samedi 13 février 2016

Prologue "Le nombril de Ganesh"

Prologue

Barroy le 27 octobre 1898 : la nuit est tombée depuis plusieurs heures, mettant fin à l'une de ces journées d'automne où le soleil n'a rien à envier à celui d'été.
Les dames en grandes robes ont regagné leur maison bourgeoise à l'heure du thé, entourées de leurs bambins galopant après un cerceau ou une balle. Après un souper frugale, elles les ont couchés douillettement, écoutant complaisamment leur résumé de cet après midi passé au bord de la rivière en compagnie de papa. Pas certain que les papas soient aussi satisfaits. Ils ont passé leur temps à pester contre le raffut de leur progéniture qui éloignait à coup sûr les poissons convoités. Ils sont effectivement revenus bredouilles de leur partie de pêche, et ont raccroché leur ligne dans la remise en souhaitant prendre leur revanche le dimanche suivant. Cette contrariété passagère ne les a pas empêchés de se glisser sous les draps avec un soupir de satisfaction et de ronfler dès les draps rabattus sous leur nez.
Dans les maisons ouvrières, on a travaillé plus mollement qu'à l'accoutumé. Après avoir entré les dernières courges et potimarrons à la cave, et mis en sécurité les volailles au poulailler, les familles ont profité d'un peu de repos en admirant le coucher du soleil, installées sur des chaises en bois devant le pas de leur porte. Les enfants ont joué dans la cour avec des bouchons de Liège et un chiffon, sous le regard bienveillant des parents et grands parents. Puis, après avoir avalé un bouillon bien chaud, tout ce modeste monde a regagné sa paillasse.
A cette heure, seuls quelques chiens errent encore dans la grande rue pavée, dégustant les quelques offrandes que les troupeaux de vaches et de moutons leur ont laissés généreusement en regagnant avec résignation, les unes leur étable, les autres leur bergerie, pour la période hivernale. Quelques chats longent les murs des maisons et se faufilent dans les ruelles sombres pour leur chasse nocturne.
Pas une charrette, pas une calèche pour venir troubler le sommeil des barrésois. Pas une petite lumière ne scintille sur cette masse rocheuse au sommet de laquelle les toits des maisons les plus haut perchées se découpent en dents de scie sur le ciel étoilé.
Cette nuit, seule la lumière pâle d'un mince croissant de lune peut guider le voyageur attardé. A moins que ce voyageur, arrivant de Paillis les Mares, n'emprunte le chemin de la Tourbe qui offre un bon raccourci de terre jusqu'à Barroy. Ce chemin aboutit au pied du piton rocheux même si, à cette heure, il n'aurait pas été le choix le plus prudent étant donné qu'il traverse de larges bois sombres et une dangereuse zone marécageuse.
Pourtant, en l'empruntant, ce voyageur imprudent aurait remarqué, là, dans une des trouées qu'offrait ce secteur boisé, une maison généreusement illuminée.
Un peu à l'écart du village, cette grande maison aux allures victoriennes se dresse sur une colline herbue qui ondule entre deux bois épais.
Nul doute que ce pèlerin n'ait été séduit par ce charmant manoir dressant fièrement sa façade lambrissée, composée d'un pignon principal flanqué de deux tourelles au clocheton en ardoises. Il aurait alors emprunté le petit chemin qui serpente sur la colline pour atteindre un mignon portillon de fer forgé entrouvert.
S'il avait eu une dernière réserve, la chanson aux airs joyeux qui s'échappe par les fenêtres éclairées du ré de chaussée aurait fini de le convaincre d'aller frapper à cette porte pour demander asile.

(...) Et ma lèvre ravie, murmura bonsoir
Salut à vous Marie, la Fleur de blé noir

Ah ! nulle bretonne n'est plus mignonne à voir
Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non ! nulle bretonne n'est si mignonne
A voir que ma fleur de blé noir (...)

Sur ces paroles légères, il aurait même été tenté de gravir le sentier en esquissant quelques pas de danse.
Toutefois, en franchissant le portillon qui ouvre sur un coquet petit jardin, il aurait été inévitablement interpelé par ce lambeau de tissu blanc qui flotte doucement dans la brise du soir à l'un des pics ornementaux de la grille.

(...) C'est dans les blés de même, par un soir doré
Que je lui dis : "Je t'aime, toujours t'aimerai."
C'est dans les blés encore qu'au doigt je lui mis,
Un quinze août, dès l'aurore, l'anneau des promis

Ah ! nulle bretonne n'est plus mignonne à voir
Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non ! nulle bretonne n'est si mignonne
A voir que ma fleur de blé noir (...)

Son étonnement se serait accru en arrivant sur les marches du perron que domine un vaste péristyle en bois. Son pied n'aurait probablement pas pu éviter les débris de verre qui jonchent la première marche en béton. Un œil avisé aurait même pu reconnaître un monocle brisé.
Une fois sur la large terrasse couverte, il n'aurait pas manqué non plus l'étrange position de la balancelle en bois. Le crochet de suspension de celle-ci avait été arraché de la poutre où il était fixé et le banc aérien touchait maintenant le sol par son côté gauche comme un albatros échoué.

(...) Allons gars et fillettes, faucher les moissons
Car les récoltes faites, nous nous épouserons
Et puis dans la nuit claire, où tous rassemblés
Nous danserons sur l'air où l'on bât le blé

Ah ! nulle bretonne n'est plus mignonne à voir
Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non ! nulle bretonne n'est si mignonne
A voir que ma fleur de blé noir (...)

L'inquiétude n'aurait pas manqué de venir définitivement à cet invité imprévu s'il avait franchi le seuil de cette maison d'apparence si vivante.
La lourde porte en bois a ses deux battants ouverts. En plein milieu du large hall d'entrée, des gouttes de sang rouge vif tracent des pointillés irréguliers sur la dalle en mosaïques. Un bouton de manchette a été abandonné au pied de l'escalier en bois qui mène à l'étage.
Même si le cœur lui aurait sans aucun doute manqué à cet instant,  notre hypothétique voyageur n'aurait pu se résoudre à faire demi-tour, sachant que quelqu'un ici était blessé et avait sûrement besoin d'aide. Alors, d'un pas hésitant, il aurait suivi ces traces de sang jusqu'au salon en demandant s'il y avait quelqu'un.
Il aurait découvert une pièce bouleversée, sûrement le théâtre d'une terrible dispute ou d'un drame plus atroce.
Devant la large cheminée, un fauteuil bridge est renversé, le tapis froissé signale une lutte acharnée. Une pipe en tombant sur le parquet a répandu le tabac qu'elle contenait. Un mince filet de fumée âcre continue de s'échapper de son foyer.
Sur une petite tablette aux pieds sculptés en forme de najas, le gramophone continue de diffuser sa joyeuse rengaine :

(...) Vivant la vie heureuse que Dieu nous fera
Attendons la faucheuse qui nous fauchera
Quand vous verrez que tombe notre dernier soir
Semez sur notre tombe des fleurs de blé noir (...)

Notre voyageur curieux se serait senti tout à fait mal à l'aise en entendant le saphir ralentir sa course et rendre la voix de Théodore Botrel grave et méconnaissable pour entonner le dernier refrain.

(...) Ah ! nulle bretonne...n'est plus mignonne...à voir
Que la belle...qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non ! nulle bretonne n'est...

La voix se tait définitivement dans un dernier crissement de la récente mécanique.
Plus rien qu'un terrifiant silence...
Malheureusement pour le Colonel Whereasy, aucun voyageur ne s'est aventuré par là ce soir. Personne n'a gravi la colline et n'a trouvé tous ces signes inquiétants. Personne ne donnera l'alerte, ni ne lancera de recherche.
Il est là, seul au fond des bois où on l'a entraîné après lui avoir jeté un sac sur la tête et l'avoir à moitié assommé. Il est attaché à un arbre, impuissant. Quelqu'un est venu le surprendre dans la quiétude de sa villa alors qu'il se laissait aller à une douce torpeur au fond de son fauteuil, une bonne pipe à la main.
Il sait que personne ne viendra. C'est l'inconvénient de vivre à l'écart du monde trop bruyant.
Le sac qu'on lui a mis sur la tête comporte un petit accroc par lequel son œil paniqué tente d'apercevoir quelque chose, quelqu'un. Il devine des ombres qui se déplacent tantôt lentement, tantôt très vivement. Mais l'obscurité domine.
Il perçoit des murmures, puis des bruissements de feuilles. Alors, il demande, la voix nouée :
- Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ?
Ses paroles résonnent platement sous ce bois épais où les arbres tardent à perdre leurs feuilles. Une chouette hulule et prend son envol, dérangée dans sa chasse nocturne.
Le colonel Whereasy tourne la tête instinctivement pour tenter de voir ce qui l'entoure. Il cherche à mieux positionner le petit trou du sac face à son œil gauche. Le pale éclairage qu'il perçoit vient d'un petit torchère, là, près de lui. Mais il ne lui permet de voir qu'à quelques mètres. A ses pieds, ce n'est qu'un tapis ce feuilles mortes.
Il entend comme un bruit de grelots... Non... Plusieurs, qu'on agite doucement... En fait, c'est un tambourin. Il en reconnaît le son maintenant qu'on l'agite plus régulièrement. Le murmure, lui aussi, s'accentue. Il lui semble distinguer des paroles.
Quelle est cette langue ? Il a déjà entendu ce dialecte. C'est certain.
- S'il vous plait, aidez moi ! Si vous voulez de l'argent, je vous en donnerai... Tout ce que vous voulez...
Deux mains le saisissent soudain par le col. Elles lui ouvrent sa chemise brusquement, arrachant tous les boutons.
Le Colonel Whereasy, le torse offert, se sent encore plus vulnérable. Son souffle s'accélère.
- Qu'est-ce que vous faites ? Je vous en prie, épargnez-moi... Je n'ai rien fait de mal...
Les plaintes du Colonel se perdent dans les frondaisons des chênes ancestraux.
Il ne peut réprimer un cri d'effroi quand il sent l'extrémité d'un bâton s'appuyer entre ses deux clavicules. Le bois est encore chaud, mais pas brûlant. Au mouvement du bâton, il devine qu'on lui trace une sorte de point d'interrogation sur le torse. Le point est apposé sur son nombril. L'extrémité du bout de bois charbonneux reprend sa course sur le pectoral gauche. Cette fois on trace comme un trois. Puis sur le pectoral droit, le même motif, mais inversé.
Que signifie ce signe cabalistique ?
∑?3
Le Colonel devine alors qu'il est entre les mains de personnes calmes, méthodiques et déterminées. Sûrement des fanatiques...
- A quoi rime tout ça ? Quelqu'un va-t-il me parler ?
Ses ravisseurs continuent d'ignorer ses protestations.
Le son d'un pungi s'élève lentement.
Le Colonel ne peut réprimer un frisson d'angoisse. Pour lui cet instrument et le son qu'il produit sont associés aux serpents qu'il exècre. Lors de ses missions aux Indes, il a tant vu de ces bestioles se dresser devant ces charmeurs jouant de cette flûte caractéristique. Il lui semble maintenant entendre comme un glissement sur les feuilles mortes, là, tout près.
Instinctivement, il recroqueville ses doigts de pieds nus et recule les talons jusqu'à rencontrer le tronc de l'arbre auquel il est attaché.
Le tambourin s'agite plus vivement et les murmures sont devenus chant monotone. Les ombres s'agitent à nouveau.
Combien sont-ils ? Que vont-ils lui faire ?
Quelque chose glisse sur ses pieds. Le Colonel crie. Son cœur s'emballe et s'emporte au rythme de cette musique.
Soudain, on lui arrache le sac qu'il a sur la tête.
Le visage grimaçant de Kali dans tout son aspect démoniaque apparaît à quelques centimètres de lui. Puis, une seconde tête de la déesse de la mort et de la délivrance émerge de la nuit.
Le Colonel veut échapper à cette vision cauchemardesque, mais de quelques cotés qu'il tourne le regard, il voit Kali. Un troisième masque apparaît puis un quatrième, un cinquième. Les masques de bois se meuvent au rythme de la musique qui s'élève en notes funestes.
Tout à coup, toutes ces têtes disparaissent. La musique cesse.
Le Colonel Whereasy tente de reprendre ses esprits. La tête lui tourne. Il transpire à grosses gouttes.
Il relève le menton doucement. Ses yeux terrorisés cherchent autour de lui. Il lui semble apercevoir des yeux luisants dans les ténèbres... À moins que ce ne soit quelques flammèches échappées du torchère qui brûle près de lui.
Son regard se reporte au centre de la clairière.
Un large cercle de cendres grises s'étend là devant lui.
Ses yeux le piquent. Il fronce les sourcils et plisse les paupières . Il n'a pas la berlue, non... Il distingue une inscription dans la cendre. Elle est tracée dans sa langue natale :
Pirouly, the next karma.