lundi 22 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 8 (1ère partie)

Chapitre VIII



Pirouly contempla la pile de livres que sa mère lui avait amenés.
En temps normal, il aurait été sans doute ravi, mais, dans les circonstances actuelles, c'était plutôt signe que son séjour à l'hôpital risquait de se prolonger.
Et puis il sentait sa tête encore très lourde, ses pensées trop amollies pour se plonger avec entrain dans un Dickens ou un Dumas, auteurs qui, de toute façon, n'auraient pas contribué à lui redonner le moral.
Sa mère remonta pour la dixième fois le couvre-lit sous son menton; le même geste toujours suivi par un pincement de menton, puis une main posée sur son front pour vérifier l'état de sa fièvre.
- Maman ! J'ai trop chaud déjà. Et c'est pas la fièvre ! Les infirmières sont passées il y a un quart d'heure et je n'en avais plus. En revanche, je veux bien que tu aères un peu la pièce en ouvrant légèrement la fenêtre. Il fait chaud à vomir dans cette pièce !
Sa mère fit une moue désolée.
- Tu sais, chéri, je me suis fais un sang d'encre. C'est pas commun d'avoir des hallucinations...
Il prit la main de sa mère et la serra doucement pour la rassurer.
- Je vais mieux maintenant. Une bonne nuit de sommeil et je vois les choses bien plus clairement.
Mais son ton ne convainquit pas Mme Roulier. Elle conserva son regard attendri et protecteur, en restant néanmoins inquiète.
Pirouly, lui-même, s'inquiétait de cette brume qui ne se dissipait pas. Il avait du mal à déterminer si elle venait de ses yeux ou de son cerveau. Peut-être étaient-ce les deux...
Il ne se souvenait pas de ses hallucinations. Seule une image le hantait qu'il hésitait à classer dans la section des rêves ou de la réalité : cet homme aux yeux fascinants, couleur de lave en fusion, à la longue barbe et à la longue chevelure d'ébène, sa main et son cou recouverts d'une sorte d'écorce grisâtre qui entamait sa peau foncée. Il lui semblait encore entendre l'écho de ses paroles dans les tréfonds de sa tête.
Il se secoua comme pour se débarrasser de cette illusion auditive.
- Tu es sûr que ça va aller ? Dis-moi, tu n'aurais pas pris une de ces substances... ?
Pirouly haussa les épaules en rentrant le menton et en fronçant les sourcils, comme s'il ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire.
Mme Roulier regretta aussitôt ses soupçons. Qu'elle était bête ! Il était clair, en voyant cette mine angélique, qu'elle était injuste en pensant à mal.
Elle se pencha sur son cabas ouvert à ses pieds pour cacher la légère honte qu'elle avait.
- Tiens, je t'ai ramené ton magazine préféré : "La parade des héros" !
Pirouly leva les yeux au ciel.
- M'man... C'était mon magazine préféré quand j'avais dix ans... J'ai quatorze ans maintenant...
Sa mère baissa les yeux.
- Pardon, mon grand... J'oublie toujours que tu grandis... C'est arrivé si vite !
Pirouly lui sourit et prit tout de même le magazine réservé aux huit-dix ans. Après tout, se dit-il, cela lui rappèlerait de bons souvenirs de lecture.
Quelqu'un frappa à la porte de la chambre d'hôpital.
Mme Roulier alla ouvrir au visiteur.
Le jeune Ronflette apparut dans l'encadrement.
- Bonjour Mme Roulier ! Je viens voir si le malade va mieux.
- Ah, entre Grégorien. C'est gentil à toi.
Pirouly se dépêcha de dissimuler "La parade des héros" sous ses couvertures. Il ne tenait pas à ce que son camarade pense qu'il avait des lectures enfantines.
Ronflette se présenta devant le lit, un peu emprunté, pour une fois.
- Salut !
- Salut !
- Comment ça va ?
- Mieux. Merci !
Pirouly jeta un œil gêné à sa mère. Celle-ci les contemplait avec béatitude, sans bouger.
Un grand silence s'installa, durant lequel Ronflette tourna et retourna un petit paquet cadeau entre ses mains agitées. Pirouly se demanda si c'était bien pour lui.
Ronflette lorgna à son tour en direction de Mme Roulier, semblant lui aussi attendre quelque chose de sa part.
Celle-ci comprit enfin que sa présence les empêchait d'être par trop naturels. Elle avait oublié que les ados avaient toujours leurs petits secrets.
- Hmmm ! Bon, je vais aller chercher une bouteille d'eau et quelque chose à grignoter. Grégorien, tu veux quelque chose ? Et toi, chéri...?
- Non, ça va. Juste de l'eau maman, ça ira...
La mère de famille s'esquiva et referma la porte doucement sur les deux garçons.
Pirouly leva les yeux sur son ami avec un certain soulagement.
- C'est pour moi ? lui demanda-t-il.
Ronflette se demanda à quoi se rapportait cette question, avant de réaliser qu'elle concernait le paquet qu'il triturait depuis cinq minutes.




- Ah... Euh... Oui. Un p'tit truc. J'ai fait le paquet moi-même, donc c'est pas terrible...
Il s'approcha du côté gauche du lit et tendit le cadeau.
- T'inquiète. Ce qui est important c'est le cadeau, non ?
Pirouly déchira le papier avec une certaine fébrilité. Tout en se faisant, il sonda le visage de son ami. Il le trouva bien pâle.
- Ça va, toi ? s'enquit-il.
- Euh, oui, oui... J'aime pas trop les hôpitaux, alors... Mais, et toi ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ? La Hamplot t'a fait fumer du narguilé ou c'est ce mauvais sort que t'a jeté la Paulette ?
Il prit un fauteuil et s'assit à côté du convalescent.
- Déconne pas, ma mère m'a demandé à mots à peine voilés si je ne me droguais pas.
- Je parie qu'elle est persuadée que je suis ton fournisseur ?
Les deux garçons rirent de concert.
Pirouly reprit sérieusement :
- Le médecin ne sait pas encore ce que j'ai eu. Il attend le résultat des analyses.
Il venait de découvrir son cadeau. C'était un disque du groupe Milice avec le chanteur Spling, guitare à la main, en avant de la pochette. Il ne savait s'il devait lui faire la bise ou lui serrer la main, alors il le remercia assez maladroitement, sans bouger d'un pouce.
- C'est leur dernier album ?
- Oui, tout chaud sorti, ricana nerveusement Ronflette en regardant partout sauf en direction de son interlocuteur.
- Tu sais, si t'es gêné pour ce qui s'est passé hier, on peut tout de suite en parler...
- Hein ? Quoi ?... Euh...
Ronflette avait rosi un peu.
- Bah, tu sais, tes conseils pour Quorra et puis...
- Oh, ça ? C'est rien. Laisse tomber. Un truc de potes, s'empressa-t-il de l'interrompre. Ça m'a fait plaisir...
Pirouly fut quelque peu désarçonné par cette réponse désinvolte. Est-ce qu'il voyait bien de quoi il parlait ? Il avait l'impression que, pour son ami, il s'agissait là d'un service rendu comme un autre.
Ronflette joua avec le papier cadeau abandonné sur le couvre-lit. Sa jambe ne cessait de s'agiter.
- Ça t'a servi au moins ? Raconte-moi un peu comment ça s'est passé.
Mais Pirouly avait moins envie de parler de ce qui s'était passé avec la belle Quorratulaine que de ce qui s'était passé avec lui, Grégorien Bartichaut, dans sa chambre mansardée.
Il se demanda si ce baiser appuyé qu'il lui avait donné n'avait pas été une des premières hallucinations qu'il avait eu. Il finissait par en douter et, de ce fait, avait un besoin irrépressible de lui faire dire que cela avait bien eu lieu.
- Eh bien... Elle m'a embrassé... Elle aussi...
Son ami avait commencé par sourire puis son visage s'était rembruni. Que venait faire là ce "elle aussi" ? Cette partie de la phrase était en trop.
A propos de cet adverbe malvenu, Ronflette aurait pu rebondir en prenant le ton goguenard qu'il prenait habituellement pour tout minimiser. Mais là, il eut l'herbe coupée sous le pied.
Le jeune Pirouly avait l'air bien décidé à le faire revenir sur cette pulsion incontrôlable qu'il avait eu et aussitôt rangée aux oubliettes. Allait-il devoir s'y arrêter un peu plus longuement ?
Il chercha un repère visuel auquel s'accrocher, puis y renonça et préféra baisser les yeux.
Un long silence traversa leurs corps comme une épée de glace.
Puis ils se mirent à parler tous les deux en même temps :
- Je veux juste dissi...
- Ne crois pas que...
Mais ils furent interrompus dans leur élan par une infirmière qui entrait à la tête d'un brancard.
- Désolée les garçons ! J'ai quelqu'un à installer pour le second lit. Mais ne faites pas attention à nous, on installe ce monsieur et on s'en va.
L'infirmière se plaqua contre le mur pour laisser manœuvrer ses deux collègues brancardiers. Ils firent ainsi le tour du lit de Pirouly et amenèrent le nouveau patient au second lit, côté fenêtres.
Ronflette jeta un œil furtif à son ami. Pirouly y vit la promesse de continuer plus tard leur conversation, ce qu'il trouva plutôt encourageant. Même si, sur le coup, l'un et l'autre furent soulagés d'avoir été interrompus.
L'un des brancardiers lui masquant la vue, Pirouly ne put apercevoir qu'un bras du patient. Il aperçut un tatouage bleuté sur l'avant-bras de son nouveau voisin de lit. Aussitôt il revit en pensée le tatouage de l'homme à la besace tombé inanimé à ses pieds dans le local à pommes de terre des Pardotti.
Non. Ce n'était pas possible ! Quelqu'un aurait-il retrouvé le blessé ?
Il n'eut pas le temps d'étudier davantage le signe tatoué, mais il lui sembla familier.
L'infirmière tira le rideau de séparation entre les deux lits. Il ne put dévisager le nouveau venu.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Ronflette en voyant sa mine dubitative.
- Je crois que c'est l'homme qui t'a ligoté et s'est fait passer pour toi lors de la fête du potiron...
Ronflette se dressa aussitôt sur son siège.
Voyant que son ami était prêt à se déplacer, Pirouly tenta de temporiser :
- Attends que le personnel hospitalier soit sorti. On jettera un œil après... Il est sûrement dans les vapes… Si c'est lui...
Le jeune Bartichaut prit son mal en patience et fixa le rideau avec une rage contenue. Il se souvenait encore trop bien du mauvais traitement que l'homme à la musette lui avait fait subir. Et il se jurait intérieurement de lui rendre la pareille dès qu'il le pourrait.




Comme s'il avait deviné ses intentions, Pirouly lui chuchota :
- Tu devrais y réfléchir à deux fois. Si c'est lui, il vaut mieux prévenir les gendarmes quand on en aura le cœur net.
De l'autre côté, l'infirmière s'exclama d'un ton exagérément enjoué :
- Voila ! mon petit monsieur, vous êtes installé ! Si vous avez besoin, vous appuyez sur ce bouton... Pour les urgences, vous appuyez sur celui-ci... Bon, essayez de vous reposer un peu. Vous êtes pas bien là ?! Ce lit n'est-il pas confortable ? Hein ?
Les deux garçons se firent des grimaces en entendant ce ton détaché et infantilisant caractéristique du corps médical.
L'homme bougonna quelque chose pour toute réponse.
Pirouly et Ronflette virent bientôt passer l'infirmière et les deux brancardiers au bout du lit.
- S'il n'est pas sage, tu nous préviens mon bonhomme. D'accord ?
Elle fit un clin d'œil complice au jeune malade et elle sortit de la chambre avec ses collègues.
Ronflette se moqua un peu en pinçant la joue du "bonhomme".
- Tu crois que ce sera elle à l'heure de ton biberon ?
Pirouly goûta à demi la plaisanterie.
Mais pourquoi les dames s'obstinaient-elles à le voir toujours comme un petit garçon ? Il était un homme maintenant.
En se disant ça, il glissa un peu plus loin sous ses draps le magazine apporté par sa mère.
Son ami, pendant ce temps, se leva pour se glisser au bout du rideau et apercevoir la trombine du second patient.
Comme il tardait à se retourner pour confirmer l'identité du personnage, Pirouly l'interpela discrètement en se rongeant les ongles.
Ronflette tourna alors la tête. Il était complètement hilare.
Alors il resta bouche ouverte en clignant des yeux. Quelque chose lui avait-il échappé ?
Son ami continuait à se tenir les côtes.
- C'est pas lui ? l'interrogea-t-il, hésitant encore à paraître soulagé.
Une voix de stentor retentit de derrière le rideau blanc :
- Je t'ai vu abruti ! Tu veux que je te casse la tête pour voir ce que ça fait ?! Et ouvre moi donc ce rideau, on n'est pas à l'opéra !... Et puis cette fenêtre, ouvre la moi donc aussi, qu'on respire un peu ! T'entends, dis ?!
Et Ronflette s'exécuta. Comme il ne parvenait pas à retrouver son sérieux, il se dit que le meilleur moyen était d'obéir à l'ordre. Pirouly verrait bien à qui il avait affaire.
Celui-ci ne fut pas déçu ! Il découvrit avec stupeur le père Gazpouel, sur son lit, un bandage autour de la tête. Il se débattait avec le drap, vraisemblablement décidé à se lever.
- Attendez, père Gazpouel, bougez pas. Je vais vous l'ouvrir votre fenêtre. Mais restez donc couché ! Vous avez un sacré gnon ! Comment vous vous êtes fait ça ?
Gazpouel s'adossa à son oreiller. Les paroles du jeune homme semblaient l'avoir persuadé, ou bien la douleur s'était rappelée à lui.
- Peuh ! C'est rien ! C'est l'épicière qui a paniqué... Elle a pas pu s'empêcher d'appeler les pompiers. Comme si un militaire comme moi n'en n'avait pas vu d'autre... Pas besoin de ces blancs becs qui savent à peine soigner une égratignure ! Pfffh ! J'ai rampé le ventre ouvert à Verdun pour récupérer un de mes camarades, lui aussi blessé... Oui, Monsieur ! L'avait un bras arraché...
- Oh là ! Verdun ?! Mais vous êtes un peu jeune pour avoir fait de ces tranchées là !
- Tais-toi gamin ! Tu connais rien !
- Bah ! Vous allez pouvoir parler de tout ça avec le Colonel. Il a le lit juste à côté du votre, répliqua Ronflette, un rien effronté, en montrant son ami du menton.
Pirouly se recroquevilla un peu plus sous ses couvertures et fit un petit signe militaire qu'il espéra suffisamment conforme pour le vieil ivrogne.
- Hein ! Il manque un peu de moustache ton Colonel, rétorqua Gazpouel en dédaignant Pirouly d'un mouvement de sa lèvre supérieure.
Il avait sûrement oublié l'association qu'il avait fait devant chez Mirliton entre le Colonel Whereasy et le jeune barrésois.
- Regarde donc dans ma veste. L'infirmière a dû la mettre sur un cintre, là dans le placard... Tu devrais trouver, dans la poche intérieure, une petite flasque pour ma soif.
Ronflette plongea la tête dans le placard en fer et fouilla les poches de la veste. Mais il n'y trouva que des vieux tickets de caisse et des capsules de bière.
- Je crois que votre infirmière l'a trouvée avant moi. Et elle a bien fait de vous la confisquer. Ce qu'il y a dedans est pas très compatible avec les médocs qu'elle a du vous filer...
- Quelle bande de voleur là-dedans ! On peut plus se fier à personne ! Même une bonne sœur vous prendrai votre dernière roupie ! Une petite rasade, c'est bon pour le mal de crâne !
- Pas pour ce mal de crâne là, insista Ronflette.
- C'est pas une marche en ciment qui va casser c'te caboche ! Il est pas si facile à tuer le para ! tenta d'argumenter le vieil homme en postillonnant abondamment vers son interlocuteur.




- Dites Mr Gazpouel, c'est quoi votre tatouage ? Sur quel champ de bataille vous vous l'êtes fait faire ? intervint Pirouly d'une voix calme et raisonnable qui détonnait un peu.
Il était impatient d'en savoir plus à ce sujet, et c'était le seul moyen qu'il avait trouvé pour tenter de calmer son voisin et de détourner son attention de sa soif irrépressible.
Le tatouage continuait de l'intriguer. Il figurait une rose engloutie par ses branches épineuses. Le style lui rappelait fortement celui de la branche couverte de fleurs tatouée sur l'avant-bras de l'homme à la musette.
Gazpouel tourna la tête avec difficulté vers son voisin et regarda ensuite son avant-bras comme s'il venait de se rappeler que le tatouage était là.
- Nan ! Ça, c'est un tatouage fait par un spécialiste local, un spécialiste du tatouage floral...
- Il y avait un tatoueur à Barroy ? s'étonna Ronflette, intéressé depuis longtemps par l'idée de s'en faire faire un.
- Oui, gamin. Et un bon même ! Il y est toujours d'ailleurs ! C'est un pote à moi...
Et comme les garçons faisaient mine de ne pas savoir de qui il parlait, il précisa :
- Le vieux Roulier, voyons ! Vous savez, celui qui trimballe sa bedaine en baillant aux corneilles dans les chemins de Barroy...
- Euh, c'est mon grand-père, coupa Pirouly comme s'il avait plutôt voulu dire : "allez-y doucement dans votre description", mais aussi : "je ne savais pas que mon grand-père était tatoueur !".
- Cool ton grand-père, Pirou ! Pour mon tatouage tribal… Tu voudrais pas lui demander ?
Son ami lui lança un regard de reproche. Ce n'était pas vraiment le moment. Ils pourraient en parler plus tard.
- Le Colonel s'est fait tatouer sur le biceps l'Archange Michel pleurant au-dessus d'un puits rendant hommage aux femmes et aux enfants que nous n'avons pas pu sauver à Cawnpore en 1857...
- Euh... Vous parlez de la révolte des cipayes qui a eu lieu en Inde à cette époque ?
Ronflette, admiratif, regarda Pirouly. Il était toujours étonné de l'entendre évoquer des sujets dont, lui, n'avait jamais soupçonné l'existence.
Gazpouel, ravi de l'intérêt qu'il avait suscité, se redressa dans son lit, ajusta son oreiller et se mit à raconter :
- Whereasy et moi-même étions en poste au fort anglais de Cawnpore depuis un an. On nous l'avait vanté comme un des endroits les plus calmes administrés par la Compagnie Anglaise des Indes Orientales...
Ronflette consulta Pirouly du regard. Celui-ci lui fit mine de laisser faire, curieux de voir comment le père Gazpouel allait s'approprier l'Histoire avec un grand H.
- Whereasy n'était que simple brigadier à l'époque, comme moi. On avait bien entendu quelques rumeurs de révolte plus au nord du pays, mais on pensait que ça n'avait été que local et que le mouvement etait définitivement réprimé. Nos cipayes étaient plutôt disciplinés et amicaux.
- Nos cipayes ? intervint Ronflette, les yeux ronds.
- Ce sont les indiens enrôlés dans l'armée anglaise, souvent choisis dans les hautes castes, résuma Pirouly en faisant signe au para de continuer son récit.
Ronflette n'insista pas davantage bien que cette notion de caste aurait gagné à être précisée. Mais il ne voulut pas montrer qu'il n'était pas très au fait. Toutefois il demanda :
- Mais pourquoi ils se sont révoltés ?
- Pour des broutilles, grimaça Gazpouel. Soit disant que les anglais avaient mis en place un règlement qui ne respectait pas leurs croyances... Et puis il y a eu cette histoire de cartouches. A l'époque, elles étaient un simple réceptacle à poudre en papier pour armer le fusil, et il fallait arracher l'embout pour pouvoir verser la poudre directement dans le canon, avant la balle. Mais les cartouches étaient lubrifiées à la graisse de porc ou de vache. C'était la meilleure protection qu'on avait trouvé contre l'humidité. En plus, ça lubrifiait le canon pour mieux faire glisser la balle. Les indiens sont...
- Soit musulmans, soit hindous. La religion musulmane exècre le porc qui est réputé impur et la religion hindou révère la vache parce qu'il la considère sacrée, termina Pirouly.
Comme Ronflette et Gazpouel le regardaient avec étonnement, il ajouta comme pour s'excuser :
- J'ai une copine d'origine indienne qui m'a un peu expliqué...
Gazpouel reprit :
- Tu as tout compris gamin. Quand on a livré les nouvelles armes avec des cartouches lubrifiées avec ces deux types de graisse, ça a été un signal négatif pour toute la communauté des cipayes. Les tensions étaient extrêmes. Bien sûr, des Rajahs ont profité de ça pour remotiver le sentiment nationaliste et attiser la haine de l'occupant anglais. Ils mirent en avant le sale côté du colonialisme.
- Mais, qu'est-ce qui s'est passé à Cawnpore alors ? pressa Ronflette qui n'aimait pas les histoires trop délayées.
Gazpouel poussa un long soupir. Son visage s'assombrit et sa voix baissa d'un ton.
- Un jour de juin, les gentils cipayes se sont mutinés. On a rien vu venir. Notre Général n'avait pas été assez méfiant. On a résisté trois semaines durant. Voyant que nos pertes augmentaient et nos réserves diminuaient, notre Général négocia une évacuation en bon ordre avec le chef des révoltés. L'évacuation fut fixée au 27 juin. Au petit matin, hommes valides ou blessés, vieillards, femmes et enfants de la communauté anglaise quittèrent notre retranchement sous bonne escorte. Le Général avait obtenu que l'on puisse garder nos armes. Plusieurs bateaux nous attendaient sur le Gange.
Gazpouel ferma les yeux comme s'il se replongeait dans ce jour funeste.
- Whereasy accompagnait une famille qui l'avait pris sous sa protection lors de son arrivée aux Indes. Le couple Heathclif avait deux garçons de douze et quinze ans, et une petite fille de six ans. Whereasy était sur le qui-vive. Il avait plus peur pour eux que pour lui. En quittant le fort, il m'avait recommandé de rester sur mes gardes. Pour lui, cette évacuation sentait le piège.
Gazpouel soupira profondément.
- Nous pûmes enfin monter sur un des bateaux. Dès les premiers coups de feu, j'ai compris qu'il avait vu juste. On ne sut jamais qui des indiens ou des anglais avaient tiré les premiers mais, la confiance rompue, ce fut un véritable carnage. Lord Heathclif et son plus jeune fils furent mortellement touchés. Whereasy prit Lady Heathclif sous un bras et miss Anna sous l'autre et plongea dans le Gange sans hésiter. J'eus le même réflexe avec l'aîné des Heathclif. Ça tirait de tous les côtés. J'ai encore dans les oreilles le bruit des balles qui heurtent la surface de l'eau, le cri de toutes ces victimes que ces sauvages assassinaient, et je sens encore l'odeur de la poudre. Heureusement la fumée dégagée par tous ces fusils nous permit d'échapper aux regards des plus acharnés ou, du moins, de leur faire manquer leurs cibles.




Pirouly avait ramené ses cuisses le long de son torse, en même temps que sa couverture et, ainsi replié sur lui-même, attendait la suite.
Ronflette se rongeait le poing, assis sur le rebord du lit du parachutiste.
Les deux garçons, pris par l'histoire, en oubliaient que Gazpouel ne pouvait avoir vécu ces scènes qu'il racontait avec tant de réalisme et d'émotion, étant né un peu moins d'un siècle après cet événement tragique. Et pourtant...
Gazpouel faisait-il partie de ces gens qui ont le pouvoir de se souvenir de toutes leurs vies antérieures ?
Le parachutiste reprit d'un air triste et mélancolique :
- Nous échappâmes vraiment par miracle aux nombreuses balles des cipayes pourtant postés sur les deux rives et très entraînés... Par les anglais ! Ceux-là même qu'ils étaient en train de tuer. Nous nous laissâmes dériver sur les eaux du Gange. De nombreux corps sans vie nous dépassèrent dérivant au gré du courant. Ceux-là avaient eu moins de chance que nous. Cela prouvait que nos agresseurs avaient eu l'intention de tous nous exterminer. Ces pauvres gens avaient du sauter comme nous pour échapper aux tirs, mais avaient été achevés comme des chiens. Nous sommes sortis de ces eaux funèbres à la tombée de la nuit. Je ne sais plus combien de jour nous avons marché à travers la contrée avant de gagner la région la plus proche contrôlée par des anglais... Tout ce que je sais, c'est que nous parvînmes au premier poste croisé sur notre route épuisés et affamés. On nous apprit par la suite que les femmes et les enfants survivants avaient, en fait, servi d'otages avant d'être lâchement assassinés et jetés dans un puits. Nos troupes découvrirent le charnier quelques semaines plus tard. Je me souviendrai toujours de la réaction du Colonel à cette nouvelle : il poussa un cri de douleur que je n'avais jamais entendu chez aucun homme...
- C'est là qu'il s'est fait tatouer l'Archange Michel penché sur ce puits ?
- Oui mon garçon. Et il a refusé d'être rapatrié en Angleterre. Ce drame a renforcé sa vocation militaire et son esprit colonialiste. Il a franchi les grades en quelques années.
- Et que sont devenus les Heathclif survivants ? s'enquit à son tour Ronflette d'une voix éraillée.
Gazpouel, d'un sourire béât, répondit :
- La veuve Heathclif est retournée en Angleterre avec ses deux enfants survivants. Chaque fois que Whereasy retournait dans son pays natal, il leur rendait visite. Il était toujours accueilli avec beaucoup de ferveur et de reconnaissance. Il séjournait dans le cottage familiale comme un ami de la famille qu'il était déjà avant d'être leur sauveur. Un jour il trouva la jolie Miss Anna transformée en une jolie jeune femme pleine de caractère et d'une beauté envoûtante. Il oublia alors la petite poupée blonde qui s'était accrochée vigoureusement à son cou alors qu'il nageait avec l'énergie du désespoir dans les eaux du Gange. Malgré leurs quatorze ans d'écart, il l'épousa quand elle fut en âge de se marier. Il repartit avec elle en Inde. Cette jeune femme, courageuse, amoureuse ou revancharde, n'hésita pas un instant. Elle affronta le pays qui lui avait pris son père et son jeune frère. Ils vécurent de longues années là-bas.
Un long silence suivit ces derniers mots de Gazpouel. C'était une jolie conclusion pour un drame si terrible.
Ronflette prit une grande aspiration et rompit le silence le premier par un "Et c'est là que vous êtes entré chez les parachutistes !...".
Cette remarque, lâchée avec une telle désinvolture et un brin d'ironie, ramena chacun sur terre.
Pirouly rentra la tête dans les épaules en jetant un œil inquiet au conteur. Comme s'il avait du mal à sortir de ses songes, le père Gazpouel secoua ses cheveux hirsutes dépassant de son bandage, et foudroya Ronflette du regard.
- Mais on ne vous apprend rien à l'école ?! tonna-t-il. Bougre d'âne ! Les avions n'existaient pas encore ! Comment veux-tu que j'intègre les parachutistes à ce moment là ? Pfffh !! Et ferme moi donc cette fenêtre ! Tu te crois dans les îles ?!
Ronflette adressa un clin d'œil à Pirouly et se leva pour refermer la fenêtre.
Il insista :
- Je ne savais pas que vous étiez anglais...
Tout autre que Gazpouel aurait été vexé par ce ton insidieux qui, à lui seul, remettait en cause toute cette jolie histoire racontée si passionnément. Mais le vieil alcoolique réagit avec naturel et tenta de prouver ses origines anglo-saxonnes en articulant comiquement :
- Yesse, maï neïme isse Teddy Gazpouelele. Ail comme frome Londone...
Ronflette revint vers le lit de son ami, une expression espiègle sur le visage.
- Ma prof d'anglais trouverait que votre accent is perfect.
Pirouly tourna la tête pour dissimuler la crise de rire qui venait de s'emparer de lui.
Gazpouel continua à baragouiner dans son anglais particulier.
C'est à cet instant que Mme Roulier revint dans la chambre.
- Ah, mon chéri, j'ai une bonne nouvelle... Tiens, on t'a amené de la compagnie ?
Son air ravi vira à l'aigre quand elle vit le compagnon qu'on avait attribué à son rejeton.
Elle fit un léger signe de tête à Théodore Gazpouel. Celui-ci le lui rendit par un familier : "Hey, maï Leïdy, a o dou you douhou ? Kiss you swiiity."
Mme Roulier, pour toute réponse, referma le rideau de séparation des deux lits en lui adressant toutefois le plus naturel et le plus gracieux sourire du monde.
Une fois cela fait, elle put reprendre là où elle s'était arrêtée :
- Oui chéri, je disais que le docteur t'autorisait à sortir cet après-midi. Tout va bien. Il nous enverra les résultats de tes examens. S'il y a besoin, ils te rappelleront.
Derrière elle, Gazpouel continuait d'ânonner son anglais très approximatif. Il débitait maintenant la liste des verbes irréguliers.
Il sembla même aux Roulier et à Ronflette qu'il chantonna un "Brïan is inne ze kitchiine !" des plus drôles.
Mme Roulier dut hausser un peu le ton de sa voix.
- Tu vois, chéri, ça n'a pas été trop long finalement.
Puis jetant les yeux en arrière, elle ajouta :
- Et ça arrive à point... Oh ! C'est quoi ce nouveau disque ?
Elle déchiffra :
- Mi-li-ce ?!




Elle se tourna vers Ronflette et l'interpela mi-figue, mi-raisin :
- C'est pas un peu... ?
- Un peu quoi maman ? l'interrompit Pirouly vivement.
Ronflette baissa la tête.
Mme Roulier précisa sa pensée sans quitter le jeune Bartichaut des yeux :
- Un peu hard-rock ?
La grimace qu'elle eut en prononçant ces mots marquait clairement sa désapprobation.
- Non ! C'est du rock tout court, tenta de la rassurer son garçon.
- Ça fait du bruit tout de même... Ne l'écoute pas trop fort.
Pirouly surprit un petit sourire chez son camarade qui finit de le mettre mal à l'aise. Il se crut, du coup, obligé de lever les yeux au ciel et de répliquer :
- Ma-man !... J'ai mes écouteurs. Je ne t'infligerai pas leur musique, rassure toi.
- Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète. Tu peux devenir sourd avec ça...
A côté, Gazpouel continuait à prouver que s'il avait été anglais dans une vie antérieure, il n'avait pas conservé la mémoire des subtilités de la langue.
On frappa à la porte.
Aussitôt, la jolie tête brune de Quorratulaine Hamplot apparut dans l'entrebâillement de la porte.
Pirouly lui fit signe d'entrer.
Il le regretta aussitôt car apparurent derrière elle toute sa garde rapprochée : sa sœur Zarafa, Mandy Bulle et Houalala Djémal.
Ronflette choisit ce moment pour prendre congé.
Quand il se pencha sur lui, Pirouly paniqua un instant à l'idée qu'il allait l'embrasser avant de partir, mais il lui chuchota juste à l'oreille :
- Bon rétablissement. Je vois que tu es en bonne compagnie. Bon courage... T'as plus que quelques heures à tenir...
Et il s'esquiva en saluant ces demoiselles et la mère de son ami.
Pirouly était cerné.
Il regarda les quatre jeunes indiennes envahissantes, puis sa mère qui tournait et retournait entre ses mains l'album de Milice, indécise. Gazpouel continuait à mettre une ambiance toute britannique de l'autre côté du rideau.
A cet instant il aurait donné cher pour suivre Ronflette, fuir d'ici, gambader à l'air libre et courir les chemins, retrouver sa bande d'amies. Mais d'ailleurs, où pouvaient-elles bien être ? Aurait-il leur visite avant de quitter l'hôpital ?
S'il avait su dans quelle fâcheuse posture elles se trouvaient en ce moment même, il aurait aussitôt révisé son souhait...

vendredi 12 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (dernière partie)


- Allan, ne reste pas comme un couillon ! File leur un coup de main !
Le conducteur de la berline, tatoué jusqu'au cou, vissa sa casquette et secoua son embonpoint à regret pour rejoindre ses comparses dans la tourbière.
Les filles, elles, couraient deux fois plus vite.
Martinou, cette fois-ci, guida ses amies sur un terrain différent.
Si l'espace était plus dégagé, il n'en comportait pas moins de pièges. Il s'agissait maintenant de reconnaître les langues de terre ferme au milieu des zones boueuses ou aquatiques.
Si elle s'en tira bien au début, la terre ferme se fit plus rare au bout d'un moment. Le danger était trop grand pour rechigner devant un marécage.
Elle n'eut pas d'autre choix que de rentrer dans l'eau jusqu'aux genoux.
En se jetant dans la fange à sa suite, Mirliton gémit :
- Ça devient une habitude ! Quand je pense que des femmes riches payent pour s'offrir un bain de boue !
Même soutenue par Poucy, qui lui tenait fermement la main, en sportive aguerrie et endurante, Mirliton aurait craqué si elle avait su que son bain ne faisait que commencer.
Pourchassée, Martinou faisait des choix précipités et leur faisait perdre du temps dans ces zones peu praticables où elles s'enlisaient.
Leurs poursuivants, eux, prenaient le temps d'étudier la configuration des lieux, prenaient des détours, certes, mais au sec, et, finalement, gagnaient du terrain sur elles.
- Il faut qu'on réussisse à gagner ce champ de roseaux là-bas. C'est notre seule chance de leur échapper.
Mirliton plissa les yeux derrière ses lunettes éclaboussées. Que ces roseaux lui semblaient loin et inaccessibles !
- Allez Mimi ! Encore un effort ! On sera bientôt hors de leur vue, l'encouragea Poucy qui sentait la parisienne faiblir à ses côtés.
Elles s'arrachèrent à une dernière gangue de boue et s’engagèrent dans une eau froide recouverte de lentilles d’eau. Martinou fut la première devant le champ de roseaux. Elle écarta les tiges pour laisser ses amies s'y engouffrer, puis, disparut à son tour dans cette forêt aquatique.
A cent mètres de là, Allan jeta de dépit sa casquette au sol après avoir rejoint ses deux complices, aussi démunis que lui, en voyant disparaître leurs proies.
- Le chef va pas être content, dit le rouquin à l'air niais.
- Pas question de revenir bredouille ! Ces mômes vont certainement nous aider à retrouver cette enflure de Gary. Longez cette étendue de roseaux. Toi, de ce côté ! Toi, par là ! Ils vont forcément ressortir d'un côté ou de l'autre.
Azraël et Balthus se mirent en position, tandis qu'Allan rejoignait Fédor, l'homme à la barbiche, demeuré sur le chemin de la tourbe.
En pénétrant dans la forêt de roseaux, Mirliton poussa des cris de saisissement tellement l'eau, qui lui arrivait à la taille, était froide.
Martinou et Poucy avaient serré les dents.
- Bouge donc ! Il faut faire circuler ton sang ! la houspilla Martinou.
- Qu'est-ce que tu disais à propos de ces dingues qui se baignent dans un étang en plein automne ? tenta de plaisanter Poucy en grelotant.
La jeune parisienne soufflait tout ce qu'elle pouvait pour tenter de reprendre un rythme de respiration normal. Ses jambes s'alourdissaient de plus en plus et elle redoutait le moment où elle ne les sentirait plus.
- Avance ! T'arrête pas ! lui ordonna Martinou.
Elles évoluèrent dans l'eau glacée en essayant de bouger le moins possible les plantes pour ne pas trahir leur présence.
- Ça n'en finit pas ! Est-ce qu'on va ressortir un jour vivante d'ici ? angoissa Mirliton.
- Tu dramatises toujours ! Un bon grog, et tu verras, tout ira mieux.
- Puisse le ciel t'entendre Martinou !
Elle serra de plus belle la main que Poucy lui offrait pour l'encourager et l'aider à avancer plus vite.
- Quand je pense que les gendarmes les cherchent et que, nous, qui ne les cherchons pas, tombons sur eux sans cesse... Leur chef devra m'expliquer comment c'est possible, continua-t-elle à se plaindre.
Poucy, qui avait fini par se ranger à son côté gauche, la débarrassa de cinq ou six sangsues collées sur son ciré. Elle le fit d'un geste discret et naturel pour ne pas alarmer la jeune parisienne qui, déjà bien éprouvée, n'aurait pas manqué de sautiller en gloussant, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir d'autre d'embusqué sous ces eaux saumâtres.




Les roseaux se clairsemèrent soudain, puis elles aboutirent dans une cressonnière. Au-delà, le terrain s'assécha peu à peu. Les derniers mètres se firent dans un magma noirâtre et nauséabond.
Les filles reprirent pieds sur la terre ferme, avec un grand soulagement.
- Regardez ! On est plus très loin de la maison du Colonel ! s'écria Martinou leur désignant une trouée entre le sommet des arbres, trouée au milieu de laquelle la maison sur la colline pointait ses deux tourelles énigmatiques.
- Ah non ! Tu as vu l'état où on est ?! Moi, je rentre me sécher, s'exclama Mirliton.
Elle montra son treillis et le bas de son ciré, noirs de boue.
- Justement, on ne va pas rentrer comme ça ! Toi, tes parents sont pas là, mais les nôtres, ils vont nous poser des questions... Si on peut sécher un peu avant de rentrer, ce sera très bien. Cette maison doit bien avoir une vieille cheminée pour nous réchauffer...
Voyant que Mirliton faisait la moue, Poucy insista :
- Allez, Mimi, tu voulais de l'aventure, non ? Tu nous trouvais rangés des voitures, hein ?! Les M and P's sont de retour ou pas ? On est des guerrières, pas vrai ?
En sportive accomplie, la jeune fille s'y entendait pour revigorer les troupes. Martinou sourit de son enthousiasme tout en lui faisant signe de baisser la voix. Leurs poursuivants pouvaient être tout près.
- Bon, ok ! Allons-y pour la maison hantée ! se rendit Mirliton.
- Ne restons pas là. Il faut bouger car je ne sens plus mes jambes. Une petite foulée les filles ?
Elles suivirent l'invitation de leur chef, et trottinèrent jusqu'à l'orée du bois, non sans regarder prudemment autour d'elles.
La pluie continuait de tomber, si droite et si forte qu'elle les berçait presque de son bruit régulier. Aussi, quand elles traversèrent la prairie grisâtre qui entourait la colline, cette pluie leur parut-elle assez douce, presque tropicale en comparaison avec la froideur de l'eau qu'elles venaient de quitter, .
L'endroit leur sembla encore plus désolé que lors de leur passage, quelques jours avant.
Paradoxalement, la maison aux tourelles prenait une allure réconfortante et rassurante, soit que leur jugement fut faussé par leur mésaventure, soit que la météo déplorable, par contraste, la leur rendit sympathique, n'importe quel abris devenant le bienvenu.
C'est donc avec un grand soulagement qu'elles se glissèrent sous son péristyle en bois, couvert de tuiles moussues et, par endroits, de lierre envahissant.
Mirliton jeta aussitôt un œil à l'orée du bois, juste à l'endroit où le chemin disparaissait sous la voussure des premiers arbres en direction des marais de la tourbière. Il n'y avait pas de traces des quatre hommes, et c'était tant mieux ! Elles pourraient souffler un peu.
Poucy approcha d'une des fenêtres du rez-de-chaussée. Elle déchira quelques toiles d'araignées épaisses qui en garnissaient les angles. La peinture blanche écaillée s'accrocha aux toiles et laissa apparaître un bois grisé, fatigué par les intempéries.
Elle essuya un peu les carreaux sales pour regarder à l'intérieur.
Les rideaux de mousseline jaunie et opaque, qui garnissaient le cadre à l'intérieur, la gênèrent un peu lorsqu'elle plaqua son œil à la vitre. Elle dut réajuster son œil devant leur interstice pour apercevoir un peu de la pièce.
- Qu'est-ce que tu vois ? demanda Martinou d'un ton qui voulait dire "rassure-moi".
- Pas grand chose. Les meubles sont recouverts de draps blancs... C'est drôle, je pensais que ce n'était plus meublé depuis belle lurette. On dirait que les derniers propriétaires sont partis en laissant tout, comme s'ils allaient y revenir. Je vois une cheminée... Ah, il y a une de ces horribles pendules avec un balancier et... Hou, tu vas pas aimer ça...




- Quoi ?! s'inquiéta Martinou qui n'osait trop approcher ni des fenêtres, ni de la porte d'entrée, comme si elles risquaient de l'avaler.
- Bah, je vois le Colonel...
- Arrête de plaisanter avec ça. Tu sais que je n'aime pas ça...
Martinou sentait une sorte de trou se former dans son estomac comme si elle allait être absorbée toute entière par lui dans un grand vertige.
- Je ne plaisante pas. Il y a un portrait au mur d'un homme en uniforme avec de belles moustaches fines.
Poucy scrutait attentivement la toile peinte quand elle vit soudain passer une ombre sur le visage du Colonel.
La jeune fille ne put s'empêcher de reculer vivement de la fenêtre en s'exclamant.
Martinou, restée au haut des marches du perron, s'apprêtait à redescendre dans le jardin, son cœur prêt à défaillir.
Mirliton s'approcha de Poucy.
- C'est pas sympa de jouer avec ses nerfs. Dis-nous que tu plaisantes...
Mais Poucy était toute pâle, ce qui était rare, vue la carnation naturellement mate de sa peau.
- Non, il y a vraiment quelqu'un là-dedans ! J'ai vu une ombre passer...
Martinou murmura, comme pour se rassurer :
- C'est peut-être la Paulette qui est revenue ?
- Non, non. On l'a quittée, elle était en train de s'occuper de ses pâtés de ragondin...
Mirliton prit une grande respiration et approcha à son tour de la fenêtre pour apercevoir ce qui se passait à l'intérieur.
Martinou fixa la grande porte en bois à la partie supérieure garnie de vitres opaques. Le heurtoir et la poignée ronde semblaient la défier. Un léger scintillement traversa leur dorure. Elle s'attendait à voir s'ouvrir cette porte à tout instant sur la dépouille du Colonel. Une mouche à moitié endormie passa devant ses yeux comme annonçant cette apparition, fidèle réplique de son cauchemar. Elle préféra se rapprocher de ses amies.
Mirliton, occupée à scruter l'intérieur, n'y prit garde. Elle ne vit d'abord qu'une pièce sombre et lugubre. Il n'y avait d'ailleurs rien d'anormal à cela, pour une pièce abandonnée.
Elle allait brocarder Poucy quand, soudain, une silhouette passa furtivement juste derrière les rideaux.
Mirliton, comme Poucy avant elle, fit un bond en arrière.
Martinou cria pour elle.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu as vu ?
La parisienne se mit à balbutier :
- Je... je... Je sais pas... Mais y a quelqu'un à l'intérieur. Poucy avait raison.
Martinou sentit l'angoisse reprendre possession de ses nerfs. Elle se répéta au fond d'elle même avec toute la force et la conviction dont elle était capable : "Non, les fantômes n'existent pas !" comme un leitmotiv. Mais son imagination ne l'entendait pas ainsi.
Les yeux rivés sur la fenêtre usée, elle semblait céder à une fascination morbide.
- Peut-être que cette maison a trouvé un acquéreur récemment et ce serait le nouveau propriétaire.
L'hypothèse de Poucy était simplement émise pour rassurer sa camarade chez qui elle sentait la tension palpable. Mais elle n'y mit pas tellement de conviction.
Toutefois, Martinou fit un pas en avant. Elle semblait encore lutter, mais ses amies sentirent qu'elle avait besoin de regarder à son tour par cette fenêtre pour reprendre le contrôle d'elle-même.
Quand elle se pencha pour plaquer son visage à la vitre, elles virent un petit tremblement musculaire à la base de sa nuque qui prouvait la lutte intérieure qu'elle menait.
Mais, à peine avait-elle approché, qu'un autre œil se mit en parallèle du sien, côté intérieur de la maison, dans l'interstice formé par les rideaux.
Martinou bascula en arrière en poussant un cri d'horreur qui résonna dans toute la vallée. Elle poussa sur ses talons et glissa sur ses fesses jusqu'à la rambarde du péristyle.
- Il... il... il est là dedans... C'est lui... Partons...
Elle se mit à quatre pattes et rampa jusqu'aux premières marches de l'escalier qui menait au jardin.
Les filles n'en menaient pas large. Qu'avait-elle vu pour que ses jambes ne puissent plus la porter et pour qu'elle renonce à dissimuler toute sa peur ? Elle, si maîtresse d'elle-même habituellement, et si peu impressionnable, voilà qu'elle cédait à quelques mouvements irrationnels...
Poucy et Mirliton, sans un mot, l'aidèrent à se redresser.
Elles la soutinrent, chacune s'apprêtant à descendre les longues marches de ciment.
Au pied de la colline, elles perçurent un mouvement. Elles regardèrent mieux toutes les trois dans cette direction.
Elles furent stoppées net dans leur résolution à fuir de cet endroit.
En contrebas, Fédor et ses sbires venaient de déboucher du bois.
Cette fois-ci, c'est Mirliton qui laissa échapper un cri.
Martinou jeta un œil groggy à Poucy. Celle-ci comprit qu'elle devait prendre le relais.
Entre se jeter dans les griffes de ces malfaiteurs et se tourner vers l'inconnu angoissant de cette maison, il fallait qu'elle prenne très vite un parti. Martinou, éperdue, n'était plus en mesure de trancher et s'en remettait à elle.
Poucy se précipita donc sur la lourde porte de chêne. Elle utilisa d'abord le heurtoir, mais celui-ci ne traduisant pas assez l'urgence à attirer l'attention de l'occupant des lieux, elle choisit de taper de ses mains sur la vitre épaisse et blanche décorée de motifs végétaux argentés.
- S'il vous plaît ! Au secours ! Ouvrez-nous ! On est en danger !
Mirliton, appuyée à l'un des poteaux du patio et soutenant toujours Martinou qui n'avait pas retrouvé ses jambes, observait tour à tour la progression des hommes et les fenêtres du rez-de-chaussée pour voir si un mouvement se faisait à l'intérieur de la grande demeure.
- Oh, mon Dieu ! Ça n'a pas l'air de bouger là-dedans !
Elle claudiqua avec son fardeau jusqu'à l'une des fenêtres, celle-là même par laquelle elles avaient espionné l'intérieur. Puis elle appuya Martinou contre le mur pour se mettre à frapper aux carreaux de toutes ses forces.
Avec un tel raffut, ce serait bien le Diable si personne ne les entendait.
Martinou fixait avec hébétude les quatre hommes qui gravissaient la colline à grands pas. Elle se mit alors à greloter. Le froid de ses vêtements mouillés ne l'avait jusqu'ici pas interpelée, mais, là, son sang ne semblait plus la réchauffer.




Elle eut seulement la force de balbutier :
- Ils approchent...
Poucy redoubla ses coups sur la vitre, allant jusqu'à donner des coups de pieds dans le bas de la porte et actionnant la poignée avec insistance. Elle appela encore le mystérieux habitant de cette demeure à leur rescousse.
En contrebas, les hommes venaient de franchir le petit portillon en fer.
Mirliton quitta la fenêtre, après avoir été tentée de la briser, et revint soutenir Martinou. Elles se rapprochèrent toutes les deux de la porte d'entrée prise d'assaut par Poucy. Elles ne se sentaient pas moins hors de portée des malfrats, mais le fait de se rapprocher leur donna plus de force pour affronter ce qui se préparait. Elles pourraient faire bloc.
- Ils sont là, murmura Martinou presque atone.
Poucy cessa alors ses coups sur la porte et fit volte-face.
Les quatre hommes passaient maintenant entre le vieux puits en pierre et la vasque de l'ancienne fontaine.
Dans quinze secondes, ils mettraient la main sur elles.
Martinou pouvait maintenant sentir le cœur de ses camarades battre à tout rompre. Elles s'étaient instinctivement blotties contre elle bien que, prête à défaillir, la pauvre ne pouvait plus leur être d'aucun secours.
La fatigue physique de leur escapade à travers la tourbière s'ajoutant au choc moral de cet œil entraperçu à la fenêtre de la maison de son pire cauchemar, elle se sentait comme anéantie.
Elle s'était réfugiée si profondément en elle-même que le son et les images ne semblaient plus lui parvenir que de façon très lointaine. La présence de ses amies finissait aussi par s'effacer peu à peu.
Elle se blottit avec complaisance dans cette sorte de sensation ouatée comme si elle sombrait dans un sommeil progressif.
Elle sentit tout de même une main l'agripper à l'épaule.
Elle regarda cette main sortie de nul part avec une certaine indifférence. Une main blanche... Mais tout était blanc... Elle ne résista pas quand elle se sentit tirée par la main à l'intérieur de cette maison tant redoutée.

samedi 6 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (2 ème partie)

Les marches grincèrent sous leurs pas groupés, puis elles posèrent le pied sur de la terre battue.
Martinou, passée en dernier, dut remonter les marches sous l'ordre de Paulette qui lui reprocha vertement de ne pas avoir rabattu la trappe derrière elle.
Quand elle rejoignit ses amies à tâtons, une forte odeur l'accueillit, décuplée par l'absence de lumière. Elle ressentit la nervosité de Poucy et Mirliton en s'approchant d'elles.
L'endroit sentait les plantes séchées, un mélange d'herbes sauvages et aromatiques, odeur à laquelle se mêlait une autre, plus douceâtre mais non moins entêtante, celle de la viande séchée.
L'obscurité oppressante fit soudain place à une lumière tamisée qui venait de naître au fond de la pièce. Elle émanait d'une lampe à pétrole que la vieille venait d'allumer. Elle la porta au bout d'un bâton pour l'accrocher avec l'habileté de l'habitude à un crochet vissé dans la roche au-dessus d'elles.
La lampe oscilla encore quelques secondes, leur donnant l'impression que le décor vacillait autour d'elles. Mais, quand elle s'immobilisa, elles purent jeter un regard circulaire à la pièce sans avoir cette impression d'étourdissement qui avait manqué de les mener à la nausée.
C'était une grotte de petite taille, de quoi, pour la Paulette, installer une vieille cuisinière à charbon, une table et deux chaises en bois, un vieux rocking-chair, un bahut bancal et un lit en ferraille dont la paillasse retournée laissait voir quelques ressorts défectueux.
Des niches avaient été creusées dans la roche. Elles les utilisaient pour y ranger quelques pots en gré, un peu de vaisselle et des flacons aux teintes étranges.
Les murs en pierres dures étaient blanchis à la chaux et semblaient sains. Ce qui n'empêcha pas les filles d’apercevoir ça et là se glisser quelques petites formes rampantes dont l'ombre projetée par la lanterne prenait une taille fantastique et inquiétante.
- Snack ! Je ne vous propose pas de vous asseoir. Je ne suis pas habituée à recevoir. Les seuls qui sont invités sont ceux là...
Et elle brandit ses gibiers du jour.
- Ça se mange du ragondin ? s'étonna Mirliton en reluquant la pauvre bête d'un air délicat.
- Bah ! Tout se mange... J'en fais du pâté. Et avec la peau, on fait des couvertures bien chaudes, vla !
Après s'être débarrassée de sa pelisse, la Paulette glissa son tisonnier par la porte du fourneau et fourragea le charbon pour raviver son feu.
La chaleur se fit sentir aussitôt.
Elle se versa ensuite une rasade d'un liquide blanchâtre qui ne devait pas être de l'eau à la grimace qu'elle fit en l'avalant. Il sembla d'ailleurs aux filles que l'élixir avait eu pour effet de fixer un instant les yeux roulants de leur hôtesse.
- Bien, qu'avez-vous à nous dire sur les thugs et les prétus qui menaceraient Pirouly ? l'interrogea Martinou qui ne tenait pas à s'éterniser là.
La Paulette suspendit le ragondin à un crochet de boucher et, de son poignard, commença à le préparer au dépouillement.


Poucy fit la grimace en détournant le regard.
- Rha ! C'est une vieille légende du coin. Mpfff ! Quand le Colonel s'est calté, les villageois et les gendarmes de Chambard l'ont cherché dans chaque r'coin de la région. Quand ils ont fouillé ces bois, ractpuf ! Voilà-t-y-pas qui-z-i-trouvent un tas d'cendres en plein milieu de la clairière aux chênes. Ils en menaient pas large parce qu'ils se demandaient si c'te p'tit tas d'cendres, c'était pas l'Colonel qu'avait flambé là... Parait qu'la cendre humaine çà n'a pas grand chose à voir avec la cendre d'bois... Donc, z-ont été à peu près rassurés. Mais, un qu'était moins bigleux qu' les autres à remarqué que quéque chose avait été écrit dans c'te cendre : "KARMA PIROULY".
Les filles ne purent s'empêcher de se récrier.
La Paulette roula des yeux vers elles et continua :
- Z'ont pas fait attention à c'te chose, mais ils l'ont noté dans l'rapport. Mon grand-père, boudiou ! il était gendarme dans l'temps. Quand il se faisait braire, quand il était d'garde, il lisait les rapports des anciennes affaires. Il a bien lu le dossier du mystère du Colonel. Lui, l'a toujours dit que c'te Pirouly, c'était la clé du mystère.
La Paulette déshabilla d'un coup sec le ragondin dont elle avait méthodiquement dépecer le corps tout en racontant ce qu'elle savait.
Poucy eut du mal à ne pas dire à la Paulette tout ce qu'elle pensait  de sa façon de traiter les animaux. L'intérêt qu'elle avait à ne pas la froisser, mais aussi le dénuement dans lequel la vieille femme vivait, la retinrent d'émettre toute critique.
- Mais, comment vous savez que ce Pirouly est le nôtre ? Le prénom Pierre est assez commun...
- Bah ! C'était pas Pierre qu'était inscrit dans la cendre, c'était bien Pirouly : P-I-R-O-U-L-Y, épela-t-elle comme une mauvaise écolière. T'en connais, toi, d'autre Pirouly ? Pfffh !!!
Les filles durent reconnaître que ce surnom affectueux qu'elles donnaient à leur ami était peu courant.
- Le mot "Karma", hein, c'est pas d'chez nous, ça ! Et v'là-t-y pas que l'Colonel avait des domestiques ramenés des Indes... Vouiiii ! Ils ont dû lui jeter un sort pour qu'il se réincarne plutôt que d'monter à not' Paradis de not' religion à nous... Saint Pierre doit toujours l'attendre, hon !
- Le Colonel avait des domestiques indiens ?
- Tout plein ! Ah, ah ! C'est qui f'sait les choses en grand... Surtout la Colonelle. Des soirées, des patatis, des patatas... Ouah ! Fallait bien du monde pour servir toutes les péronnelles du menu fretin. De belles dames en dentelles, tssss ! Tu parles ! smurck ! C'était du personnel bon marché. Des réfugiés d'la guerre, qu'i' disait mon grand-père... Des prises de guerre, oui !
- Est-ce qu'ils ont été interrogés sur ce feu au milieu des bois avec ce mot "karma" inscrit ?
- Pfiou ! Que d'chique ! Z-ont jamais pu remettre la main d'ssus. Laquais, majordomes, cuisinières, blanchisseuses, bonniches... Tous disparus ! Même le garçon d'écurie ! P'us d'métèques !
- C'est bizarre tout de même, toutes ces disparitions ! lâcha Poucy, songeuse.
- Même les clandestins, rack ! Disparus aussi !
- Les clandestins ? Quels clandestins ? s'étonna Martinou de plus en plus intriguée.
- Le Colonel, en arrivant à Barroy, a racheté les champignonnières une bouchée d'pain. Il les a vite faites marcher à plein régime. La moitié des employés étaient des thugs qu'il avait sauvés de la pendaison contre leur promesse de repentir, et ramenés avec lui en France. Mais il les gardait toujours à l'œil en les retenant presque chaînes aux pieds dans les cellules des champignonnières. Après quatorze heures de travail à récolter ou à creuser de nouvelles galeries, les pauvres ne pensaient plus qu'à dormir après avoir avalé une malheureuse pitance. Ils ne voyaient seulement plus la lumière du jour. Certains ont du regretter de ne pas avoir choisi la corde. Ha, la,la !!


- Des champignonnières ?! Sous la maison sur la colline ?!
- Da ! Elles sont condamnées maintenant, mais toutes ces galeries produisaient suffisamment d'champignons pour nourrir tout Paris, couac ! Les galeries s'étendent jusque sous Barroy.
- Tu sais Martinou, ta mère nous en a parlés samedi soir quand elle nous a racontés que ta grand-mère allait se réfugier avec toute la famille lorsqu'elle était enfant lors des bombardements, rappela Mirliton.
La vieille femme épongea son front ridé du revers de sa main couverte de sang, après avoir évidé la carcasse du pauvre rongeur. Elle bouscula du pied le seau dans lequel elle venait de jeter les viscères malodorantes en un "splash" peu ragoûtant.
Mirliton regretta très vite d'avoir ouvert la bouche.
- Eh, toi gamin, là ! Prends donc ça ! Tchac ! Et mène le à Cornelune et Craquembois. Vont m'nettoyer ça en deux coups d'bec. V'lan ! Mon garçon !
Mirliton, son déguisement l'ayant désignée comme le garçon de la bande, n'osa pas refuser et exécuta cette pénible tâche à contre-cœur. Elle dut remonter à la surface pour y renverser le seau de viscères.
- Et fais donc attention à tes yeux au passage ! Ces charognards n'en ont jamais assez ! lui cria la vieille d'en bas.
Cornelune et Craquembois se jetèrent sur leur pitance comme la pauvreté sur le monde, battant des ailes et se donnant mutuellement des coups de bec entre criaillements et croassements.
Quand elle redescendit, des éclats rouge sang dansaient encore sur sa pupille. La Paulette poursuivit son récit.
- Les thugs se seraient volatilisés. Durant les premières décennies du vingtième siècle, le moindre meurtre dans le coin, et on disait que c'étaient eux qu'avaient repris leurs vieilles habitudes, chhhh !
- Mais, pourquoi croyez-vous qu'ils pourraient en vouloir aujourd'hui à notre ami ? Ces gens là sont morts depuis des années... Comme le Colonel...
- Nein ! Ces gens là se transmettent leurs coutumes de père en fils. Quant au Colonel, s'ils lui ont jeté un sort, son âme erre toujours...
- Et vous pensez que, si elle croise Pirouly, elle aura atteint son but et s'y logera enfin ? termina Martinou.
La Paulette leva les yeux au ciel.
- Si c'est pas déjà fait... Tarah ! éructa-t-elle en montrant ses dents rares et gâtées.
- Donc, les ancêtres des thugs attendraient Pirouly pour se venger du Colonel à travers lui ? s'assura Poucy qui tentait de suivre le raisonnement de la sorcière.
Celle-ci acquiesça silencieusement en secouant ses cheveux gris en forme de serpentins.
- Mais pourquoi lui avoir tracé ce signe sur le front ?
Paulette décrocha la carcasse du ragondin et l'étala sur sa table en bois massif. Elle s'empara d'un tranchoir à viande.
- C'est un signe qui le protégera. Les thugs craignent ce signe...
Dans un scintillement de la lame, elle trancha net la tête du ragondin.
Les filles sursautèrent.
- Où avez-vous appris ça ? demanda Martinou.
- C'est ma mère qui m'a appris à découper proprement une carcasse.
- Non. Je voulais dire : ce signe, où vous l'avez vu ?
La Paulette donna un nouveau coup de tranchoir pour détacher une première cuisse.
- Crou ! L'en avait partout dans les champignonnières de c'te signe. Probablement que l'Colonel avait peur qui s'échappent... J'en ai vus au temple aussi...
Elle donna un autre coup de trancheuse pour détacher la seconde cuisse.
- Vous avez dit un temple ? nota Poucy.
- Vouiii ! Le Colonel devait avoir du remord d'les traiter d'la sorte. Il leur a construit un petit temple à la lisière de la tourbière pour qu'ils lui fichent la paix avec leurs Dieux  et leur salamalecs. Arf !
La Paulette s'apprêtait à trancher la cage thoracique de l'animal en deux, mais elle suspendit soudain son geste et porta les yeux sur la voûte de la grotte. Ses yeux roulèrent deux fois plus vite et sa langue resta sortie.
- Qu'est-ce qu'il y a ? s'aventura à demander Martinou.
- Chut !
Elle lâcha son tranchoir, qui retomba avec un bruit mat sur la table ensanglantée, et se dirigea vers son poêle à charbons.


En surface, les cris caractéristiques de Cornelune et Craquembois retentissaient comme une alarme.
La vieille femme, une fois près du poêle, tira à elle un tube extensible parallèle au tuyau de poêle. Il se déploya sans problème, apparemment extensible.
Les filles aperçurent à son extrémité un orifice horizontal de la forme et de la taille d'un rétroviseur.
Intriguées, elles approchèrent.
Elles furent étonnées d'y voir une image de la surface. Malgré quelques branches qui barraient un peu la vue, elles distinguèrent quatre paires de jambes qui se suivaient sur le tapis de feuilles mordorées jonchant le devant du rocher leur servant d'abri.
La Paulette, par un mécanisme ingénieux de miroirs réflectifs, s'était confectionnée un périscope comme dans les sous-marins. Cela lui permettait d'inspecter les alentours de son refuge avant d'en sortir.
Les filles comprirent mieux comment elle était passée inaperçue pendant si longtemps aux yeux des habitants du village et autres promeneurs.
- Des chasseurs ? murmura Poucy.
- Tutut ! Z-ont pas d'fusils, lui répondit la Paulette en montrant des signes d'agitation.
Elles purent voir, à mesure que les quatre hommes s'éloignaient du périscope, que les intrus n'avaient effectivement pas le look de chasseur.
Mirliton poussa un petit cri lorsque l'un des hommes se retourna pour laisser passer ses comparses entre deux taillis.
- Quoi ?! demanda Poucy, qu'elle avait faite sursauter.
- C'est lui ! C'est l'homme à la berline ! Je le reconnais à sa barbiche noire et son crâne dégarni.
- Mr Citrouille ?!
- Oui... Et l'un des trois autres, c'est celui aux tatouages qui était déguisé en lapin bleu...
- Ke cé qu'ça ? É délire la p'tiote ?! demanda leur hôtesse, ne comprenant rien à leur histoire.
Martinou ne releva pas et, approchant le visage de l'écran du périscope, elle commenta :
- Ils ont apparemment amené du renfort... Ils ont l'air déterminé à retrouver notre homme à la musette. Mort, ou vif...
- Tu crois qu'ils nous ont suivies de loin ? craignit Mirliton en renfonçant sa casquette sur ses yeux comme s'ils avaient pu l'apercevoir.
Les quatre hommes s'étaient maintenant éloignés, et les oiseaux de la Paulette vinrent se poser devant la tête du périscope comme pour signifier que tout danger était écarté.
Martinou recula, mal à l'aise face au reflet du gros œil bleu de Craquembois qu'il approchait tout près du réflecteur.
- Sssss ! J'savais bien que vous annonciez les ennuis ! Jamais eu autant de pépins en si peu de temps ! Rhaaa !
La Paulette rangea le périscope et s'en retourna saisir son tranchoir.
Les filles reculèrent, à nouveau sur leur garde.
- Allez ! Faut vous en aller maintenant. Raouste ! Je vous ai dit ce que j'avais à dire ! Scroumpf !
Elle agita son tranchoir nerveusement dans sa main.
- Mais attendez, Mme Paulette, et pour Pirouly ? On fait quoi ?
- Pfuit ! Y a les médecins pour lui ! Allez, déguerpissez !
Elle vint vers elles, brandissant la large lame encore ensanglantée.
Elle les contraignit ainsi à reculer jusqu'au bas de l'escalier de meunier.
- Laissez-nous deux secondes. Ces hommes sont sûrement encore dans les parages. Vous ne voudriez pas qu'ils découvrent où vous vivez ? tenta encore Martinou pour gagner du temps.
La vieille se ravisa.
- Mouais, attendez deux secondes. Mais tenez vous tranquilles espèce de pestes.
- Et pour Pirouly ? insista encore Martinou.
La vieille tira ses cheveux de dépit.
- Rack ! Mon bon cœur me perdra... Amenez-moi ce blaireau. Faut que j'le vois... J'peux rien dire comme ça, dediou !
- Mais, on peut pas. Il est à l'hosto, on vous a dit ! contesta Poucy.
- Wark ! Débrouillez-vous ! Soit vous m'l'amenez, soit vous laissez faire les docs de l'hosto. Mpfhh !!... Et amenez-moi un coq !
Les filles montrèrent leur étonnement par une moue qui ne rendait pas justice à leur intelligence.
- Bah ! J'ai besoin du sang frais d'un coq pour mon rituel de diagnostic, vlan !
- Mais on vous demande pas de sacrifier un coq ! On vous demande de le guérir, tenta de négocier Poucy qui avait eu sa dose de petites bêtes trucidées.
- Han ! J'peux pas le guérir si j'sais pas c'qu'il a, et j'peux pas savoir c'qu'il a si j'fais pas d'diagnostic, et j'peux pas...
- ...faire de diagnostic si vous avez pas votre coq, acheva Martinou d'un ton excédé. Ok, on a compris. On va vous l'amener vot' coq ! On vous l'amène avec notre Pirouly.
Poucy et Mirliton restèrent estomaquées. Un coq ?! C'était cher payée la consultation ! Et puis, elles n'étaient pas certaines que Pirouly serait rentré chez lui le lendemain..
Elle leur fit signe qu'elle gérait la chose.
- Alors ? C'est ok ? reprit-elle en brusquant un peu la vieille recluse.
La Paulette marmonna dans sa moustache et hocha positivement la tête. Elle retourna à son fourneau, prit une marmite en fonte dans laquelle elle jeta pèle mêle les morceaux du ragondin. Elle ne s'occupa plus des filles.


C'est avec soulagement que celles-ci retrouvèrent la surface quelques minutes plus tard.
- T'étais sérieuse pour le coq, s'assura aussitôt Poucy.
- Et tu crois vraiment que cette pauvre vieille peut quelque chose pour soigner Pirouly ? enchaîna Mirliton pour appuyer le doute de son amie.
Martinou eut un petit sourire narquois.
- Les médecins pratiquent bien les dépassements d'honoraires, la Paulette a bien le droit de se faire plaisir avec un coq. Ça la changera de son ordinaire... Quant à Pirouly, je pense qu'il a besoin de se rendre compte que cette femme est un charlatan. Ça devrait lui rendre un peu de bon sens. Et puis, s'il s'avère qu'elle a de vraies connaissances médicinales, ça ne pourra que lui faire du bien.
- Eh ! Où tu vas par là ? se récria Poucy en la voyant plonger dans un entrelacs de lianes plutôt que d'emprunter le sentier par où elles étaient venues.
- Eh bien, il vaut mieux couper à travers bois si on veut pas se faire repérer par Mr Citrouille et sa bande.
- Mais, ils sont partis à l'opposé du chemin par lequel on peut remonter, objecta à son tour Mirliton en réajustant sa casquette de garçon sur ses cheveux bicolores.
Martinou s'agaça :
- Nous sommes à découvert si on reprend le même chemin. Surtout sur la partie montante où les arbres sont espacés. S'ils reviennent sur leurs pas, ils ne manqueront pas de nous voir. Et que crois-tu qu'il se passera ? Tu as envie de retomber entre leurs mains ?
Mirliton, toute penaude, fit signe que non.
- Et puis, je voudrais passer à la maison du Colonel. On a sûrement des choses à y découvrir.
Pas très convaincues, ses deux compagnes se faufilèrent tout de même à sa suite.
Se frayer un chemin à travers les méandres de la végétation fut pénible, et leur progression fut lente.
A plusieurs reprises, les filles eurent l'impression de voir des silhouettes devant elles. À chaque fois, elles durent s'accroupir et observer, jusqu'à ce qu'elles soient certaines qu'il ne s'agissait que d'ombres immobiles formées par un arbre mort, ou un jeu de lumière créé par une trouée dans les frondaisons épaisses du bois. Seulement alors, Martinou donnait le signal pour qu'elles repartent.
- Tu es sûre que nous sommes dans la bonne direction ? s'inquiéta Mirliton au bout d'un moment, lassée de retenir les branches et d'enjamber son énième obstacle.
Martinou s'agrippa les cheveux à un roncier qui poussait là.
- On va bien finir par déboucher de ce bois... On le saura à ce moment là, lui répondit-elle distraitement en dégageant une de ses mèches de la branche épineuse.
Elles constatèrent que la pluie s'était accentuée au bruit qu'elle faisait sur la coupole de lierre sombre.
Mirliton se retourna vers Poucy en soupirant. Celle-ci lui fit mine de patienter.
Certes, la réponse de Martinou n'était pas très rassurante mais elle avait le mérite d'être pleine de bon sens. Qui aurait pu lui en vouloir d'avoir perdu l'orientation du départ, après plusieurs détours pour éviter les infranchissables franges opaques du bois ?
La confiance des deux jeunes filles en leur guide fut bientôt récompensée.
Elles aperçurent à travers les troncs d'arbre, devenus moins serrés, le chemin de la tourbière. Poucy et Mirliton gravirent avec une certaine allégresse le talus qui les en séparait. Lorsqu'elles posèrent le pied sur le chemin, elles entendirent Martinou, restée en contrebas, les houspiller en s'agitant derrière un buisson.
- Mais non... Revenez ici ! Il faut qu'on continue à couvert. Si les quatre hommes ont rejoint le chemin, ils vont vous voir.
Elles durent redescendre précipitamment.
- Il n'y a personne dans ce chemin. Tu es sûre que toutes ces précautions sont bien utiles ? ronchonna Poucy.
- Je te rappelle que la dernière fois, ils ont failli enlever Mirliton. Inutile de te dire qu'il vaut mieux ne pas les recroiser.
- Chutttt ! Taisez-vous. Regardez, là-bas, leur souffla Mirliton en galopant jusqu'à un fourré de massettes bordant une zone humide.
Les deux autres se glissèrent près d'elle, et regardèrent dans la direction qu'elle leur montrait.
Face à elles, il y avait un étang de taille moyenne. Malgré son exposition à ciel ouvert, il avait les mêmes reflets qu'une tâche d'huile. Sa surface était caressée par de longues traînées de brouillard mouvant.
Aussi, les filles ne distinguèrent-elles pas tout de suite la scène qui se déroulait de l'autre côté du plan d'eau.




Une des langues vaporeuses finit par s'évanouir, et les cinq personnages apparurent plus distinctement.
Ce qui les frappèrent en premier, ce fut la tenue des protagonistes. Ils portaient tous une longue robe rouge aux plis étudiés dont l'un retombait en diagonale sur la poitrine.
Le premier personnage, dressé sur le bord de l'étang, dominait les quatre autres : deux hommes debout tenant sur leurs avant-bras tendus une jeune femme en position horizontale, dont la chevelure longue et brune retombait en arrière pour flotter dans l'eau, tandis qu'un troisième homme, plongé dans l'eau jusqu'à mi-cuisse, plongeait son index dans la glaise pour le porter ensuite au front de la femme. L'homme en surplomb agitait sa main de manière solennelle au-dessus d'eux.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura Martinou.
- Je ne sais pas, mais ils sont un brin dérangés ! Prendre un bain de pieds par ce temps là, faut être un peu barjot, jugea Mirliton.
- Oui, c'est vrai que tu préfères les bains de boue, toi, répliqua Poucy, malicieusement.
Son amie lui adressa un œil réprobateur.
- Elle était facile celle-là.
Mais la plaisanterie de Poucy tourna court.
Martinou, qui gardait un œil circulaire sur les choses, peu tranquille avec tout ce monde dans les bois, aperçut soudain dans sa diagonale les quatre hommes qu'elles avaient tant cherché à éviter.
- Les filles, ne bou-gez plus !
Poucy et Mirliton virent très vite où était le danger. Elles se tassèrent sur elles-mêmes.
- Mais, ils viennent par-là. Ils vont finir par nous apercevoir quand ils arriveront au-dessus de nous, pigna Mirliton.
Ni une, ni deux, Martinou se glissa dans le bouquet de macettes en tirant ses amies vers elle.
Les deux autres plongèrent sans avoir trop le choix.
Les quatre hommes approchaient à grands pas.
La façon dont Mirliton avait plongé dans les végétaux eut pour effet d'agiter les roseaux de façon un peu trop visible.
- Eh, Fédor ! J'ai vu un truc bouger là, en-bas, s'écria l'un des hommes qui scrutait ce côté du chemin avec le conducteur de la berline, tandis que l'homme à la barbiche, interpelé, quitta l'autre rive du chemin pour s'approcher d'eux avec le quatrième homme.
- T'es sûr que c'est pas encore une de ces foutues poules d'eau ?! maugréa-t-il.
- Nan ! J'te dis qu'il y a quelqu'un là-dedans.
- Ok, Azraël. Alors ! Qu'est-ce que t'attends pour y aller voir avec Balthus ?
Le dénommé Azraël, un rouquin maigrelet aux dents de la chance, fit signe à un asiatique blond platine, coiffé en brosse avec les cheveux longs dans la nuque.
Les filles, entendant ces consignes, comprirent qu'elles allaient être débusquées. Leur cachette n'était plus fiable.
- On n'a plus le choix les copines !
Martinou prononça cette phrase avec gravité, et comme un signal de départ.
Elle écarta les hampes des plantes aquatiques, et sortit du côté opposé à celui des hommes afin de s'élancer à travers la tourbière. Ses amies la suivirent de près.
Les hommes ne comprirent pas tout de suite.
Ils n'entendirent d'abord qu'un bruit de feuillage.
Les filles avaient fui par un axe tel qu'ils ne les aperçurent qu'après qu'elles eurent parcouru une bonne vingtaine de mètres.
- Là-bas ! Encore ces gosses ! Il me les faut cette fois ! ordonna Fédor en tirant dans sa main la poignée de cheveux épars de son crâne, la barbichette toute frissonnante de rage.