienne école.
Toutes ces pauvres petites bêtes plombées, alignées les unes contre les autres, le plumage ou le poil ensanglanté, lui avaient quelque peu retourné l'estomac.
Et puis, il y avait cette perspective de visite à Quorratulaine qui ne l'enchantait pas du tout et qu'il s'était laissé imposer par sa chef de groupe. Cela finissait de lui couper l'appétit.
Ils étaient tous les deux assis au bord du lit.
- Détends-toi Pirouly. Ça va bien se passer. Il suffit que tu sois relax et aimable.
Pirouly eut un sourire ironique. Relax et aimable ?! Avec cette peste de Quorratulaine ?! C'était une autre paire de manche ! Il allait encore devoir se forcer à lui faire des risettes et à écouter ses sornettes.
- Ce qui marche avec les filles (et je l'ai testé), c'est qu'il faut leur parler d'elles. Dis-lui que tu la trouves jolie, et pose lui des questions sur ses goûts, sur sa vie...
- Mais cette fille est inintéressante ! Je saurai pas quoi lui dire...
- Eh ! Tu as vu comment elle te regarde ? Elle te regarde avec sa langue !
Et Ronflette fit mine de lécher une glace géante.
- Elle te lèche du regard. La moitié du boulot est fait mon pote !
Pirouly, gêné, sourit et replaça ses bras maigres sur ses cuisses, ne sachant pas quoi en faire.
- Elle te kiffe ! Profites-en. Elle te parle gentiment à toi. Tu as vu comment elle m'a parlé à moi ? Et puis, même si elle ne te plait pas, dis-toi que c'est un entraînement et que ça te servira pour une fille que tu aimes. T'auras moins de stress.
Le jeune novice dodelina de la tête, pas convaincu.
Ronflette se mit soudain à chercher quelque chose autour de lui. Il jeta son dévolu sur l'écharpe en laine noir de son camarade.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda Pirouly en le voyant passer l'écharpe sur sa tête de manière à faire retomber chaque pan sur ses oreilles et ses épaules.
- Voilà, faisons une simulation ! Je suis Quorratulaine !
Il lissa ses faux cheveux en laine en un geste précieux et papillonna des yeux en le regardant timidement par en-dessous.
Pirouly ne put s'empêcher d'éclater de rire.
- Tu verrais ta tête ! Tu ne ressembles pas du tout à Quorra...
- Allez, Pirouly, fais un effort de concentration et d'imagination ! Imagine : vous êtes tous les deux en tête à tête dans sa graaaaande et beeeeelle maison... Tu dois lui faire la conversation et la séduire un peu.
- Mais je ne veux pas la séduire, je te dis !
- Rappelle-toi que tu y vas pour obtenir des infos. Si tu l'ignores et que tu mets pas un peu du tien, tu vas revenir sans rien. Tu veux faire plaisir à Martinou ?
Ça c'était une chose dont Pirouly était à peu près sûr. Il acquiesça fermement. Sérieux, il se creusa donc la tête pour sortir une première amorce de conversation.
- J'aime bien tes cheveux...
Ronflette cessa de papillonner des yeux et, consterné, regarda son apprenti dans les yeux.
- Mets y un peu du tien ! Qu'est-ce que tu veux qu'elle réponde à ça ? Soit un peu plus profond.
- Bah, je sais pas. Tu m'as dit d'amorcer, j'amorce. Après c'est à elle de jouer.
Ronflette secoua la tête faisant bouger ses faux cheveux en écharpe.
- Non, non,non,non, non... C'est pas comme ça que ça marche. Donne lui l'occasion de s'exprimer mais en la mettant en valeur. Là, tu vas lui laisser penser que tu as une image d'elle superficielle.
- C'est ce que je pense réellement.
- Faut pas qu'elle le sente.
- Donc, la séduction est une sorte de stratégie ?



Ronflette resta la bouche ouverte. Il n'avait pas réfléchi à ça.
- Bon, c'est pas le débat. Recentre-toi.
Ronflette repositionna son écharpe perruque et joua avec le bout comme Quorratulaine l'aurait fait avec ses longues mèches brunes.
Pirouly chercha l'inspiration.
- Qu'est-ce que tu penses de la position d'Emile Zola dans l'affaire Dreyfus ?
Son ami s'emporta :
- Pirouly ! Tu le fais exprès, c'est pas possible ? Elle sait même pas qui c'est ce Zola. T'as pas mieux pour mettre à l'aise ?
Pirouly, tout penaud de se faire sermonner, réfléchit encore.
- Je peux peut-être lui parler poésie ? Les filles aiment bien la poésie, soumit-il avec précaution.
Ronflette poussa un soupir désespéré.
- Mais ce sont des trucs d'intellectuel mon Pirou. Tu vas droit dans le mur avec ça...
Pirouly se redressa d'un coup et fit des allers et retours de la fenêtre en pignon jusqu'à son lit.
Il s'agaça à son tour :
- Mais tu me fais faire des trucs... C'est pas moi, ça, c'est toi... Cette assurance, cette présence, ce sens de la répartie, c'est toi... C'est pas moi. Faut que je reste moi.
Il se planta devant son ami resté assis sur le lit.
Ronflette reconnut qu'il fallait adapter. Son air sincèrement désolé fit redescendre l'exaspération de Pirouly.
- Excuse-moi Ronflette, tu fais ton maximum pour m'aider et c'est vraiment sympa... Mais, en plus, Quorratulaine n'est pas timide, alors arrête de jouer les vierges effarouchées... C'est plutôt le genre à prendre la direction des choses et je te jure que je vais pas avoir le temps d'en placer une à mon avis. C'est pour ça que je flippe. Faut plutôt qu'on imagine comment la maîtriser.
Il rit de sa propre boutade, un peu mal à l'aise.
Ronflette se leva à son tour, une expression énigmatique sur le visage.
- Très bien, c'est vrai, tu as raison. Changeons de méthode.
Sur ce, il plaqua le bout de ses doigts sur le plexus de Pirouly.
- Comment tu gères ça ?
Il força Pirouly à reculer car il cherchait à approcher son visage du sien. Celui-ci sentit à un moment donné la porte dans son dos. Il était bloqué.
Ronflette dégagea chaque pan d'écharpe de chaque côté de son épaule et, le visage décidé, se pencha sur celui de son camarade qui sentit bientôt son souffle.
- Euh, Greg, tu fais quoi ?
- Je suis Quorratulaine et je prends ce que j'ai envie de prendre en bonne jeune fille gâtée et capricieuse, répondit son jeune professeur en prenant un air et une voix exagérément sensuels.
Pirouly ne put s'empêcher de rire, mais redevint très vite sérieux en voyant que l'autre continuait d'approcher de son visage. Il fut soudain très mal à l'aise. Il n'avait jamais remarqué que son ami avait les sourcils aussi bien dessinés et l'iris si colorée. Il était pourtant persuadé que Grégorien Bartichaut avait les yeux marron, et là, il distinguait de larges pointes de vert que faisaient ressortir ses cils bruns foncés.
Il déglutit avec difficulté.
- Euh, je suis censé faire quoi, là ?
Les deux garçons étaient maintenant nez à nez.
- Improvise, laisse-toi aller, souffla Ronflette, alias Quorratulaine.
Pirouly plaqua la main sur la porte pour retrouver quelque chose qui le rattache à cette chambre. Ses jambes étaient en coton. Son cœur s'emballa. Ce n'était pourtant pas la jolie indienne qu'il sentait s'approcher tout contre lui... Quoi qu'il n'aurait pas vraiment su le dire car il ne voyait plus que ces yeux et ce nez si jolis, et cette bouche tendue dont émanait une agréable odeur de chlorophylle.
Il tenta encore de désamorcer la situation en murmurant :
- Tu crois que Quorratulaine sera aussi mal rasée ?
Mais étonnamment, Ronflette ferma les yeux et émit un "chuuuut" des plus envoûtant.
Pirouly ne sut pas bien lequel des deux avaient agi, mais leurs lèvres se touchèrent soudain. Le jeune garcon, tétanisé, eut l'impression de se fondre au bois de la porte.




Des chatouillis parcoururent ses lèvres, coururent sur son menton et s'échappèrent sur sa poitrine pour galoper à toute allure dans toutes les directions.
Il eut soudain l'impression de se retrouver au bord d'une falaise, partagé entre un vent printanier et un soleil radieux balayant le surplomb en prairie, et une bourrasque violente déplaçant de gros nuages sombres et chargés au-dessus d'une mer agitée.
Devait-il se laisser tomber dans l'herbe fraîche et les fleurs des champs pour regarder les papillons et les oiseaux traverser ce ciel bleu d'été, ou devait-il plonger de ce piton rocheux dans le gouffre pour s'écraser plus bas sur le granit battu violemment par les vagues écumantes ?
Il ne sut pas combien de temps il resta sur le seuil de cette sensation, mais, soudain, sa chambre se matérialisa de nouveau et il aperçut Ronflette qui se tenait à un mètre de lui, claquant des doigts devant son visage.
- Hey, simulation terminée Pirouly. Tu peux revenir parmi nous... Ouah, je sais pas où tu étais parti mais, t'étais loin. Laisse-toi aller comme ça avec la belle Quorratulaine, et je crois que tu pourras recueillir toutes ses confidences sur le rubis londonien...
Ronflette dut encore lui pincer la joue pour le faire sortir de sa torpeur.
Il chercha les yeux de son ami, interrogatif, mais Ronflette lui tourna le dos pour aller ouvrir la fenêtre et aérer.
- Que... Qu'est-ce qui s'est passé ?
Son camarade lui rendit son écharpe.
- T'es prêt mon pote. Je vais te laisser te préparer. N'oublie pas de mettre un peu de parfum. Ça plaît toujours aux nanas.
Et comme Pirouly restait collé à la porte de sa chambre, il dut lui demander de lui laisser accès.
- Euh, oui, excuse-moi. Tu redescends ?
- Moui. Je retourne chasser cet après-midi. Les gars vont pas tarder à retourner en plaine.
Pirouly perçut sa hâte à quitter la pièce.
- Bonne chance pour ta visite chez Hamplot. Et te prends pas la tête...
Le jeune Bartichaut quitta la pièce et laissa Pirouly à ses réflexions.
Quand il eut refermé la porte, celui-ci toucha ses lèvres. Avait-il imaginé ce qui venait de se passer ? Ronflette n'avait pas eu l'air d'y prêter attention. Mais sa dernière réflexion, avant de sortir, évoquait-elle son rendez-vous à venir ou ce qui venait de se passer entre eux ?
Il trouvait qu'il avait quand même quitté les lieux de manière précipitée. Regrettait-il d'avoir poussé le jeu aussi loin ?
Après un blanc dans son esprit, c'était maintenant une grande bousculade dans la tête de Pirouly.
Qu'est-ce qui n'allait pas chez lui ?
Tous ses amis semblaient intéressés par les flirts, et lui ne les comprenait pas... Jusqu'ici.
Il ne savait pas si Ronflette prenait bien la mesure de l'incident, mais pour lui, il s'agissait du premier baiser.
- Alors, c'est ça ! se dit-il.
Ses lèvres le brûlaient encore et ses jambes avaient du mal à retrouver leur mobilité.
Il se laissa glisser le long de la porte pour s'assoir à même la moquette.
Son imagination devait lui jouer des tours. Ronflette s'amusait toujours. Il venait seulement d'être victime d'une de ses blagues.
Pirouly déglutit difficilement et ferma les yeux.
Il lui sembla sentir encore cette légère odeur de musc que dégageait la peau de son camarade.
Son cœur ne semblait pas décidé à cesser de galoper.
Il passa dans la salle de bain attenante pour se passer le visage à l'eau froide. Quand il se redressa et vit son reflet dans la glace, son regard prit la poudre d'escampette.
Il essuya son visage vigoureusement et secoua la tête.
Ronflette était fou. Il faisait toujours un tas de choses irréfléchies.
Il décida donc de chasser cet incident de sa tête, et de faire comme son camarade : le considérer comme sans conséquences.




Cependant, en traversant la portion de rue qui menait chez la jeune indienne, il lui semblait encore sentir la bouche du jeune Grégorien se presser sur la sienne.
Lui revint aussi le moment où, rentrant de la chasse, son ami l'avait serré tout contre lui pour le consoler.
Il se fit violence pour penser à sa mission.
Il revaudrait d'ailleurs ça à Martinou qui l'envoyait se jeter dans les griffes de cette tigresse de Quorratulaine.
Au fur et à mesure qu'il approchait de la villa des Hamplot, son cœur faiblissait. Il faillit faire demi-tour et hésita longuement devant le haut portail noir avant de sonner à l'interphone.
- Résidence Hamplot ! Veuillez vous annoncer s'il vous plaît ! grésilla le haut-parleur.
- Euh, bonjour. Je suis Pierre Roulier, un camarade de classe de Quorratulaine. Est-ce que je pourrais la voir s'il vous plaît ?
- Un instant je vous prie !
Une minute passa avant que la concierge ne reprenne le micro.
- Oui. Vous pouvez entrer jeune homme. Mademoiselle va vous recevoir. En entrant, tenez votre droite pour rester hors de portée de la chaîne des dobermans.
Le portail s'ouvrit lentement devant lui, et quand il fit le premier pas dans la propriété, il comprit la consigne donnée à propos des chiens.
Deux dobermans l'accueillirent effectivement avec furie, la mâchoire écumante. Ils se jetèrent en avant, mais furent aussitôt ramenés en arrière par la longueur limitée de leur chaîne.
Quand leur maîtresse apparut, ils ne se contentèrent plus que de grogner et de fixer l'importun de leur regard feu intense.
Quorra vint à sa rencontre d'un pas léger et tranquille, sa chevelure flottant librement autour de son visage. Elle était vêtue d'un pantalon bouffant bleu azur, constellé de petites pierres brillantes. Son gros gilet en mohair, d'un bleu plus pâle, l'emmitouflait jusqu'au menton.
Elle lui adressa un sourire des plus accueillants.
- Quelle surprise ! C'est ce que je t'ai dit hier ? Tu n'as pas pu résister, hein ? Tout le monde veut la voir cette maison.
Elle lui déposa un baiser sur la joue, et passa son bras sous le sien pour l'entraîner avec elle vers l'énorme bâtisse dont seul le toit était visible depuis la rue, la propriété étant entourée de hauts murs et d'une haie de grands arbres.
Quorra le guida jusqu'à l'immense terrasse entièrement carrelée et sa pergola, dénudée en cette saison.
- Petit veinard ! Tu vas avoir droit à une visite gratuite et particulière. Et ne fais pas "ha" ou "ho", à toutes les pièces que tu verras. Je trouve ça d'un vulgaire... Et à la longue, ça m'agace !
- Tu sais, je suis venu pour te voir, toi. Tu n'es pas obligée de me faire visiter.
- Je suis très touchée que tu viennes enfin pour moi, mais je ne peux pas te faire manquer le tour de la propriété. Tu vas voir, ça vaut le coup.




Elle le fit entrer par la porte coulissante d'une large baie vitrée. Cette partie de la maison, plus basse, avait sûrement été ajoutée après la construction principale, plus imposante.
C'était la cuisine, une large pièce lumineuse de soixante mètres carrés, derrière laquelle un cellier et une lingerie représentaient la même surface.
- Mais viens, passons plutôt par là. Ici, c'est le domaine des domestiques. Je n'y mets les pieds que pour chiper les friandises de Madhumati, notre cuisinière.
Pirouly dut donc admirer à la vitesse de l'éclair cette cuisine digne d'un grand restaurant, et imaginer ce qui pouvait s'y préparer comme plats exotiques au milieu de ce carrelage et cette faïence vert émeraude, régulièrement intercalés avec des pierres jaunes dont le motif était un lotus.
La pièce suivante était encore plus vaste et lumineuse.
Elle donnait à droite sur la vaste terrasse extérieure, et à gauche sur un salon boudoir dont elle était séparée par de larges arcades drapées.
Cette pièce donnait toute la mesure de la vue qu'on avait sur la vallée, la maison étant construite en bordure du point le plus haut de la roche barrésoise. Par temps bien dégagé, on devait voir les villages alentour jusqu'à une bonne vingtaine de kilomètres.
Pirouly, après avoir admiré la vue, se tourna vers les quatre grandes arcades en stuc violet qui bordaient le salon, plus sombre puisque plus éloigné des fenêtres et masqué par de longues tentures mauves.
Quand il jeta un œil par-delà la tenture, il vit une ambiance plus feutrée et chaleureuse de ce côté-ci. Le salon comportait des couleurs à dominance orange, saumon avec des nuances vieux rose. Cela contrastait avec les couleurs bleutées de la salle principale.
Pirouly passa ses doigts sur la longue table d'acajou brillant. Cela lui fit penser au pelage d'une panthère tachetée et il fut étonné que cela n'en ait pas la texture. D'ailleurs, le dossier des nombreuses chaises qui entouraient la table se terminait par des têtes de fauves.
- Cette table peut accueillir jusqu'à cent convives, s'enorgueillit la jeune indienne en guettant la réaction de son visiteur à cette déclaration.
Deux grands vaisseliers se faisaient face à chaque extrémité de la pièce et laissaient voir à travers leurs vitres la magnificence de la vaisselle exposée ainsi, du plus petit verre jusqu'au plus grand plat en porcelaine, en passant par les couverts en argent, exposés sur une feutrine gris souris.
Mais les deux lustres clinquants, chargés d'illuminer cette immense salle à manger, semblèrent retenir davantage l'attention de Pirouly.
Le jeune garçon se dit qu'une fois allumés, il devait être impossible de voir dans cette pièce autre chose qu'un grand halo lumineux avec toutes ces matières brillantes qui ne devaient pas manquer de refléter la lumière en mille scintillements aveuglants.
Mais, comme l'en avait prié son hôtesse en début de visite, il se garda bien de manifester le moindre étonnement devant tout ça.
- On dîne tous les soirs ici.
Pirouly tenta d'imaginer les quatre Hamplot répartis sur chaque bord de cette immense table et en train de se téléphoner pour se demander de passer le sel.
Il se surprit à espérer que la nourriture était de meilleur goût que la décoration.
Il était bel et bien dans le temple du kitsch.
Il comprit mieux quand Quorra lui avoua que ses parents faisaient tout venir d'Inde.
Elle le fit ensuite passer dans un hall tout en marbre gris et blanc. Là, un escalier de la même matière menait à l'étage dans un mouvement tournant très élégant.
Pas un meuble, pas une plante ! Que le brillant froid du marbre !
- Je vais te montrer notre autel. C'est là que nous faisons nos dévotions...
- Tu es de quelle région de l'Inde ? demanda Pirouly en la suivant dans une pièce à l'ambiance feutrée, totalement à l'opposé du hall principal.
L'endroit était plus bas de plafond, la lumière tamisée caressait doucement les murs couleur sable.
- Moi, je suis née en France. Mais mes parents sont originaires de la côte du Malabar...
Comme Pirouly paraissait ne pas bien situer cette région, Quorra précisa :
- C'est la côte sud-ouest de l'Inde, la région de Kerala... Calicut exactement. Viens, je vais te montrer des fresques...
Elle l'entraîna plus avant dans la pièce qui était disposée comme une galerie d'art, garnie de paravents en contreplaqué qui formaient une sorte de labyrinthe permettant de découvrir les tableaux et les sculptures exposés en ménageant la surprise du visiteur.
Quorratulaine commença par attirer son attention sur le mur. Pirouly aperçut deux tableaux suivis d'une petite niche qui accueillait une sculpture.




- Les indiens sont un peuple très religieux. La religion principale est l'hindouisme. C'est la religion de ma famille. Les tableaux que tu vois là sont des chromos. Ils représentent chacun une scène de la vie d'un Dieu.
Pirouly admira le premier chromos.
On restait sur la base d'une figuration très colorée au dessin un peu maladroit. Il pensa que Mirliton goûterait sûrement le look haut en couleurs de ces Dieux.
- Tu as devant toi Krishna.
- Ah ? J'aurais dit Vishnou...
- Et tu n'aurais pas eu totalement tort. Krishna est un avatar de Vishnou. Les Dieux hindous changent régulièrement de nom au gré de leurs différentes incarnations.
- Tu crois à la réincarnation ?
Quorratulaine eut un léger sourire.
- Mais c'est la base de notre religion. Le principe même de l'élévation spirituelle est de pouvoir se réincarner pour atteindre une nouvelle étape vers le grand tout : brahma, la divinité qui est en nous.
- Je ne comprends pas bien...
- Je vais te raconter une histoire que ma grand-mère me disait pour mieux saisir brahma. A l'origine, chaque homme était un Dieu. Mais l'homme ayant abusé de ce pouvoir, Brahma, le Dieu des Dieux, choisit de le lui enlever. Il convoqua ses adjoints et chercha où cacher la divinité de l'homme. L'un suggéra de l'enfouir sous terre, mais Brahma fit valoir que l'homme, obstiné de nature, serait capable de fouiller le sol jusqu'à l'en extirper. Un autre suggéra de cacher ce pouvoir au fin fond des mers. Mais Brahma trouva une nouvelle fois cette cachette insuffisamment hors de portée de la sagacité de l'homme. Ces Dieux secondaires demandèrent alors à Brahma s'il avait une idée plus brillante que la leur. Brahma dit alors qu'il n'y avait qu'un seul endroit où cacher la divinité de l'homme : au fin fond de lui même car c'est le seul endroit où il ne penserait pas à la chercher. Et il en fut décidé ainsi.
Cette histoire laissa le jeune homme pensif. C'était une jolie histoire. Il fit instantanément une plongée en lui, et trouva l'endroit bien obscur pour y apercevoir une quelconque divinité cachée là. Et il réfléchit qu'éclairer le fond de soi était effectivement une chose peu innée. Mais il toucha du bout des doigts le concept.
Il trouva toutefois ce Dieu à la peau bleutée, une fleur de lotus sur la tête, le visage grimaçant, et un pied levé, peu concentré pour atteindre la vérité de soi. Comment pouvait-il aider quelqu'un à s'élever spirituellement ?
Quorra avança vers le chromos suivant.
- Lui, c'est Hanuman, le Dieu singe. Si Krishna est le Dieu de la séduction et de la protection, Hanuman est celui de la sagesse.
Bien qu'armé d'une massue en or, le singe barbu, affublé d'un pagne rouge et vert bordé d'or, d'innombrables colliers de toutes sortes, affichait effectivement un air plutôt serein.
Avec l'éclairage particulier à chaque figure, Pirouly eut un instant l'impression de regarder ces images lenticulaires qui, selon l'angle où vous les appréhendez, font changer de position le personnage qu'elles représentent.
Il put ensuite admirer une statue du Dieu Ganesh tout en porphyre. L'éléphant avait de jolies teintes myrtilles et les fixait de son regard tendre, sa trompe retombant patiemment sur son genoux droit, tandis que de l'une de ses mains il tenait une hache, de la seconde un noeud coulant, les deux dernières libres tenant leur paume tendue doigts vers le bas pour la gauche, vers le haut pour la droite.
- Ganesh est mon préféré, lui confia son hôtesse, en regardant avec tendresse le Dieu à tête d'éléphant. C'est le plus populaire en Inde aussi. Il symbolise la prospérité et la bonne fortune.
La jeune fille lui montra ensuite les représentations de Karttikeya et Parvati ainsi que les statues en pierre de lave à l'effigie de la Trinité Hindou : Brahma, Vishnou et Shivah.
Elle lui expliqua encore que Brahma était le Dieu créateur, Vishnou, le Dieu protecteur et Shivah, le Dieu destructeur.
Ainsi, chaque période d'une incarnation était présente : la naissance, la vie et la mort physique.
- Ta religion est très poétique mais  aussi très complexe, osa faire remarquer Pirouly.
Quorratulaine acquiesça volontiers :
- C'est mieux comme ça. Le vulgaire se tient à l'écart de l'hindouisme. Il faut avoir la foi, une véritable curiosité et une grande ouverture d'esprit pour s'y aventurer. C'est pour ça qu'il y a très peu de convertis.
Le garçon reconnut bien la vision élitiste de la jeune Hamplot.
Sur les panneaux de contreplaqué, elle lui montra une peinture des ghâts, les quais de Bénarès où les bains rituels avaient lieu. Le tableau restituait toute la beauté et la luminosité particulière de cet endroit de la planète. Des hommes et des femmes se purifiaient dans les eaux du Gange. D'autres faisaient des ablutions et d'autres, mains jointes, priaient. De cet ensemble ressortait une grande spiritualité. La particularité solennelle de cet instant transpirait de la toile.
- Les eaux du Gange sont empreintes de la pureté de Brahma car elles viennent de la montagne des Dieux : l'Himalaya, précisa la guide improvisée.
Le tableau suivant était, en fait, une photographie prise lors des fêtes de hôli, fête donnée en l'honneur de Krishna, au cours de laquelle le peuple Indien s'asperge de couleurs vives, devenant une véritable palette vivante et chatoyante.
Sur cette photo, tous les visages étaient joyeux. Sous cette pluie de poudres bleues, orange, vertes et rouges, une réelle communion semblait avoir lieu.
- Ça doit être amusant comme fête !?
- Oui, c'est pour célébrer le printemps. On célèbre la fertilité. Le vert, c'est pour l'harmonie, l'orange, pour l'optimisme, le bleu, pour la vitalité et le rouge, pour la joie et l'amour. Et quand on se jette les couleurs, on doit se dire : "bura na mano, hôli hai". Ce qui veut dire : "ne soyez pas fâché, c'est la hôli".




- Tu parles indien ?
- Oui. Mes parents m'ont appris le hindi.
Pirouly comprit que c'était le moment idéal pour faire avancer sa mission.
- Ah oui !? Alors peut-être sauras-tu me dire ce que signifie Laal Naabhi...
Quorratulaine suspendit le geste qu'elle était en train de faire en direction de ses cheveux. Elle cligna des paupières en penchant la tête sur le côté.
- Où est-ce que tu as entendu ça ? demanda-t-elle en laissant traîner chaque syllabe.
- Euh... Bah... Je l'ai lu dans le journal.
- Et à propos de quoi ? interrogea encore Quorratulaine, très sérieuse.
Pirouly hésitait. Il semblait avoir éveillé une curiosité inquiète chez la jeune fille.
- Pourquoi ? C'est un gros mot ?
Quorratulaine se ressaisit un peu et passa une mèche de sa longue chevelure brune derrière son oreille percée à trois endroits.
Elle marqua un temps, puis :
- Non, ce n'est pas un gros mot. Mais certains mot peuvent avoir une signification différente selon le contexte... C'est pour ça que je te demande.
- D'accord. En fait, c'était dans un article d'un journal anglais...
- Tu lis les journaux anglais ?
- Hum, oui, enfin, non... Mais peu importe... Cet article m'est tombé sous la main. J'en ai profité pour travailler mon anglais. J'ai à peu près tout traduit, sauf ce terme. L'article évoquait le cambriolage d'un musée à Londres. Un rubis a été volé ainsi que d'autres pièces rares. Son nom est apparemment le Laal Naabhi. Je me demandais si cela avait une signification...
- Le Nombril Rouge ! s'exclama Quorratulaine en se tournant vers le mur pour esquisser un geste qui échappa à son camarade.
- Tu connais ce bijoux ?
- Euh... Non, pas du tout. Je te traduis simplement ce que veut dire Laal Naabhi.
- Le Nombril Rouge alors ? C'est moins joli en francais. Tu sais si ce bijoux est célèbre ?
Quorra lui fit face à nouveau. Elle était un peu pâle. Elle l'entraîna dans la travée suivante.
- Non. Tu sais, il y a tant de joyaux dans le monde... Chaque monarque veillait à faire confectionner ou à acquérir des pièces rares et précieuses. Je sais juste que l'Angleterre a dans sa collection un bon nombre de pierres héritées de l'Inde...
- Volées à l'Inde, tu veux dire, corrigea le pertinent jeune homme.
Quorratulaine ne releva pas et choisit de continuer la visite de sa galerie.
- Tiens, tu voulais voir à quoi ressemblait la région d'origine de mes parents. Je te présente Calicut. C'est dans cette ville que toute la fortune de ma famille s'est construite. Elle s'est d'abord enrichie avec la vente de bois de tek et de bois de rose, et ensuite avec l'exportation de caoutchouc... C'est joli, hein.
Pirouly se rendit compte qu'elle était soulagée de changer de sujet. Il admira la jolie petite ville du bord de mer sur fond de jungle luxuriante avec un arrière pays très montagneux.
La peinture était datée de 1852, et il se fit la réflexion que l'ère industrielle avait du sûrement abîmer le charme de cette petite ville immortalisée dans toute sa splendeur et sa simplicité d'antan.
Quelques boutres se miraient dans les reflets de la mer d'Oman et apportaient une touche nostalgique à la toile.
- C'est cette ville qui a donné son nom au calicot, tu sais, le tissu de coton qui servait beaucoup à confectionner des vêtements au dix neuvième siècle.
- Non, je ne savais pas. J'ai appris plein de choses avec toi aujourd'hui, s'attendrit Pirouly.
Il s'aventura à poser sa main sur l'avant-bras de Quorratulaine. Il pensa aussitôt à Ronflette. Son ami serait bien surpris de voir à quel point la visite se déroulait bien et, également, de constater l'érudition de la jeune indienne.
Que lui arrivait-il ? Il commençait à la voir différemment et, du coup, il lui trouvait plus de charme.
Le tableau d'à côté était plus inquiétant.
- J'aime bien ce tableau aussi. Il montre une autre facette de l'Inde. Son côté plus sombre. Ce sont les tours de Malabar Hill. On les appelle aussi les tours du silence...




Pirouly approcha le nez du tableau.
- C'est quoi ces oiseaux qui volent au-dessus des tours ?
- Ce sont des nettoyeurs...
Le garçon l'interrogea du regard.
- Ce sont des vautours, précisa-t-elle. La communauté Farcis y dépose ses morts en offrande. Contrairement aux hindous, la religion Farcis interdit de mettre les défunts au contact des trois éléments, eau, feu et terre. Le moyen qu'ils ont trouvé, depuis des siècles, c'est de confier leurs morts aux charognards. En vingt minutes, il ne reste plus que les ossements. L'hygiène de la ville est préservé et leurs coutumes aussi.
Pirouly grimaça.
- Efficace !
- Ils pratiquent toujours de la sorte, mais ils sont confrontés au problème de la disparition progressive des vautours.
- Ah, je vois. Il n'y a plus personne pour faire le ménage...
- La communauté Farcis n'est plus très importante non plus. Alors ils ont trouvé un moyen d'accélérer le dessèchement des corps en installant, sur les tours, des panneaux solaires. L'odeur de décomposition prend fin plus rapidement.
La jeune fille semblait amusée par l'anecdote.
Pirouly, un peu barbouillé par le sujet, se hâta de passer au sujet suivant. Malheureusement, il n'était pas plus gai.
La scène peinte était des plus violentes, même si empreinte d'un certain lyrisme.
La scène nocturne représentait un bûcher funéraire sur lequel dansaient des femmes enflammées autour du corps du défunt. Les danseuses étaient joyeuses et libres malgré le feu s'infiltrant sous leurs vêtements et leur peau.
L'expression de leur visage oscillait entre l'extase et la folie.
- Ça représente la cérémonie du sati : "le bûcher des veuves dansantes". Ses épouses suivaient le défunt mari dans la mort.
- Mais c'est atroce ! On fait toujours ça ?
- Rassure-toi, le sati a été interdit en 1829. Mais, malgré cette interdiction, des cas ont encore lieu. Le dernier officiellement constaté remonte à quelques années seulement. Même si c'est devenu très marginal.
- Des fanatiques, sûrement !
Pirouly hésitait à poursuivre la visite.
- Allez, courage ! Je vais te montrer maintenant l'une des sept nouvelles merveilles du monde... Tu vas voir, c'est plus romantique...




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