jeudi 30 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 5 (dernière partie)

Il monta le bois en marathonien, et déboucha à bout de souffle sur la jachère, un peu plus loin que l'endroit où il était entré près d'une demi-heure plus tôt.
Il aperçut, vingt mètres sur sa droite, son groupe de chasseurs qui l'attendait. Il ralentit un peu car, aux mille pas que faisait son père, il sentait que celui-ci s'était impatienté jusqu'à la limite tenable pour son caractère emporté.
Autour de Mr Roulier, Yvan et Sergio s'étaient assis sur une souche et plumaient déjà chacun leur pigeon. Sans doute que les volatiles passeraient au four dès leur retour à la maison. C'était autant de temps de gagné.
Mr Bartichaut et le vieux Manadrier discutaient à l'orée du bois, tandis que Ronflette taillait une branche avec son canif affuté.
Lorsqu'il aperçut Pirouly, son père commença déjà à l'enguirlander à distance.
- Qu'est-ce que t'as foutu encore ? Une demi-heure pour trouver un malheureux faisan ! C'est quoi ce bordel ? Tu crois qu'on est là pour cueillir des pâque...?
Sa dernière remarque mourut sur ses lèvres quand il vit de plus près le visage de son fils. Il était blême, et le signe tracé au sang par la Paulette ressortait encore davantage. Les traits défaits qu'il affichait le confortaient dans le sentiment qu'il s'était passé quelque chose de grave.
Le jeune garcon, tout essoufflé, sentit les larmes monter à ses yeux devant l'accueil que son père lui réservait après toutes ces épreuves. Mais non, il se dit qu'il ne pleurerait pas. Il avait quatorze ans. Que penseraient les autres ?
Les Bartichaut et le père Manadrier se rassemblèrent et approchèrent du jeune Roulier comme s'ils voyaient un revenant. Personne n'osa plus sortir un mot. Même Mr Roulier avait perdu toute son agressivité, bien qu'il afficha encore une certaine contrariété.
Que s'était-il passé ? Cet enfant était vraiment bizarre. Il fallait toujours qu'il se mette dans des situations pas possibles !
C'est du moins ce qui semblait se lire sur les visages des adultes tournés vers lui.



Ronflette approcha de son ami et lui posa une main rassurante sur l'épaule. Il fut le premier à lui demander :
- Ça va Pirouly ? Qu'est-ce qui t'est donc arrivé ? Tu t'es blessé ?
Incapable de retrouver son souffle, il ne put lui répondre. Il était comme prostré et serrait désespérément le faisan contre lui.
Ronflette dégagea doucement l'animal mort d'entre ses bras.
Mr Roulier sembla se ressaisir et approcha à son tour.
- C'est quoi encore ce cinéma ? Qu'est-ce que t'as fichu avec cette pauvre bête ? Regarde moi ça, t'es barbouillé de sang !
Encore choqué, Pirouly ne réagissait toujours pas. Le vent, à la limite de la bise, devait lui ankyloser les membres. A moins que ce ne soit le résultat de sa course folle qui tétanisait encore ses muscles.
Il fut parcouru d'un grand frisson qui tourna au grelotement.
- Ça ne va pas Pirouly ? demanda à nouveau Ronflette.
Puis, se tournant vers Mr Roulier.
- Je crois qu'il est pas bien là. Il faut le ramener chez vous.
Le père haussa les épaules. Il ne sut pas si c'était un signe d'indifférence ou d'indécision.
- Il a juste besoin de bouger. Il va se réchauffer. Continuons...
Ronflette ignora l'avis du chasseur et, passant un bras protecteur autour des épaules de Pirouly, annonça :
- Non ! Je le ramène à Barroy. Ça vaut mieux. Continuez sans nous. Je vous retrouve tout à l'heure au tableau de chasse...
Tout en continuant à être parcouru de grands frissons irrépressibles, Pirouly leva un regard reconnaissant vers son ami et le suivit comme un automate.
Ils longèrent tous deux le bois, puis traversèrent un bout de champ pour, enfin, longer la voie de chemin de fer qui les ramènerait au village.
- Maintenant qu'on est que tous les deux, tu vas peut-être pouvoir me dire ce qui s'est passé dans ce bois ? demanda doucement Ronflette en remontant d'un geste bienveillant le cache-nez de son camarade.
En marchant, Pirouly s'était réchauffé, mais son claquement de dents n'était toujours pas passé, ce qui l'empêchait encore de s'exprimer correctement.
Au bout de cinq minutes, il put articuler :
- Tu sais ce que c'est un prétou ?
Ronflette renifla et regarda devant lui comme si son camarade allait lui désigner la chose.
- Non. Un nouveau gibier ?
- Je crois pas. J'ai vu la Paulette dans les bois... C'est elle qui m'a fait cette marque de sang.
Grégorien Bartichaut s'arrêta pour regarder une nouvelle fois le sigle peint sur le front de son ami.
- Elle est vraiment barge cette vieille !
- Je sais pas... Elle m'a dit avant ça que je devais partir loin d'ici parce qu'un prétou me cherchait depuis longtemps, et qu'il valait mieux qu'il ne me trouve pas...
Ronflette le prit par les épaules, mi compatissant, mi moqueur.
- Eh, Pirou ! Elle t'a fait marché, c'est tout. Elle veut juste que tu traînes pas sur son territoire. Elle veut t'effrayer.
Pirouly baissa la tête, un peu honteux d'être si crédule.
- Tu crois ?
Un long silence suivit puis, il éclata en larmes. Ces gros sanglots jaillirent de sa poitrine comme un fleuve trop longtemps contenu.
Son camarade resta un instant désemparé, puis résolut de le serrer contre lui en lui tapotant le dos pour le réconforter.
Pirouly s'ancra à son copain et se laissa aller à son chagrin.
Les digues rompues, il semblait que ce flot d'émotion ne devait jamais se tarir.
Pourtant, au bout de quelques minutes, Pirouly sentit un énorme soulagement. Les larmes ne vinrent plus et un calme profond leur succéda. Il ne sentit plus que son chaleureux camarade, solide contre lui. Celui-ci le protégeait aussi de la bourrasque glaciale qui s'acharnait à balayer le plateau barrésois.
- Ça va mieux ? l'interrogea-t-il compatissant, tout en le gardant serré dans ses bras.
Pirouly, malgré la chaleur rassurante et le bien-être qu'il en tirait, décida de se détacher de lui.
- Excuse-moi, j'ai craqué, je crois... Tu comprends, la pression au collège... Tout le temps emmerdé... Et là, en vacances, je croyais être tranquille, mais je me retrouve à faire des choses que je n'aime pas... Et maintenant, je suis poursuivi par un prétou dont je ne sais rien. Sans compter les feugues...
- Les quoi ?!
- Les feugues. Le prétou les aurait envoyés pour me chercher. La Paulette les a vus dans la tourbière...
- Laisse tomber ces conneries. T'es crevé. Moralement et physiquement. C'est pour ça que tu fais une fixette sur ça. Allez, viens, on rentre. J'aurais pas du t'emmener à cette partie de chasse... C'est pas ton truc, c'est pas ton truc !
- Je l'ai fait pour te faire plaisir. Mais aussi pour faire plaisir à mon père...
Ronflette frotta son poing affectueusement sur la joue de son camarade.
- Je sais ce que c'est que de vouloir toujours épater le père... T'es trop gentil Pirou. Ça te perdra. Allez, viens.



Ils reprirent leur marche.
Pirouly respirait plus légèrement. Il avait bien fait de se confier à son camarade. Il se sentait vraiment mieux maintenant.
- Et toi, tu vas enfin me dire ce qui se passe avec Mirliton ?
Ce fut au tour de Ronflette de paraître gêné. Il hésita, puis finit par avouer, après avoir obtenu la promesse que cela resterait entre eux :
- On a flirté ensemble cet été.
- Quoi ! T'es sorti avec Mirliton ?! Mais, à quel moment ? On a été ensemble pratiquement tout le temps.
Ronflette lui expliqua quand ça s'était passé et pourquoi ils avaient choisi de ne rien dire.
- Mais sois discret. Elle me tuera si elle sait que je t'en ai parlé.
- Rassure-toi, je ne dirai rien. C'est entre garçons. C'est dingue qu'on se soit rendu compte de rien... Et aujourd'hui, vous en êtes où ?
Le grand gaillard de Bartichaut, sous ses allures de séducteur, avait l'air d'être moins à l'aise pour parler de ce genre de chose.
- J'sais pas... Elle m'a écrit plusieurs fois ces derniers mois. Ça m'a fait plaisir. J'ai beaucoup pensé à elle. J'aime bien lire ses lettres.
- Et tu lui as répondu ?
- Bah, non ! J'ai un peu peur de lui écrire. Tu sais que je fais plein de fautes. Et puis j'ai une écriture de goret...
Pirouly resta songeur.
Ronflette reprit :
- Et puis, je suis pas très doué pour écrire ce que je pense , ce que je ressens... Je trouve ça cucul.
- Dis-lui alors, réagit son ami sans être très convaincant.
- Je suis pas très doué non plus pour les grands discours.
Le visage de Pirouly s'était refermé. Ronflette prenant ce silence pour une invitation à continuer les confidences, poursuivit :
- C'était chouette l'été dernier, tu vois... Trop chouette, même... Si tu veux savoir...
Mais Pirouly fuyant son regard et prenant un pas d'avance, semblait, au contraire, ne pas vouloir en savoir plus.
- Il faut juste que je réfléchisse encore. Elle a l'air de prendre les choses très au sérieux, et moi...
- T'en mets du temps depuis cet été. Et puis la sœur de Quorra a fait son apparition depuis... Si tu veux pas d'elle, dis lui franchement. Il n'y a rien de plus cruel que de laisser quelqu'un espérer comme ça.
Ronflette fut surpris du changement de ton. Pirouly semblait contrarié de sa situation avec la jeune parisienne. Il regretta d'en avoir trop dit. Après tout, il aurait dû savoir que les membres des M and P's étaient comme les doigts de la main et se protégeaient les uns, les autres.
- T'as raison. C'est peut-être mieux de prendre une décision. J'ai laissé les choses pourrir et il est temps que je prenne mes responsabilités. Ce serait plus honnête. Plutôt que de me donner des fausses excuses.
Pirouly réalisa qu'il avait été un peu brutal dans son conseil.
- Excuse-moi Greg, en plus, c'est moi qui t'ai demandé d'en parler. Je ne veux pas me mêler de vos affaires. C'est mon amie aussi...
Arrivés sur la route de Bourbires, ils décrottèrent leurs bottes en se servant d'un silex ramassé au bord de la route. Débarrassés de l'épaisse couche de terre, ils purent finir leur trajet d'un pas plus léger qui les mena aux Pépites.



En effet, en passant devant la vieille grange qui servait de QG à la bande, par le mouvement de quelques silhouettes à l'intérieur, ils s'aperçurent qu'elle était occupée . Sûrement les filles s'y étaient-elles arrêtées à leur retour de Chambard.
Ils traversèrent un grand espace d'herbes hautes et pénétrèrent dans la grange tout en bois gris et à la toiture de tuiles rouges moussues.
Au milieu des vieilles machines agricoles au rebut, il y avait leur charrette. Cette charrette, aux grandes roues de bois cerclées de fer, avait été retapée et repeinte en bleu et blanc par des membres de la troupe Gling-Gling, troupe d'un cirque itinérant qui s'était arrêté à Barroy quelques années auparavant.
Les bancs latéraux, qui avaient servi jadis aux promeneurs du dimanche, leur servaient aujourd'hui de salon improvisé avec cette veille caisse qu'ils y avaient installée en guise de table basse. Cette caisse avait vu défiler un bon nombre de parties de cartes, entre autres jeux.
- Vous êtes déjà revenus les gars ?! s'étonna Poucy qui se balançait doucement sur un vieux cordage qu'ils avaient transformé en balançoire suspendue aux poutres de la grange.
Les garçons marquèrent un temps d'arrêt. Il venait d'apercevoir face à Martinou, assise sur l'un des bancs de la charrette, un troisième personnage qu'ils ne parvinrent pas à identifier. Où était d'ailleurs passée Mirliton ?
La silhouette et le comportement du nouveau venu leur étaient complètement étrangers. Il portait une casquette  de baseball qui recouvrait la moitié de son visage et un blouson vintage collège, ainsi qu'un large jean délavé et déchiré au genou droit et au niveau de la cuisse gauche. Était-ce l'un de leurs copains du village ? Le garçon avait un pied désinvolte posé sur la malle en bois, le buste ployé pour s'accouder de façon virile à sa cuisse restée à l'horizontal. Ses maxillaires s'activaient sur un énorme chewing-gum.
- Salut ! lança timidement Pirouly en avançant au bord de la charrette.
Le nouveau lança sa main en avant pour répondre distraitement à ce salut.
Sous l'ombre de la casquette, Ronflette et Pirouly devinèrent une fine moustache qui soulignait la lèvre pour retomber sur les commissures dans un mouvement très rétro.
Martinou les observait, amusée.
- Bah, vous reconnaissez pas notre copain Mickaël ?
Les deux garçons se consultèrent. Mickaël ? Est-ce que l'un d'eux connaissait un Mickaël ? Ils renoncèrent l'un et l'autre à fouiller plus avant leur mémoire. Pas un Mickaël en vue...
Le personnage se redressa alors et, en roulant des épaules, s'avança jusqu'à la ridelle de devant.
Dominant les deux apprentis chasseurs, il leur tendit la main, sans sourire.
Cette main fine et blanche leur sembla ne pas être raccord avec le look d'athlète de leur invité.
C'est Pirouly qui réalisa le premier que les filles étaient en train de se payer leur tête.
- Non ! C'est pas vrai ! Qu'est-ce que tu fous accoutrée comme ça ?
Ronflette ne comprenait toujours pas. Il fallut que Mirliton ôta sa casquette pour qu'il la reconnaisse à sa chevelure bicolore. Même comme ça, il eut du mal à la remettre, ses cheveux étant aplatis, et la jeune fille ne portant ni lunettes, ni maquillage.
- Eh, que fais-tu déguisée en garçon ? demanda-t-il amusé.
- Tu ne m'as pas dit hier d'être discrète et de me fondre dans la masse ? lui fit-elle remarquer d'un air frondeur.
Poucy corrigea aussitôt :
- Euh, on t'a quand même un peu forcée à te déguiser... Mademoiselle voulait nous accompagner à Chambard dans une de ses tenues habituelles... C'est à dire, très visible !
- Oui, Poucy dit vrai. Nous avons dû faire preuve de grande sagesse et de beaucoup de dissuasion pour qu'elle transforme un peu son apparence avant de sortir en public.
- J'ai emprunté quelques fringues à mon frère qu'il a laissées chez mes parents et, ma foi, ça lui va plutôt bien, non ?
- La moustache, c'est pas un peu de trop ? aventura Pirouly en pointant du doigt le postiche. Je connais pas beaucoup de garçon de mon âge avec une telle moustache.
Mirliton fit remuer les poils synthétiques comiquement, comme si son nez la chatouillait.
- Moi, j'aime bien. La moustache te va à merveille, commenta Ronflette très sérieusement, ce qui fit rire ses camarades.



Chacun prit place sur les bancs en bois de part et d'autre de la charrette.
- C'est quoi cette marque que tu as sur le front, Pirouly ? Il y a une nouvelle cérémonie d'initiation dans ton groupe de chasseurs ? ironisa Martinou, intriguée.
Le garçon raconta les circonstances  dans lesquelles cette marque lui avait été faite.
- On va passer chez moi et je regarderai dans le dictionnaire ce que peuvent bien vouloir dire ces mots prétou et feugue, décida Mirliton.
- Mouais, ces mots ne m'évoquent vraiment rien non plus, reconnut Martinou. Elle t'a dit qu'elle avait dû fuir la maison sur la colline, mais sais-tu réellement pour quelle raison ? Si notre homme s'est réfugié dans cette maison qu'il a cru abandonnée, elle l'a peut-être pris pour le fantôme du colonel... Surtout dans l'état où il a dû arriver...
- Non, elle n'a pas été très précise. C'était comme si il était naturel pour elle de croiser le colonel et de devoir lui céder la place. Elle a juste dit qu'il était rentré chez lui et qu'il fallait le laisser se calmer, relata encore Pirouly.
- Tu crois que l'homme blessé aurait eu la force de se traîner jusque là-bas et effrayer la sorcière ? douta Poucy.
- Moi, je crois que c'est plutôt elle qui lui aurait foutu les jetons s'ils s'étaient croisés, plaisanta Mirliton en lustrant sa fausse moustache.
Martinou leur raconta à son tour leur matinée.
- Pendant que mon père est allé jouer son tiercé au PMU, on s'est rendu, comme prévu, à la librairie. On a acheté les journaux du week-end et on a trouvé aussi le "piece of guardian", le journal anglais.
Martinou sortit de sa poche intérieure les trois éditions, soigneusement pliées.
- Alors, du nouveau sur les événements des derniers jours ? s'impatienta Pirouly.
- Rien. Pas une ligne !
- C'est à se demander qui fait le boulot au "Grand Écho du Petit Chambard" depuis que Vignal a quitté la rédaction. Je pensais pas le regretter un jour, reconnut Poucy en s'emparant du journal local.
Martinou déploya les pages du journal anglais.
Pendant ce temps, Pirouly surprit un léger signe de connivence entre son ami Ronflette assis face à lui et Mirliton, placée à côté de lui. Il fut gêné, comme s'il surprenait quelque chose d'intime. Il se dit alors qu'il aurait préféré ne pas connaître la nature de leurs nouveaux rapports car, maintenant, cela l'obligeait à jouer l'ignorant et il se trouvait entraîné, malgré lui, dans leur mensonge.
Il fit comme s'il n'avait rien vu, et reporta toute son attention sur Martinou qui recherchait les articles susceptibles d'être en rapport avec leur histoire.
Il était question, dans un entrefilet, de l'interpellation de deux passeurs à Folkestone. Il relatait la fuite d'un troisième complice vers la France.
Un autre encart évoquait une saisie de drogue dans les bagages d'un voyageur du train sous la Manche. Mais celui-ci avait été visiblement arrêté à son arrivée en France.
Et enfin, elle leur lut un article consacré à un vol d'objets précieux dans l'enceinte même d'un musée, celui de l'histoire coloniale, basé à Londres. De nombreux bijoux, dont un rubis très rare, le Laal Naabhi, faisaient partie du butin.
- Vous croyez que l'homme à la musette a un rapport avec l'un de ces faits divers ? interrogea Poucy, peu inspirée.
- Pour les passeurs de clandestins, deux sur trois ont été arrêtés. Dans notre histoire, nous avons bien trois hommes, mais qui sont tous en liberté, pour autant qu'on ait pu le constater. A moins qu'ils aient été cinq au départ pour organiser le passage et que la police anglaise n'en ait identifié que trois, cela ne colle pas avec les nôtres. Mais si on revient à notre théorie selon laquelle l'homme à la musette a volé quelque chose aux deux autres, le cambriolage du musée de l'histoire coloniale correspond davantage à nos trois compères. Il a pu subtiliser le butin à ses complices.
- Je te rappelle que cet homme voyageait léger. Il pouvait pas mettre grand chose dans sa pauvre musette, intervint Mirliton.
- Sauf une pièce peu encombrante mais de grande valeur, nuança Poucy.
- Comme le Laal Naabhi, la pièce maîtresse du cambriolage, compléta Pirouly.
- Parfaitement. Un rubis, c'est facile à cacher, conclut Martinou, ravie de voir que l'esprit de ses camarades, quand elle les mettait sur la voie, n'était pas trop rouillé.
- Laal Naabhi, ça sonne un peu arabe, ça, non ?
- Mais non, Ronflette, c'est plutôt indien je pense, corrigea la chef des M and P's.
- Si c'est un rubis connu, son nom est peut-être dans le dico, dans les noms propres. Il faut vraiment qu'on passe chez moi. On va vérifier tout ça, les invita Mirliton en se levant, pleine d'enthousiasme. Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ?



Elle regardait Ronflette qui semblait se moquer d'elle.
- Rien Mickaël. Si tu pouvais juste nous refaire de manière un petit peu plus virile cette phrase et ce petit mouvement que tu as fait en te levant, tu serais plus crédible.
Elle fit mine de le boxer en riant. Pirouly sourit jaune. C'est pas en minaudant ainsi tous les deux qu'ils allaient longtemps garder leur secret.
Les cinq adolescents n'eurent qu'à traverser l'esplanade herbeuse pour contourner la grange voisine des Pépites. La maison des Hautainful se trouvait juste en face.
Au moment où ils débouchaient sur la route de Chambard, ils aperçurent le père Gazpouel qui arrivait déjà titubant en cette fin de matinée.
- Saaalut la compagnie ! Eh, les soldats ! Comment va ? leur lança-t-il d'un ton tonitruant.
- B'jour, répondirent les enfants tout en hâtant le pas afin d'atteindre la porte du domicile de Mirliton avant qu'il n'arrive à leur hauteur, et éviter ainsi la discussion, toujours pénible avec lui.
Mais la jeune parisienne, un peu maladroite, mit du temps à trouver la bonne clé sur son trousseau. Cela suffit à l'ivrogne pour les rattraper.
- Joli temps pour un parachutage ! Le ciel est clair ce matin. Mais la terre est dure pour un atterrissage ! Ça me rappelle mes entraînements en Biélorussie...
L'homme venait d'apercevoir Pirouly qui, toujours poli, s'était tourné vers lui pour lui sourire et le regarder.
Le début de récit du militaire mourut sur ses lèvres. Il eut comme un étranglement. Ses yeux exorbités fixaient le front du jeune homme avec insistance.
- Ils... Ils... Ils sont revenus... Non, c'est pas possible ! Ils ne peuvent pas être là, balbutia-t-il en passant sa main sur son visage blême.
Martinou et sa bande reportèrent toute leur attention sur lui. Il semblait au bord du malaise.
- Vous ne vous sentez pas bien Mr Gazpouel ? demanda Pirouly, inquiet, en tendant la main vers l'ancien parachutiste.
Mais celui-ci fut encore plus effrayé et fit un pas en arrière, se défendant de ses mains croisées devant lui.
- Ne m'approche pas. Tu leur appartiens maintenant...
- Calmez-vous Mr Gazpouel. De quoi parlez-vous ? tenta de le raisonner Ronflette.
- Ce signe... C'est le signe de leur secte... C'est eux qui ont fait disparaître le colonel...
Les M and P's ne savaient pas trop comment réagir. Encore le colonel ! Décidément, il n'avait pour adorateur que des adeptes de la bouteille, avec le ciboulot dérangé.
- Je l'avais prévenu... Il ne s'est pas méfié... Et ils l'ont eu...
- De quel colonel vous parlez ? demanda Martinou, soupçonnant un malentendu, étant donné que Gazpouel ne pouvait avoir eu pour gradé un homme disparu un siècle auparavant.
Mais sa réponse les laissa tous pantois.
Il pointa son index sur Pirouly.
- De celui-là... Je parle de celui-là.
Et il prit la poudre d'escampette sans rien dire de plus.
Pirouly sentit le regard de ses amis pointés sur lui, interrogatifs.
- Quoi ? Qu'est-ce que j'ai ? Qu'est-ce qu'il y a ?  leur demanda-t-il inquiet.
- Rien... Viens, on va te débarbouiller. C'est vrai que tu fais un peu peur comme ça. Ce sigle commence à me foutre la trouille. Et je ne suis apparemment pas la seule...
Martinou prit son camarade par le bras et le tira dans la cuisine des Hautainful dont Mirliton venait enfin d'ouvrir la porte.
Les autres baissèrent les yeux au sol, un peu honteux de céder aux superstitions, et leur emboîtèrent le pas.
Pirouly se passa le visage à l'eau tiède au robinet de l'évier. Le sang du faisan se dilua dans l'eau, rosit un peu la pierre de l'évier avant d'être aspiré par le siphon. Le garçon prit des mains de Martinou le torchon propre qu'elle lui tendait. Ils entendirent soudain un gémissement venant de l'escalier fermé menant à l'étage.
Mirliton, suivie de Poucy et Ronflette, alla droit à la porte de l'escalier. Lorsqu'elle l'ouvrit, elle poussa un cri de surprise.
Sa mère gisait affalée dans l'angle droit de l'escalier, à mi-hauteur, dans une position peu naturelle, ni confortable. Elle serrait entre ses bras une bouteille de whisky, tout en remuant sa tête de gauche à droite, murmurant des choses comme si elle délirait.
La jeune fille grimpa les six marches précipitamment.
- Maman ! Mais que t'est-il arrivé ? Je te croyais à Paris. Qu'est-ce que tu fais là ? Tu peux parler ? Parles-moi ? Tu as mal quelque part ?
- Évite de la bouger, lui conseilla doucement Poucy en se penchant à son tour avec Ronflette sur la pauvre femme.
Mirliton lui retira des mains la bouteille d'alcool presque entièrement vidée. Elle avait cru un instant que sa mère avait été victime d'une agression. En quelque sorte, elle était presque soulagée que cet accident ne sembla être que le résultat d'une nuit trop arrosée. Elle aurait davantage culpabilisé si les hommes qui la cherchaient s'en étaient pris à sa mère.
- Mais, qu'est-ce que tu as fait ? Tu es tombée ? Tu as mal ?
Elle tenta de lui lever un bras doucement, puis l'autre.
Ronflette préconisa d'appeler plutôt les pompiers.
Mais Mirliton assura que ça allait aller. Sa mère avait sûrement essayé de monter à sa chambre et, la force lui ayant manqué, elle avait fini son ascension à mi parcours et s'était endormie là.
- Regarde, elle n'a mal nulle part et elle n'a pas de contusions.
Mirliton tapota les joues de sa mère en l'appelant une nouvelle fois.
- Maman, maman ! Écoute moi, on va essayer de te transporter dans le canapé. Tu crois que tu peux nous aider ? Essaye de te lever.
Ils aperçurent un mouvement des paupières. Ils sentirent que la femme faisait un effort surhumain pour ouvrir les yeux, mais sans succès. Ses paupières semblaient si lourdes qu'elles finissaient par retomber à chaque tentative.
Elle parvint quand même à bredouiller un "ça va" empâté.
Poucy prit le gant de toilette imbibé d'eau froide que lui tendait Martinou, restée sur le seuil de l'escalier avec Pirouly, la cage étant déjà bien encombrée.
Mirliton insista pour le passer elle-même sur le visage de sa mère. Celle-ci fut saisie, ce qui était bon signe.
- Ça va mieux ? On va essayer de te bouger, là. Tu crois que tu peux te redresser un peu ?
Sur ces mots, elle lui passa le bras dans le dos et lui donna une impulsion pour l'aider à relever le buste. Sa mère se laissa manipuler sans gémir.
- Tiens ta tête, maman.
Ronflette l'aida à la soulever de l'autre côté, tandis que Poucy, ramenant au passage les pans de la robe de chambre de Mme Hautainful autour de sa taille, la prit par les pieds pour la dégager des escaliers. Une de ses pantoufles en fourrure rose tomba sur une marche.
Martinou les dirigea vers le canapé. Elle tapota les coussins avant de les laisser y déposer Mme Hautainful toujours à demi consciente. Pirouly lui tendit un plaid en laine qui traînait sur le dossier du canapé afin qu'elle la recouvrit.
Mme Hautainful murmura faiblement :
- De l'eau ! Ça tourne...



Sa fille lui servit un grand verre d'eau. Elle sentait le regard désemparé de ses camarades, et prenait conscience que sa situation familiale venait de se révéler à eux de manière un peu brutale. Pour l'instant, elle n'osait pas trop les regarder, craignant d'y voir une pitié qui l'aurait encore plus chagrinée.
- Ça va mieux ? lui demanda-t-elle gentiment.
La mère acquiesça mais, moins de deux minutes plus tard, réclama en urgence une cuvette. Il était moins une.
Quand Pirouly lui tendit le récipient en plastique, elle y vida aussitôt le trop plein d'alcool qu’elle avait ingurgité.
Mais cela sembla la soulager et lui ramener ses esprits. Quand elle les vit tous penchés au-dessus d'elle avec un air penaud, elle murmura un "je suis désolée" entre chagrin et honte, et s'enfouit la tête sous le plaid en laine.
Voyant à quel point cela bouleversa Mirliton, Ronflette posa une main consolatrice sur son épaule.
- Je... Je ne sais pas ce qui lui arrive... C'est pas la très grande forme en ce moment...
Martinou lui tapota la main.
- Ça va aller. Tu n'as rien à expliquer. Ça arrive.
Mirliton poussa un soupir de résignation.
- Je crois que c'est pas la première fois...
Ses amis accueillirent la confidence avec délicatesse et tentèrent de la rassurer.
- Je ne sais même pas ce qu'elle fait là. Elle devait rester à Paris.
- Quand ma mère l'a prévenue de ce qui s'était passé à la fête du potiron, elle n'a pas dû supporter de te laisser seule ici. C'est une réaction normale, non ?
L'explication de Martinou ne sembla pas la satisfaire.
- Mais si elle débarque ici pour se comporter comme ça, j'aurai préféré qu'elle reste là-bas. Elle va plutôt rajouter à mes soucis. Elle aurait dû rester à Paris. J'avais besoin de souffler, moi aussi...
Ils furent tous désolés d'entendre ça. Aucun d'eux n'aurait soupçonné que les choses n'allaient pas au mieux pour leur optimiste et toujours guillerette camarade.
Ronflette regarda Pirouly d'une drôle de façon. Était-ce pour lui dire que, décidément, chacun avait ses propres problèmes ou pour souligner que les siens étaient peu de choses à côté de ceux rencontrés par Mirliton ?
Pendant que sa mère se reposait, Mirliton insista pour faire les recherches qu'ils étaient d'abord venus faire. Mais le dictionnaire est un moteur de recherche limité, et ils ne trouvèrent malheureusement aucun des mots exotiques évoqués par la sorcière du marais, ni aucune allusion à l'histoire du Laal Naabhi.
- Dis-moi Pirouly, crois-tu que ton amie Quorratulaine Hamplot pourrait te renseigner sur le Laal Naabhi ? Elle est bien indienne, non ? Peut-être cela lui dira-t-il quelque chose... Et puis, elle t'a pas invité à lui faire une petite visite ? C'est le moment je crois. Tu fais quoi cet après-midi ? demanda Martinou d'un air faussement détaché…

samedi 25 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 5 (1ère partie)

Chapitre V

Tous les chasseurs étaient réunis dans la cour pavée de la ferme des Manadrier.
Ils étaient une vingtaine, réunis par petits groupes de trois à cinq personnes autour d'une table en bois bancale que la patronne ravitaillait en café fort, brioches et baguettes tout droit sorties du fournil.
Le froid vif formait des nuages de buée au-dessus de chaque interlocuteur habillé en kaki. Les uns conversaient sur la météo idéale pour débusquer le gibier au gîte, d'autres comptaient leurs cartouches en évoquant les moments forts de leur dernière partie de chasse. Il y avait aussi ceux qui arboraient une carabine flambante neuve, dernier modèle dont ils vantaient les mérites et les innovations.
Ronflette, entouré de son père et de ses deux frères, croqua dans une brioche à pleines dents et regarda par-dessus son épaule où son ami Pirouly avait bien pu disparaître depuis quelques instants.
Il l'aperçut à l'écart du groupe, aux abords de l'étable, au milieu d'une fumée blanchâtre provoquée par les exhalaisons du fumier frais et par les corps des bovins amassés dans l'enclos.
Il s'excusa auprès de son père et le rejoignit.
- Alors, Pirou, content d'être de la partie ? C'est sympa d'être enfin venu... Je sais que c'est pas trop ton truc, mais tu vas voir, on va bien se marrer...
Son jeune ami eut un sourire forcé et lui montra les vaches qui venaient vers eux le long de la barrière.
Les deux copains leur tendirent du foin qui était, sinon, hors de leur portée.




- Mouais, t'as raison. Ça va me faire du bien de prendre l'air et de me dépenser.
Ronflette inclina la tête et fit une moue qui faisait toujours rire son ami.
- T'as pas l'air très en forme en ce moment. T'es sûr que ça va ? Je te trouve l'air un peu tristounet.
Pirouly flatta le mufle d'une vache noire et blanche et répondit sans trop oser regarder son interlocuteur.
- C'est rien. C'est le collège... Je trouve l'ambiance nulle.
- C'est con que je ne sois pas dans le même établissement que toi.
- T'as raison mon copain, t'aurais arrangé ça, toi... C'est sûr, reconnut Pirouly en riant. T'aurais fait fermer leur gueule à plus d'un.
Ronflette porta un brin de paille à sa bouche et demanda :
- Y'en a qui te font chier ?
Pirouly blêmit. Il était toujours surpris de voir que Ronflette, sous ses allures de plaisantin et de garçon léger, était capable de faire preuve de beaucoup de psychologie et de deviner les pensées des autres sans trop d'effort.
Devant le silence qui suivit sa question, Ronflette reprit :
- Si tu veux, je peux aller leur dire un mot à ces types ? S'ils te pourrissent la vie, je peux leur rendre la pareille.
Pirouly l'en défendit.
- C'est sympa Grégorien, mais il faut que je me débrouille... Tu comprends ?
Ronflette eut le tact de ne pas insister et bifurqua sur un ton plus léger :
- Tu veux que je t'apprenne quelques prises ?
Il fit mine de lui mettre un direct au ventre et un coup de coude par revers dans la mâchoire. Voyant son ami sans réaction, il commenta avec une expression comique :
- Bon, faudrait déjà que je t'apprenne à parer les coups avant d'en donner.
Et il lui frictionna la tête en l'amenant sous son bras protecteur.
Là-bas, près du buffet, Madame Manadrier, une femme au tempérament bien trempé et à la soixantaine vigoureuse, se mit à crier :
- Allez, en route mes bonhommes ! Le tracteur est là ! Tout le monde embarque ! Débarrassez-moi le plancher, oust !
En effet, le tracteur, conduit par son mari, reculait dans la cour avec sa longue remorque rouge dans laquelle la compagnie de chasseurs devait prendre place avec leurs chiens, essentiellement des épagneuls bretons, des setters et des fox terriers.
Monsieur Manadrier descendit pour ouvrir la ridelle arrière et placer l'échelle en bois pour y monter.
Comme des écoliers qui prennent le bus pour une sortie extra-scolaire, les hommes se regroupèrent dans la bonne humeur et l'enthousiasme.
Monsieur Roulier, fier d'emmener avec lui son petit dernier, était tout guilleret à ce moment là.
- C'est parti fiston. Grimpe là-dedans ! On va tirer du lapin !
Pirouly fut accueilli dans la remorque par un setter irlandais plus ravi que lui à la perspective de dézinguer du longues oreilles.
Ronflette lui conseilla de bien s'amarrer aux chaînes qui garnissaient le pourtour de la remorque.
- Le père Manadrier a le freinage sec. Si tu ne t'accroches pas fermement tu vas valdinguer, et il risque de te tuer avant le débarquement.
Pirouly s'exécuta.
- Il a pas l'air bien gros ton gamin ! Tu vas pouvoir l'envoyer dans les terriers à la place de ton furet pour débusquer l'garenne, se moqua ouvertement un gros ventru en faisant trémousser ses longues bacchantes jaunies par les gitanes maïs qu'il fumait continuellement.
Celui aux dépens de qui cette plaisanterie était lancée détestait déjà le bonhomme en question qui sentait le cendrier débordant, alors cette boutade n'arrangea pas l'opinion qu'il avait de lui.
Le père de Pirouly, lui, prit ça de fort bonne humeur.
- Eh, mon gros, il détalera toujours plus vite que toi si un sanglier le charge.
L'assemblée des chasseurs rit en chœur.
Cette ambiance virile changeait Pirouly du contexte féminin dans lequel il baignait trop souvent. Il bomba le torse et prit un air dégagé et sûr de lui, ravi de voir que son père avait pris sa défense.
Il tenta de cracher comme un vieux loup de mer par-dessus la ridelle, mais le mince jet de salive qu'il parvint à expulser lui revint en plein visage par un revers du vent.
Ronflette le taquina en lui tendant un mouchoir :
- Détends-toi Jason Aspartham ! Ça va aller. Sois toi-même !
Pirouly enfonça sa casquette à oreilles polaires sur ses yeux et tourna le dos aux chasseurs qui étaient déjà passés à autre chose.
Le tracteur les déposa sur le plateau ouest de Barroy.
À peine les portes ouvertes, les chiens, tout excités, sautèrent dans le champ et se mirent à renifler intensément dans tous les sens.
Un vent glacial, venu du nord, frappa les chasseurs de plein fouet à la descente de la remorque. Chacun eut le même geste de ramener son col sous son menton.
Monsieur Roulier expliqua une nouvelle fois à son fils qu'il ne devait pas le dépasser et toujours rester en retrait de lui, et ne surtout pas se placer dans l'axe d'un fusil.
Pour le moment, Pirouly ne voyait pas trop l'intérêt de cet avertissement, étant donné que ceux qui étaient armés portaient le fusil cassé sur leur avant-bras, comme le règlement l'exigeait.
Ils portaient tous un gilet fluo orange. C'était dire la confiance que chacun avait en la bonne vision de l'autre...




Un groupe entreprit de longer les taillis de la voie ferrée qui barrait le plateau du nord au sud, tandis qu'un autre s'était fixé comme objectif un bosquet d'arbres à cinq cent mètres de là, en plein champ.
Les Roulier et les Bartichaut formèrent un groupe avec le père Manadrier pour remonter la plaine jusqu'au bois le plus proche qui épousait la pente de la roche barrésoise au sud ouest de leur position.
Sur les sept hommes, quatre étaient équipés d'un fusil de chasse : monsieur Roulier, monsieur Bartichaut, monsieur Manadrier et Sergio, le frère aîné de Ronflette.
Ils avancèrent en ligne droite, laissant un espace entre eux de cinq à six mètres.
Pirouly ne put résister à la tentation de raconter sa soirée mouvementée à son ami Ronflette.
- J'espère que ton bonhomme sera allé mourir ailleurs que dans le bois de Barroy. Après, on risque de dire que c'est un coup des chasseurs. Mirliton a fait une drôle de rencontre là... Et les gendarmes ne parlent pas de la protéger davantage ?
Il lui rapporta juste les paroles du brigadier-chef qui étaient "d'être particulièrement vigilant".
- Je pense qu'elle devrait retourner à Paris. Là-bas, au moins, elle se fondrait dans la masse...
Pirouly se rendit compte que la menace qui planait sur leur amie préoccupait sérieusement Grégorien Bartichaut. C'était normal, il n'avait pas vécu les aventures et les dangers que les M and P's avaient déjà bravés par le passé.
- Au fait, tu t'es drôlement rapproché de Mirliton je trouve...
Ronflette détourna le regard.
- Tiens, y'a pas un garenne là-bas ? Regarde, je vois bouger...
Pirouly ne comprit pas trop ce qu'il pouvait y faire, n'ayant pas de fusil. Il comprit surtout que c'était l'occasion rêvée pour Ronflette de changer de conversation.
Les hommes s'arrêtèrent pour armer leur carabine. Monsieur Roulier fut le premier à épauler. Le lapin de garenne, mu par son instinct de survie, sortit de derrière la grosse motte de terre, qui le dissimulait à peu près jusque là, et se mit à courir comme un dératé.
Monsieur Roulier fit feu mais le manqua. Le gibier était déjà hors de vue.
Le groupe reprit sa marche dans le champ labouré.
Pirouly s'était équipé, comme les autres, de longues bottes en caoutchouc marron assorties à ses gants de cuir.
Pour l'instant, la terre était encore gelée en surface et cela leur évitait qu'elle ne s'accroche à leurs semelles, mais, dans une heure, ce ne serait plus le cas, car le soleil réchauffait la terre peu à peu.
Le jeune garçon savait ce que c'était que la terre collée sous les pieds. Chaque pas devenait plus pénible au fur et à mesure que la terre s'accumulait sous les bottes, tout aussi pénible que de marcher des heures dans le sable.
Pour l'heure, il n'avait que la difficulté d'avancer sur un sol chaotique, ce qui était grandement suffisant.
Alors qu'il continuait à deviser avec son camarade, le père Manadrier les rabroua :
- Eh ! Si on avait voulu entendre cancaner, on aurait amené les bonnes femmes. Alors, fermez la un peu les pipelettes ! Vous faites fuir le gibier.
Pirouly interrogea Ronflette du regard, se demandant ce qui leur valait cette saute d'humeur du vieux fermier.
Il lui fit signe de ne pas se formaliser.
Il pensa alors que le vieux devait profiter de ses parties de chasse pour échapper au babillage incessant de son épouse, et qu'un peu de silence lui permettait de résister à un homicide conjugal depuis tant d'années. Il était arrivé à Pirouly de croiser madame Manadrier à l'épicerie du village, et il était à chaque fois ressorti avec une sorte de bourdonnement dans les oreilles.
Cette dame déversait sa pensée de façon continuelle sans jamais se préoccuper davantage de ses interlocuteurs que si elle s'était parlé à elle-même. A un tel point qu'elle vous ankylosait le cerveau.
Pirouly pensa aussi que la frustration d'une heure de marche avec un seul garenne aperçu et raté, devait commencer à se faire ressentir. Même si lui était plutôt ravi que cela se soit déroulé ainsi.
Ils arrivèrent en lisière du bois garnissant la façade ouest de la roche barrésoise. La pente rejoignait d'abord de manière abrupte, puis, de façon plus douce la zone occupée par la tourbière.
La transition entre la terre labourée et l'orée du bois se faisait par une jachère d'une largeur de quinze mètres. Ce ruban d'herbes jaunies, sur lequel des buissons d'aubépine et des noisetiers avaient poussé de façon éparse, fut jugé comme idéal pour débusquer du gibier volant.
Ici, le vent était moins perceptible et, donc, le froid moins vif.
Malgré le soleil apparu aux environs de dix heures, les deux garçons avaient le nez rouge et coulant.
- Eh, les branleurs ! C'est le moment d'ouvrir l'œil et de vous bouger le cul ! leur adressa le père Bartichaut avec une grâce à laquelle Pirouly n'avait jamais réussi à s'habituer.
Au milieu de ces hommes bourrus, il avait vraiment l'impression d'être un lord anglais tombé entre les mains de flibustiers.
Ronflette rit de voir sa tête.
Comment son ami pouvait-il se sentir aussi à l'aise dans cette ambiance ? Peut-être avait-il pris de l'avance et franchi la ligne qui sépare le jeune garçon de son état d'homme ?
Pirouly se dit qu'il faudrait qu'il songe à lui demander comment on trouvait le chemin qui mène vers cet état... Pour l'instant, il ne s'estimait pas prêt ! Un peu comme lorsqu'il avait effectué son stage de fin d'année sur un chantier de son père et qu'il avait failli basculer dans la bétonnière avec le sac de ciment qu'on lui avait demandé de vider dans le mélangeur... Ou encore comme quand il avait entrepris de faire la moisson pour se faire un peu d'argent de poche et qu'il avait du renoncer après être tombé de la charrette, emporté par le poids du ballot qu'il tentait de soulever avec une fourche...
Il avait beau pesté contre ce corps malingre et cet esprit délicat qui l'empêchaient d'évoluer comme tous les garçons, rien n'y faisait !
Il regarda discrètement son ami qui était un peu au devant de lui. Ronflette avait une tête de plus, de solides épaules et déjà de la barbe.
Monsieur Manadrier, qui menait les opérations par simples gestes, leur fit signe à tous les six de se déployer sur une zone de quarante mètres, puis, d'avancer dans la friche jusqu'au bois.
Le vieux fermier avait vu juste. Un bruit d'ailes retentit dans le silence de la campagne, et un magnifique faisan s'envola juste sous le nez des Roulier.
Quant aux Bartichaut, ils levèrent un couple de pigeons.
Monsieur Roulier leva son fusil, ajusta et tira.




Des plumes se détachèrent du faisan, prouvant qu'il était touché. L'oiseau fit une embardée et descendit un peu en altitude. Il tenta un nouveau coup d'ailes qui le mena jusqu'au-dessus du bois et, là, il renonça, et se laissa tomber comme une pierre.
De leur côté, les pigeons firent moins de manière et tombèrent presque dans la gibecière d’Yvan d'un côté, et de Sergio, de l'autre.
- T'as vu à peu près où il est tombé ? questionna monsieur Roulier.
Son fils acquiesça.
- Eh bien, cours ! Qu'est-ce que t'attends ? C'est à toi de jouer. Tu sais bien qu'on n'a pas de chien.
Le garçon hésita. Tout le monde avait-il bien fini de tirer ?
Il n'était pas bien sûr que, s'il faisait fuir un lapin entre ses jambes, tout ce petit monde se retiendrait de canarder sous prétexte qu'il avait un gilet fluo sur le dos.
- Eh, gamin ! T'attends qu'un renard récupère ta prise ? Allez, file ! houspilla Manadrier en crachant de côté un peu de jus noir de sa chique.
Le commis d'office s'élança dans les herbes jaunes et parvint très vite à l'orée du bois. Il dut se colleter avec quelques ronciers et s'égratigna les jambes et le visage pour pénétrer plus avant sous les arbres. Une fois là, il se mit à la recherche du malheureux faisan déjà mort ou agonisant. Il se demanda d'ailleurs s'il aurait le cran de le ramasser dans ce second cas...
Après cinq mètres, le sol plongeait. Pirouly plissa les yeux. Le gallinacé était-il suffisamment coloré pour ressortir sur ce tapis de feuilles roussâtres fraîchement tombées ?
Lui qui, au printemps, n'était jamais fichu de trouver une morille, trouverait-il la victime de son père ?
Dans une trouée du bois, il aperçut, loin en contrebas, le village de Pailly les Mares. Le faîte des arbres en espalier lui cachait la tourbière, mais il lui semblait déjà sentir l'odeur âcre de ses eaux marécageuses.
Là où il était, les troncs des arbres étaient suffisamment espacés les uns des autres pour laisser passer la lumière.
Il entendit un bruit de branche cassée sur sa gauche, alors il tourna la tête dans cette direction. Il aperçut un homme baissé sur quelque chose. Quand l'individu se releva, Pirouly reconnut l'homme sans tête, mais reconnut surtout son faisan entre ses mains.




- Hey ! Vous ! C'est mon faisan ! Laissez-ça là ! protesta-t-il avec véhémence.
Le vieux Yvon leva sa tête de vautour déplumé et, se voyant surpris, tourna aussitôt le dos pour détaler.
- Hey ! Arrêtez ! Rendez-moi ce fichu faisan !
Tout en l'interpelant, il s'élança à ses trousses. C'est pas vrai, ce vieux débris allait pas ruiner sa seule chance de faire plaisir à son père. Même si ramener un faisan mort était une petite gloire pour le garçon, il mettait tant d'énergie à susciter la fierté de son père, qu'il ne pouvait se permettre de laisser s'envoler cette occasion (sans mauvais jeu de mots, il faut respecter la mémoire du pauvre gallinacé).
Yvon le muet dévala la pente abrupte en se faufilant entre les arbres comme le ferait un skieur de slalom en milieu planté. Il faut dire que le bois était plutôt propre et peu encombré de branches mortes.
Pirouly glissa une première fois sur son séant. A sa décharge, ce tapis de feuilles très humides formait, à certains endroits, un magma gluant des plus périlleux.
Il se releva et aperçut le braconnier plus loin devant lui. Il reprit sa course mais chuta à nouveau à cause d'une racine d'arbre saillante. Il finit de dévaler le coteau en un roulé boulé des plus involontairement esthétiques.
Tout hébété, il chercha autour de lui sa casquette fourrée, perdue dans sa chute. Il aperçut le père Yvon qui se faufilait entre les arbres, son larcin à la main.
Pirouly récupéra sa casquette deux mètres plus haut, la secoua, puis, interpela à nouveau le muet. Il la remit sur sa tête, tout en reprenant sa course.
Le vieux bonhomme disparut bientôt derrière un rideau de lierre qui marquait comme une frontière entre le coteau barrésois domestiqué et le bois sauvage et touffu qui s'étendait jusqu'au marais.
Le jeune garçon, arrivé à cette frontière, hésita un instant devant les lambeaux végétaux. Il écarta finalement les lianes feuillues et reprit sa course.
Une fois de l'autre côté, il ressentit une appréhension grandissante. Cette zone ne ressemblait plus du tout au bois propre et dégagé qu'il venait de traverser. C'était tout le contraire.
Des lianes desséchées pendaient de tous côtés et s'enchevêtraient aux branches des arbres. Elles semblaient avoir poussé là de manière anarchique et formaient des frondaisons opaques aux mille formes inquiétantes qui empêchaient presque la lumière de passer.
Les arbres les plus bas avaient d'ailleurs rendu l'âme et dressaient leur silhouette desséchée dans des postures sinistres qui montraient combien le combat avait été âpre et ardu. D'autres étaient tombés au sol et certains noeuds de leur bois gardaient comme une expression grimaçante d'agonie longue et douloureuse.
Pirouly dut marquer le pas. A la fois parce que le chemin encombré ne lui permettait plus de courir, mais aussi comme par respect pour ce véritable cimetière arboricole.
Pas un son, pas un bruit ! Le calme total dans ce dédale moussu et humide.
- Monsieur Yvon ! appela Pirouly comme pour éloigner le silence oppressant.
Mais sa voix tomba à plat. Il lui sembla qu'une dizaine de chuchotements très désagréables et anxiogènes lui répondaient en retour. Drôles d'échos !
Il préféra progresser en silence.
A un moment donné, son attention fut attirée par une forme rampante sous les feuilles mortes. Etait-ce son esprit tendu qui commençait à voir ce qui n'existait pas ?
Ce qui, en revanche, existait bien, c'était de petits cairns d'ossements très inquiétants. Il en vit d'abord un, puis un second, un peu plus loin. Puis ce fut un cairn tous les cinq mètres de part et d'autre du semblant de chemin qu'il suivait.
Vu la grosseur des os qui les composaient, il s'agissait sûrement des restes de petits animaux comme des rats, des souris, des taupes ou des écureuils.




Le jeune barrésois commençait à se demander si récupérer ce faisan était si important que ça. Il avançait maintenant en tournant sur lui-même comme s'il était observé à travers l'épaisse végétation. Il sentait le danger et voulait être certain de le voir venir.
Son souffle s'accéléra en même temps que son pouls. Était-ce une illusion ou faisait-il de plus en plus sombre ?
Il sentit tout à coup quelque chose de froid dans son cou. Il passa la main sur sa nuque et toucha un élément froid et visqueux.
Il poussa un cri de stupeur, mêlé de répugnance, et chercha à se débarrasser de cette chose qui l'attaquait. Quand il se retourna, il vit se balancer au bout d'une ficelle, la jambe potelée d'une poupée enduite de graisse.
Il contempla alors la petite clairière dans laquelle il venait de déboucher à reculons. Tout autour de lui il y avait des ficelles au bout desquelles on avait noué différents membres de poupées démantelées et désarticulées.
Une tête, aux cheveux blonds hirsutes et à moitié tondus, vint lui taper contre l'épaule. Plus loin, un baigneur à moitié calciné lui souriait gentiment au milieu de bras et de jambes suspendus.
Quelle était cette clairière ? Qui avait mis en scène ce macabre mobile ?
Il aperçut aussi des ours en peluche ligotés à certains arbres, le ventre ouvert laissant s'échapper toute leur mousse.
Il fallait partir d'ici, c'était une évidence. Le lieu était trop malsain.
Tant pis pour le faisan.
Pirouly fit demi tour pour s'enfuir mais se heurta de plein fouet à un nouveau personnage qui arrivait là d'un pas rapide.
Sa casquette de chasseur vola encore, et il tomba à la renverse. À part deux ombres virevoltantes il n'eut pas le temps de voir qui l'assaillait. Il se protégea le visage de son avant-bras gauche.
Il sentit un premier pincement au-dessous du coude et des battements d'ailes sur son front. Puis il reçut un coup à la tête et l'autre à l'épaule... Il cria de tout son cœur :
- Laissez-moi, sales bestioles ! Lâchez-moi !
- Cornelune ! Craquembois ! Ici ! Pshittt ! Fuiii !
Pirouly sentit aussitôt les serres qui s'étaient agrippées à son treillis se détacher de lui. Il aventura un œil prudent, puis les deux, et reposa son coude sur le sol, en tentant de retrouver son souffle et ses esprits.
Debout devant lui, il aperçut une vieille femme vêtue d'une capeline kaki, tenant plus de la couverture que du vêtement d'ailleurs, étant donnée la coupe et l'épaisseur du tissu. Elle portait en travers de la poitrine une gibecière dont les cordons de fermeture étaient agrémentés de pattes de lapin. Elle se soutenait avec un bâton tortueux en bois gris, terminé par un noeud du bois qu'on aurait dit être un poing fermé.
Une corneille s'était posée au sommet du bâton et gonflait ses plumes, dont l’une était blanche, dépitée d'avoir du lâcher sa proie.
Le corbeau, lui, avait préféré l'épaule osseuse de sa maîtresse et tournait résolument le dos à sa victime, en jetant un œil bleu contrarié par-dessus son aile.
La vieille femme murmura quelque chose à ses volatiles comme pour les consoler. Il sembla à Pirouly que ces mots étaient plutôt de l'ordre de l'incantation, mais il préféra ne pas s'y attarder.
Il était trop occupé de son sort et dévisageait la femme avec une certaine frayeur mêlée de fascination.
Le visage de cette femme était une vraie fantaisie de la nature.
Ses cheveux tentaculaires, son front trapézoïdal, ses yeux ronds qui ne cessaient de tourner en spirale, son nez au carré, sa bouche édentée en diagonale, son menton en équerre et ses oreilles hélicoïdales : elle avait tout de l'œuvre d'un peintre cubiste.




Elle plissa le nez et s'adressa à Pirouly, toujours étendu à ses pieds.
- Racht ! Qu'est-ce que tu fais par ici, morveux ? Pssshhttt ! Déguerpis de là !
Sa voix, éraillée et chevrotante, n'était pas sans énergie.
- Je... Je... Je suis avec les chasseurs. Je courais après monsieur Yvon qui a volé notre faisan.
Une sorte de râle monta de la poitrine desséchée de la vieille sorcière, qui se voulait un rire sardonique.
Les rouleaux de ses cheveux sales et gris frémirent comme des dizaines de serpents excités.
- Schcroumpf ! Ah, ce vieux crevard ! A l'affût de la moindre carcasse... Pouah ! Qui te parle de voler ? Tout ce qu'il y a dans la nature est à nous tous ! Scratch ! Non ? Foi de Paulette !
Pirouly se releva péniblement. Cela fit s'agiter Cornelune et Craquembois.
- Pouah ! La paix vous deux, ou j'vous étripe ! Trop gros pour vot' bec ! Mouah ! C'est plutôt un gibier pour moi ! L'a l'air bien appétissant ce jouvenceau... ´Rentrerait pile dans mon chaudron... Scruit !!
Le garçon fut à nouveau sur ses gardes. La Paulette n'avait pas l'air doué d'un grand sens de l'humour.
Il jeta un œil interrogatif au baluchon qui pendait au bout de la main desséchée de la vieille femme.
Elle le remarqua :
- Quoi ? Tu voudrais pas me voler mon baluchon, non ? Brigand ! Humpf ! Essaye un peu tu vas voir ! Je t'enfonce mon bâton dans l'gosier ! Harck !
La vieille anachorète ne pouvait s'empêcher d'éructer en début comme en fin de phrase. Pirouly n'avait jamais entendu quelqu'un utiliser autant d'onomatopées en si peu de temps.
- C'est que j'ai eu le temps d'emballer que ça. Faudra m'en contenter... Smourph !
Sur cette réflexion qu'elle se faisait plutôt à elle-même, elle s'avança et écarta Pirouly de son chemin. Il se retourna sur elle et la regarda déambuler.
Elle avait un fort déhanchement. On aurait cru une vieille chaloupe heurtée par un vent de tribord.
- Attendez, madame Paulette, vous partez ?
Elle haussa les épaules.
- Pfffh ! Je ne pars pas galoupiot ! Au contraire, je rentre chez moi. Le Colonel m'a mise à la porte. Arck !
A ces mots, le jeune garçon, intrigué, choisit de la rattraper.
- Quel colonel ?
- Bah ! Rrrr ! Celui du manoir pardi !
Cornelune aventura un coup de bec vers Pirouly qui marchait trop près d'elle à son goût. Craquembois émit un croassement lugubre en fronçant ses yeux bleus.
- Vous parlez de la maison sur la colline et du colonel disparu il y a un siècle ?
La vieille roulait ses yeux au rythme de son déhanchement. Ses lèvres diagonales semblaient mâcher sans cesse. Il aperçut des branches de laurier dépasser de sa besace.
Comme elle ne répondait pas, Pirouly insista :
- C'était vous vendredi après-midi à la fenêtre du manoir ?
- Nan !
- Quelqu'un vous a délogée de la maison ?
- Nan !
- Pourquoi vous dites que le colonel est revenu ? Ça se peut pas ! Il est mort depuis des années. Même si on sait pas comment...
- Pouah ! On n'est jamais vraiment mort, on n'est jamais vraiment vivant ! Tout ça, c'est pareil !
- Pourquoi vous êtes partie alors ? Qui avez-vous vu ?
- Pssshittt ! Déguerpis de là gamin ! Tu m'ennuies ! L'esprit du colonel est pas content et puis c'est tout ! Fais comme moi : évite de le contrarier jusqu'à ce qu'il s'apaise...
Ils arrivèrent près d'un gros rocher qui avait du, jadis, se décrocher de la roche barrésoise et avait roulé jusqu'ici. La Paulette en fit le tour et s'arrêta.
- Pars d'ici ! Raouste ! Si tu vois où j'habite, je serais obligée de te tuer pour de bon. Scrougnougnou ! Allez, va-t'en !
Elle brandit son bâton avec Cornelune au bout qui déploya ses ailes en signe d'intimidation.
Mais le garçon croisa les bras et ne parut pas intimidé.
- Je ne bougerai pas tant que je n'aurai pas récupéré mon faisan, lâcha Pirouly d'un air déterminé. Mon père va me tuer si je ne le ramène pas et ça, c'est pire que d'être tué par vous...
La vieille femme sembla se raviser, interloquée par la sortie du jeune homme.
- Gnarf ! C'est qui ton père ?
Ses deux yeux roulèrent deux fois plus vite dans leur orbite.
- Monsieur Roulier... Vous connaissez peut-être mon grand-père, Charles Roulier ?
La vieille femme se tourna doucement vers lui et se baissa jusqu'à son visage. Son œil droit, soudain fixe, le scruta en détail, tandis que le gauche poursuivait ses circonvolutions.
Ses cheveux, coiffés en dreadlocks, se figèrent aussi.
Pirouly hésita à fixer cet étrange regard. D'autant qu'il surveillait la paire d'yeux bleu sombre de Craquembois sur sa gauche, et celle de Cornelune, sur sa droite, prêts l'un et l'autre à fondre sur lui au moindre geste suspect.
- Euh, et moi... Bah, j'suis Pirouly, le petit-fils de Charles.
Les présentations étant faites, il espérait maintenant que la sorcière renoncerait à le faire bouillir dans son chaudron.
Au lieu de ça, l'œil gauche de la Paulette trouva soudain la fixité du droit. Elle fripa le nez, et passa une langue noirâtre sur ses lèvres en biseau.
Elle murmura doucement :
- Pi-rou-ly ! C'est donc toi...
Le ton lugubre qu'elle avait pris pour bien épeler son prénom lui fit froid dans le dos. Aurait-il eu tort de se faire connaître ?
Elle sonda la profondeur de son âme quelques secondes encore, puis se redressa d'un coup, ce qui fit s'envoler les deux oiseaux noirs. Cornelune criailla et Craquembois se mit à croasser furieusement.
La Paulette glissa ses doigts dans sa bouche et, sans quitter Pirouly du regard, émit un sifflet fort et strident qui perça l'épaisse frondaison de lierres et de lianes et dut se répercuter jusque sur le plateau barrésois.
Ses cheveux laineux se remirent à onduler de façon inquiétante.
Un froissement se fit entendre au bout d'un instant qui parut une éternité à Pirouly qui subissait toujours le regard pénétrant de la sorcière. Le père Yvon sortit de derrière le rocher, le faisan à la main.
- Ach ! Tu es là, vieux coquin ! Rends son bestiaux à not' visiteur. Le gamin risque une tôlée s'il ne le ramène pas à son pater... Scroumpf !
Comme un enfant timide et honteux, Yvon s'approcha et tendit le faisan mort au garçon, tout en regardant ailleurs.
Pirouly, bien qu'il y répugna, tendit la main pour récupérer son bien par les ergots, mais la Paulette, lâchant son baluchon, subtilisa à son nez et à sa barbe le pauvre volatile.
Yvon écarquilla les yeux tout autant que Pirouly à ce geste d'humeur soudain.
La Paulette s'approcha à nouveau.
De son poing fermé sur le cou du gallinacé, son index se dressa pour s'agiter sous le nez du jeune homme surpris.
- Écoute moi bien, petit. Racht ! Tu ne dois pas revenir par ici. C'est dangereux pour toi. Il te cherche...scsch !
Pirouly ne put retenir une grimace sous les effluves malodorantes de l'haleine de la vieille.
- C'est qui "ils" ?
- Le prétu, tienpf !
Pirouly écarquilla encore les yeux, si c'était possible.
La Paulette continua d'agiter son doigt devant son visage fin en même temps que le pauvre faisan plombé et l'œil torve.
- Cela fait trop longtemps qu'il t'attend. J'ai vu ses thugs dans la tourbière... Ils se réunissent depuis quelque temps. Cela va être le grand jour. À ce moment là, il faut que tu sois loin d'ici ! Tu m'entends, pfiou !?
- Euh, oui... Le pretou ? Les feugues ? répéta mécaniquement Pirouly subjugué par la vieille femme. Oui, je dois partir... En effet...
Elle agita ses cheveux serpentins, roula des yeux deux fois plus vite. Elle parut contrariée. La diagonale de sa bouche se cassa en un désagréable rictus :
- Tu ne me crois pas, hein ?... Ça ne fait rien ! Ractpuf !
Comme elle paraissait renoncer, Pirouly prit ça pour un congé et fit mine de tendre la main vers le gibier.
- Bouge pas de là ! lui intima-t-elle.
Laissant tomber son bâton, elle plongea alors l'index de sa main devenue libre dans les plumes du faisan, au niveau de sa blessure, et l'en ramena tout rougi du sang encore chaud. Elle tendit le bout de son doigt rougi vers le front du jeune homme.
Il voulut reculer, mais Yvon l'en empêcha et l'obligea à rester en place.
La Paulette traça consciencieusement une sorte de point d'interrogation sur son front tout blanc, dessina un trois sur la droite de ce premier signe, puis le même chiffre, mais inversé, du côté gauche.
Elle jugea de l'effet de son œuvre et, enfin satisfaite, tendit ensuite le faisan d'un geste franc à Pirouly.
Celui-ci serra le volatile dans ses bras, comme il le faisait petit, lorsque sa mère lui tendait sa peluche préférée après un terrible cauchemar.
Puis, il prit ses jambes à son cou sans demander son reste et se faufila à travers les lianes, les lierres, les poupées désarticulées, dans les fils desquelles il s'emmêla un instant, slaloma entre les cairns morbides, en bouscula deux qui se répandirent en un bruit cristallin, et atteignit enfin la porte de sortie : ce rideau de lierre épais qu'il n'aurait jamais dû franchir.
Avant de passer le seuil de cet univers sinistre et sordide, il fut tenté de regarder derrière lui, mais, à l'idée d'être enfin fixé sur ce à quoi ressemblaient un prétu et un thug, il préféra s'abstenir. Son imagination lui avait déjà donné un aperçu plus qu'effrayant qui n'avait rien à envier au physique du père Yvon et de la vieille Paulette.





vendredi 17 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 4 (dernière partie)


Pirouly le secoua, puis, voyant qu'il ne revenait pas à lui, il s'en fut jusqu'à la porte des Pardotti. Il frappa assez fort pour être entendu, pensant que Cerise avait rejoint sa chambre à l'étage. Il se mit à appeler.
Le son de sa voix parvenait à peine à couvrir le ronflement du vent qui se débattait pour échapper à la cour carrée.
À travers la vitre, il vit bientôt le halo d'une bougie qui remontait le couloir.
- Qu'est-ce qui se passe ? Que fais-tu encore là ? demanda la maîtresse de maison en lui ouvrant.
- Il y a un homme, là, dans la remise... Il est blessé. Il perd beaucoup de sang. Je crois bien qu'il est en train de mourir... Vite, venez !
Cerise le retint par le bras.
- Attends ! Laisse-moi aller voir. Donne moi ta lampe, et prends la bougie. Appelle le SAMU. Si ce que tu dis est avéré, il faut pas perdre de temps... Préviens les filles et veille à ce qu'elles restent dans leur chambre. Ce n'est pas un spectacle pour vous. Tu as compris ?
L'énergique femme sortit dans la tempête sans même revêtir de manteau et traversa la cour simplement vêtue d'un gilet épais sur sa robe du jour.
Pirouly courut au téléphone. Il décrocha, anxieux à l'idée de ne pas trouver de tonalité. Après tout, les lignes électriques ayant sauté, il pouvait en être de même pour les lignes téléphoniques... Mais, heureusement, il put joindre les secours.
Ensuite, il se précipita à l'étage pour alerter ses amies.
Martinou était encore dans la salle de bain. Poucy et Mirliton, en l'attendant, avaient mis un peu de musique. Le raffut qu'il avait fait à la porte leur avait donc complètement échappées.
Il leur raconta avec beaucoup d'animation ce qui venait de se passer, ce qui fit sortir Martinou, brosse à dents à la bouche et barbouillée de dentifrice.
- Le pauvre ! Ils ont fini par le coincer, déplora Mirliton.
- Oui, mais il a réussi à s'enfuir apparemment... C'est curieux qu'il se réfugie là où tu es hébergée, fit remarquer Poucy, intriguée. Comment a-t-il pu savoir ?
- Tu crois qu'il m'a surveillée ces jours-ci ? s'inquiéta la jeune parisienne.
- C'est possible... Soit il s’inquiétait pour toi, soit il avait intérêt à ne pas te perdre de vue...
- Martinou a raison. En tout cas, c'est bien toi qu'il veut voir...
Les trois filles se tournèrent vers Pirouly, les yeux écarquillés. Celui-ci expliqua :
- Il porte un de tes bracelets brésiliens. Et il me l'a montré en disant qu'il voulait te voir... Puis il est tombé dans les pommes... de terre, sans faire de mauvais jeu de mots.
Un grand silence accueillit cette révélation de leur ami.
- T'es sûr qu'il a dit : "je veux voir Myriam." ?
- Bah, non, pas exactement. Il a pas donné ton prénom. Il le sait peut-être pas d'ailleurs... Mais il m'a montré ton bracelet brésilien, et il a dit : "préviens-la, elle.".
- Mais, pourquoi moi ? Je lui ai même pas offert ce bracelet. Il a du tomber dans sa musette quand je l'ai ramassé dans le taxi... Je sais pas...
Martinou enfila son jean par dessous son peignoir, tout en réfléchissant à haute voix :
- Il a sûrement voulu dire : "préviens la du danger.".
Poucy enfila son sweat shirt et son jogging par-dessus son pyjama et dit :
- Et s'il avait glissé dans les affaires de Mirliton ce que ses deux poursuivants recherchent ? Peut-être veut-il récupérer l'objet ou la prévenir qu'ils savent qu'elle l'a.
Un nouveau silence s'installa. Mirliton abandonna sa chemise de nuit "je suis une chouette fille" pour s'habiller également. Pirouly détourna le regard un peu gêné par l'impudique ou distraite jeune fille.
Sans prévenir, elle se mit à fouiller sa valise et son cabas avec frénésie. Mais elle n'y trouva aucun objet étranger.

- Non, ça tient pas la route. Il m'a vue seule dans les vestiaires de la mairie. S'il avait voulu me dire quelque chose ou me demander quelque chose, il l'aurait fait à ce moment-là.
- Pas forcément. Il avait d'autres priorités à cet instant. Et puis, d'autres événements nouveaux ont eu lieu depuis, qui l'ont poussé ici aujourd'hui. Mais descendons rejoindre maman. Peut-être est-il revenu à lui...
- Elle m'a dit de vous garder ici tant que les secours ne sont pas arrivés.
Martinou haussa les épaules.
- Et si les tueurs essayent de le retrouver... Il a sûrement laissé des traces de sang dans sa fuite. Si ça les mène au local à patates, ils vont tomber sur elle. On ne peut pas la laisser seule. Au moins, s'ils voient plusieurs personnes, ils hésiteront davantage.
Pirouly dut se rendre aux arguments de son amie. Ils dévalèrent les escaliers et sortirent de la maison. Pirouly avait pris un plaid au passage dans le salon, afin de tenir le blessé au chaud. Il avait vu ça dans les cours de secourisme du collège.
Quand ils abordèrent la porte de la remise, ils furent surpris de trouver la porte complètement repoussée de l'intérieur.
La pluie tombait en grosses gouttes glaciales, aussi se dépêchèrent-ils d'entrer dans le bâtiment.
En ouvrant la porte, Martinou appela :
- Maman ?
Le vent s'engouffra à leur suite.
La seule lumière qui les guida était celle de la lampe torche que Pirouly avait confié à Cerise. La lampe, tombée au sol, éclairait leurs pieds.
Poucy, Mirliton et Pirouly passèrent leur visage par-dessus l'épaule de leur amie. Derrière le faisceau lumineux, ils aperçurent Cerise, à genoux sur la terre battue. Elle semblait chercher quelque chose au ras du sol.
- Maman ? Qu'est-ce que tu fais ?
Cerise, en se retournant, bouscula la lampe torche, qui alla rouler jusqu'aux pieds des M and P's.
Martinou se pencha pour ramasser la lampe et éclaira sa mère.
Cerise se redressa alors précipitamment et leur fit face. Une de ses boucles barrait son front pâle. Elle passa sa main sur son visage et y laissa une trace boueuse sur sa joue gauche.
- Ne braque pas cette lumière sur mes yeux ! Tu m'aveugles ! ronchonna la mère de famille.
Martinou baissa son faisceau et le fit glisser sur le sol. Pas de corps ! Pas de blessé !
Pirouly s'avança.
- Mais, il était là ! Là, juste où je me tiens... Je l'ai vu.


Cerise le foudroya du regard et, essuyant sa robe terreuse, ramassa le vélo de Pirouly pour le caler sur le mur de briques.
- Oui, oui, Pirouly... Tu n'as pas rêvé. Il y avait bien un homme blessé. Quand je suis entrée, il était revenu à lui. Je crois qu'il a pris peur en me voyant...
Cerise, tout en expliquant ce qui s'était passé, semblait chercher quelque chose sur le sol du bâtiment.
Martinou s'impatienta :
- Et... Ensuite ?
- Ben, il m'a bousculée et jetée à terre. Puis, il s'est  enfui...
Les enfants parurent déçus.
- Et c'est tout ? lâcha Martinou, exprimant le désappointement de ses camarades.
Cerise s'emporta :
- Oui, c'est tout ! Mais je vais bien, au cas où cela t'intéresserait ! J'ai eu plus de peur que de mal, merci.
Ses amis lui lancèrent un regard de reproche, alors Martinou dut faire amende honorable.
- Oh, excuse-moi ma petite maman... Mais Pirouly a du exagérer. D'après lui, cet homme était mort, ou pas loin de l'être... Je pensais pas qu'il était encore capable de se défendre comme ça et de détaler comme il l'a fait.
Elle cajola sa mère et lui donna un bisou de réconfort. Cerise y répondit de bon cœur.
L'alerte du SAMU retentit et la lumière bleuté du gyrophare éclaira soudain la cour commune.
Les M and P's sortirent à la rencontre des secouristes et durent expliquer ce qui s'était passé. Deux infirmiers inspectèrent les alentours pour vérifier que le blessé n'était pas tombé un peu plus loin. Mais ils revinrent bredouilles.
Cerise vit bien qu'ils se mettaient à douter de cette histoire. Martinou s'en rendit compte également. Elle invita sa mère à montrer les tâches de sang au sol, mais elle lui fit signe de laisser tomber.
Ce fut l'un des hommes du SAMU qui prévint la gendarmerie. Cerise Pardotti s'en agaça.
- J'ai eu une journée éprouvante, ainsi que les enfants. Nous aimerions bien aller nous coucher.
Mais ils durent attendre la venue des hommes en bleu.
Monsieur Pardotti revint enfin de la ferme de ses patrons et sa femme lui expliqua ce qui s'était passé.
Après cette deuxième déposition de la journée, chacun put enfin rentrer au chaud et aller se coucher.
Martinou dormit d'un sommeil de plomb jusqu'à cinq heures du matin. Elle ouvrit les yeux d'un coup. Elle avait la bouche sèche. Il fallait qu'elle boive. Cette langue, raide comme la pierre, lui était très désagréable. Elle se faufila entre le lit de camp, où Poucy rêvait encore, et le lit de sa sœur, occupée par Mirliton, et alla précautionneusement jusqu'à la salle de bain.
Elle prit son verre à dents et tira de l'eau bien fraîche au robinet. Elle but d'abord ce premier verre cul sec, puis s'en resservit un qu'elle consomma à petites gorgées tout en jetant un œil distrait dans la cour commune située en dessous de la petite fenêtre de la salle d'eau.
Le vent froid avait fait disparaître l'humidité et avait figé les flaques en miroirs limpides dans lesquels se reflétait une lune blanche et floue, débarrassée de ces gros nuages de début de soirée. Une fine pellicule de gel blanchissait la cour caillouteuse.
Martinou faillit lâcher son verre en voyant la porte du local à pommes de terre s'ouvrir et livrer passage à une silhouette toute blanche qui s'aventura prudemment, une lampe tempête au bout de son bras tendu en avant.
Elle colla son nez à la vitre, mais son souffle provoqua la formation d'une auréole de buée qui l'empêcha de bien voir. Elle essuya le carreau du revers de la manche de sa chemine de nuit.
La femme en blanc traversa la cour en ligne droite.


- Maman ? Mais qu'est-ce qu'elle fait là ? ne put s'empêcher de se demander à voix haute la jeune fille.
Elle jeta le reste de son verre d'eau dans le lavabo, reposa le verre là où elle l'avait pris, et se précipita au ré de chaussée.
Sa mère remontait le couloir du hall à la lumière de sa lampe.
- Maman ?
La silhouette ralentit un instant, puis, reprit sa marche vers la table de la cuisine sur laquelle elle déposa la lanterne.
Martinou alluma le plafonnier. L'électricité était revenue dans la nuit.
Cerise demeura immobile, les yeux fixés sur le mur derrière sa fille.
- Maman ? Où es-tu allée ?
Le visage rondouillard de Cerise resta figé. Pas un de ses traits ne bougea. Elle demeura immobile.
Martinou s'approcha d'elle doucement et passa sa main devant les yeux de sa mère. Elle ne cilla pas.
La jeune fille prononça entre ses dents :
- Oh, c'est pas vrai ! Ça la reprend !
Madame Pardotti se pencha soudain en levant son pied droit vers l'arrière. Elle retira une de ses chaussettes, la posa sur le dossier d'une chaise à laquelle elle s'était appuyée durant cette contorsion. Sa fille, intriguée, suivit son manège avec une grande attention, sans plus lui parler.
La femme se tourna vers la porte de la salle à manger et se mit à sautiller à cloche pied jusqu'à l'escalier menant à l'étage.
Martinou la suivit.
Cerise retira sa seconde chaussette, la noua autour de la poignée du placard qui occupait le dessous de l'escalier, puis entreprit de gravir les marches, toujours sur un seul pied.
Martinou fut tentée de la dissuader, mais elle savait que sa mère avait souffert de ce type de crise par le passé et avait entendu à maintes reprises qu'il ne fallait surtout pas réveiller un somnambule, sauf au cas où il se mettait en danger.
Elle se contenta donc de monter derrière elle pour pouvoir la rattraper au cas où elle chuterait.
Mais l'ascension fut accomplie avec une dextérité étonnante. Une fois à l'étage, Cerise regagna sa chambre comme si de rien n'était, laissant sa fille contrariée sur le palier.
C'était fou ce que pouvait accomplir une personne somnambule. Ça n'avait pas de sens, mais Martinou était admirative.
Elle se promit de tenter dès le lendemain de monter un escalier à cloche pied et sans faiblir, pour voir.
Si l'incident lui semblait comique, il la préoccupa toutefois au point qu'elle ne retrouva pas le sommeil jusqu'au moment où le jour pointa son nez.