vendredi 17 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 4 (dernière partie)


Pirouly le secoua, puis, voyant qu'il ne revenait pas à lui, il s'en fut jusqu'à la porte des Pardotti. Il frappa assez fort pour être entendu, pensant que Cerise avait rejoint sa chambre à l'étage. Il se mit à appeler.
Le son de sa voix parvenait à peine à couvrir le ronflement du vent qui se débattait pour échapper à la cour carrée.
À travers la vitre, il vit bientôt le halo d'une bougie qui remontait le couloir.
- Qu'est-ce qui se passe ? Que fais-tu encore là ? demanda la maîtresse de maison en lui ouvrant.
- Il y a un homme, là, dans la remise... Il est blessé. Il perd beaucoup de sang. Je crois bien qu'il est en train de mourir... Vite, venez !
Cerise le retint par le bras.
- Attends ! Laisse-moi aller voir. Donne moi ta lampe, et prends la bougie. Appelle le SAMU. Si ce que tu dis est avéré, il faut pas perdre de temps... Préviens les filles et veille à ce qu'elles restent dans leur chambre. Ce n'est pas un spectacle pour vous. Tu as compris ?
L'énergique femme sortit dans la tempête sans même revêtir de manteau et traversa la cour simplement vêtue d'un gilet épais sur sa robe du jour.
Pirouly courut au téléphone. Il décrocha, anxieux à l'idée de ne pas trouver de tonalité. Après tout, les lignes électriques ayant sauté, il pouvait en être de même pour les lignes téléphoniques... Mais, heureusement, il put joindre les secours.
Ensuite, il se précipita à l'étage pour alerter ses amies.
Martinou était encore dans la salle de bain. Poucy et Mirliton, en l'attendant, avaient mis un peu de musique. Le raffut qu'il avait fait à la porte leur avait donc complètement échappées.
Il leur raconta avec beaucoup d'animation ce qui venait de se passer, ce qui fit sortir Martinou, brosse à dents à la bouche et barbouillée de dentifrice.
- Le pauvre ! Ils ont fini par le coincer, déplora Mirliton.
- Oui, mais il a réussi à s'enfuir apparemment... C'est curieux qu'il se réfugie là où tu es hébergée, fit remarquer Poucy, intriguée. Comment a-t-il pu savoir ?
- Tu crois qu'il m'a surveillée ces jours-ci ? s'inquiéta la jeune parisienne.
- C'est possible... Soit il s’inquiétait pour toi, soit il avait intérêt à ne pas te perdre de vue...
- Martinou a raison. En tout cas, c'est bien toi qu'il veut voir...
Les trois filles se tournèrent vers Pirouly, les yeux écarquillés. Celui-ci expliqua :
- Il porte un de tes bracelets brésiliens. Et il me l'a montré en disant qu'il voulait te voir... Puis il est tombé dans les pommes... de terre, sans faire de mauvais jeu de mots.
Un grand silence accueillit cette révélation de leur ami.
- T'es sûr qu'il a dit : "je veux voir Myriam." ?
- Bah, non, pas exactement. Il a pas donné ton prénom. Il le sait peut-être pas d'ailleurs... Mais il m'a montré ton bracelet brésilien, et il a dit : "préviens-la, elle.".
- Mais, pourquoi moi ? Je lui ai même pas offert ce bracelet. Il a du tomber dans sa musette quand je l'ai ramassé dans le taxi... Je sais pas...
Martinou enfila son jean par dessous son peignoir, tout en réfléchissant à haute voix :
- Il a sûrement voulu dire : "préviens la du danger.".
Poucy enfila son sweat shirt et son jogging par-dessus son pyjama et dit :
- Et s'il avait glissé dans les affaires de Mirliton ce que ses deux poursuivants recherchent ? Peut-être veut-il récupérer l'objet ou la prévenir qu'ils savent qu'elle l'a.
Un nouveau silence s'installa. Mirliton abandonna sa chemise de nuit "je suis une chouette fille" pour s'habiller également. Pirouly détourna le regard un peu gêné par l'impudique ou distraite jeune fille.
Sans prévenir, elle se mit à fouiller sa valise et son cabas avec frénésie. Mais elle n'y trouva aucun objet étranger.

- Non, ça tient pas la route. Il m'a vue seule dans les vestiaires de la mairie. S'il avait voulu me dire quelque chose ou me demander quelque chose, il l'aurait fait à ce moment-là.
- Pas forcément. Il avait d'autres priorités à cet instant. Et puis, d'autres événements nouveaux ont eu lieu depuis, qui l'ont poussé ici aujourd'hui. Mais descendons rejoindre maman. Peut-être est-il revenu à lui...
- Elle m'a dit de vous garder ici tant que les secours ne sont pas arrivés.
Martinou haussa les épaules.
- Et si les tueurs essayent de le retrouver... Il a sûrement laissé des traces de sang dans sa fuite. Si ça les mène au local à patates, ils vont tomber sur elle. On ne peut pas la laisser seule. Au moins, s'ils voient plusieurs personnes, ils hésiteront davantage.
Pirouly dut se rendre aux arguments de son amie. Ils dévalèrent les escaliers et sortirent de la maison. Pirouly avait pris un plaid au passage dans le salon, afin de tenir le blessé au chaud. Il avait vu ça dans les cours de secourisme du collège.
Quand ils abordèrent la porte de la remise, ils furent surpris de trouver la porte complètement repoussée de l'intérieur.
La pluie tombait en grosses gouttes glaciales, aussi se dépêchèrent-ils d'entrer dans le bâtiment.
En ouvrant la porte, Martinou appela :
- Maman ?
Le vent s'engouffra à leur suite.
La seule lumière qui les guida était celle de la lampe torche que Pirouly avait confié à Cerise. La lampe, tombée au sol, éclairait leurs pieds.
Poucy, Mirliton et Pirouly passèrent leur visage par-dessus l'épaule de leur amie. Derrière le faisceau lumineux, ils aperçurent Cerise, à genoux sur la terre battue. Elle semblait chercher quelque chose au ras du sol.
- Maman ? Qu'est-ce que tu fais ?
Cerise, en se retournant, bouscula la lampe torche, qui alla rouler jusqu'aux pieds des M and P's.
Martinou se pencha pour ramasser la lampe et éclaira sa mère.
Cerise se redressa alors précipitamment et leur fit face. Une de ses boucles barrait son front pâle. Elle passa sa main sur son visage et y laissa une trace boueuse sur sa joue gauche.
- Ne braque pas cette lumière sur mes yeux ! Tu m'aveugles ! ronchonna la mère de famille.
Martinou baissa son faisceau et le fit glisser sur le sol. Pas de corps ! Pas de blessé !
Pirouly s'avança.
- Mais, il était là ! Là, juste où je me tiens... Je l'ai vu.


Cerise le foudroya du regard et, essuyant sa robe terreuse, ramassa le vélo de Pirouly pour le caler sur le mur de briques.
- Oui, oui, Pirouly... Tu n'as pas rêvé. Il y avait bien un homme blessé. Quand je suis entrée, il était revenu à lui. Je crois qu'il a pris peur en me voyant...
Cerise, tout en expliquant ce qui s'était passé, semblait chercher quelque chose sur le sol du bâtiment.
Martinou s'impatienta :
- Et... Ensuite ?
- Ben, il m'a bousculée et jetée à terre. Puis, il s'est  enfui...
Les enfants parurent déçus.
- Et c'est tout ? lâcha Martinou, exprimant le désappointement de ses camarades.
Cerise s'emporta :
- Oui, c'est tout ! Mais je vais bien, au cas où cela t'intéresserait ! J'ai eu plus de peur que de mal, merci.
Ses amis lui lancèrent un regard de reproche, alors Martinou dut faire amende honorable.
- Oh, excuse-moi ma petite maman... Mais Pirouly a du exagérer. D'après lui, cet homme était mort, ou pas loin de l'être... Je pensais pas qu'il était encore capable de se défendre comme ça et de détaler comme il l'a fait.
Elle cajola sa mère et lui donna un bisou de réconfort. Cerise y répondit de bon cœur.
L'alerte du SAMU retentit et la lumière bleuté du gyrophare éclaira soudain la cour commune.
Les M and P's sortirent à la rencontre des secouristes et durent expliquer ce qui s'était passé. Deux infirmiers inspectèrent les alentours pour vérifier que le blessé n'était pas tombé un peu plus loin. Mais ils revinrent bredouilles.
Cerise vit bien qu'ils se mettaient à douter de cette histoire. Martinou s'en rendit compte également. Elle invita sa mère à montrer les tâches de sang au sol, mais elle lui fit signe de laisser tomber.
Ce fut l'un des hommes du SAMU qui prévint la gendarmerie. Cerise Pardotti s'en agaça.
- J'ai eu une journée éprouvante, ainsi que les enfants. Nous aimerions bien aller nous coucher.
Mais ils durent attendre la venue des hommes en bleu.
Monsieur Pardotti revint enfin de la ferme de ses patrons et sa femme lui expliqua ce qui s'était passé.
Après cette deuxième déposition de la journée, chacun put enfin rentrer au chaud et aller se coucher.
Martinou dormit d'un sommeil de plomb jusqu'à cinq heures du matin. Elle ouvrit les yeux d'un coup. Elle avait la bouche sèche. Il fallait qu'elle boive. Cette langue, raide comme la pierre, lui était très désagréable. Elle se faufila entre le lit de camp, où Poucy rêvait encore, et le lit de sa sœur, occupée par Mirliton, et alla précautionneusement jusqu'à la salle de bain.
Elle prit son verre à dents et tira de l'eau bien fraîche au robinet. Elle but d'abord ce premier verre cul sec, puis s'en resservit un qu'elle consomma à petites gorgées tout en jetant un œil distrait dans la cour commune située en dessous de la petite fenêtre de la salle d'eau.
Le vent froid avait fait disparaître l'humidité et avait figé les flaques en miroirs limpides dans lesquels se reflétait une lune blanche et floue, débarrassée de ces gros nuages de début de soirée. Une fine pellicule de gel blanchissait la cour caillouteuse.
Martinou faillit lâcher son verre en voyant la porte du local à pommes de terre s'ouvrir et livrer passage à une silhouette toute blanche qui s'aventura prudemment, une lampe tempête au bout de son bras tendu en avant.
Elle colla son nez à la vitre, mais son souffle provoqua la formation d'une auréole de buée qui l'empêcha de bien voir. Elle essuya le carreau du revers de la manche de sa chemine de nuit.
La femme en blanc traversa la cour en ligne droite.


- Maman ? Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? ne put s'empêcher de se demander à voix haute la jeune fille.
Elle jeta le reste de son verre d'eau dans le lavabo, reposa le verre là où elle l'avait pris, et se précipita au ré de chaussée.
Sa mère remontait le couloir du hall à la lumière de sa lampe.
- Maman ?
La silhouette ralentit un instant, puis, reprit sa marche vers la table de la cuisine sur laquelle elle déposa la lanterne.
Martinou alluma le plafonnier. L'électricité était revenue dans la nuit.
Cerise demeura immobile, les yeux fixés sur le mur derrière sa fille.
- Maman ? Où es-tu allée ?
Le visage rondouillard de Cerise resta figé. Pas un de ses traits ne bougea. Elle demeura immobile.
Martinou s'approcha d'elle doucement et passa sa main devant les yeux de sa mère. Elle ne cilla pas.
La jeune fille prononça entre ses dents :
- Oh, c'est pas vrai ! Ça la reprend !
Madame Pardotti se pencha soudain en levant son pied droit vers l'arrière. Elle retira une de ses chaussettes, la posa sur le dossier d'une chaise à laquelle elle s'était appuyée durant cette contorsion. Sa fille, intriguée, suivit son manège avec une grande attention, sans plus lui parler.
La femme se tourna vers la porte de la salle à manger et se mit à sautiller à cloche pied jusqu'à l'escalier menant à l'étage.
Martinou la suivit.
Cerise retira sa seconde chaussette, la noua autour de la poignée du placard qui occupait le dessous de l'escalier, puis entreprit de gravir les marches, toujours sur un seul pied.
Martinou fut tentée de la dissuader, mais elle savait que sa mère avait souffert de ce type de crise par le passé et avait entendu à maintes reprises qu'il ne fallait surtout pas réveiller un somnambule, sauf au cas où il se mettait en danger.
Elle se contenta donc de monter derrière elle pour pouvoir la rattraper au cas où elle chuterait.
Mais l'ascension fut accomplie avec une dextérité étonnante. Une fois à l'étage, Cerise regagna sa chambre comme si de rien n'était, laissant sa fille contrariée sur le palier.
C'était fou ce que pouvait accomplir une personne somnambule. Ça n'avait pas de sens, mais Martinou était admirative.
Elle se promit de tenter dès le lendemain de monter un escalier à cloche pied et sans faiblir, pour voir.
Si l'incident lui semblait comique, il la préoccupa toutefois au point qu'elle ne retrouva pas le sommeil jusqu'au moment où le jour pointa son nez.

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