mercredi 1 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 3 (1ère partie)

Chapitre III

Ronflette souleva une cagette de potirons et redescendit du camion pour la déposer auprès des autres déjà déchargées sur le stand de son père.
Pirouly s'écarta de son chemin pour le laisser passer.
- Ah ! Ah ! Ça m'étonne pas ce que tu me dis là. Le père Yvon a toujours été un peu barjot. Tu sais pas qu'il a la phobie des poules ? Il s'est fait attaquer par une quinzaine de poules agressives quand il était p'tiot. Une fois adulte, il s'est mis à faire un potager près d'un poulailler qui appartenait à son voisin. Les poules étaient lâchées parfois ou s'échappaient. Celles qui s'aventuraient sur la parcelle du père Yvon ne revenaient jamais. Il parait qu'il enfourchait toutes celles qui passaient à sa portée.
Pirouly écouta son ami avec beaucoup d'intérêt.
L'ami Ronflette avait bien grandi lui aussi. Il avait même davantage grandi que Pirouly. Il ressemblait de plus en plus à Sergio, son frère aîné. Ses cheveux, plutôt blond roux avant, avaient bruni, et sa barbe précoce pointait fermement sous le rose encore enfantin de ses joues. A quatorze ans, il en faisait facilement dix sept. Ses épaules s'étaient élargies. De sa physionomie d'enfant, il n'avait conservé que ses yeux noirs pétillants et son nez menu qui le rendaient si sympathique et espiègle.
Malgré les cinq degrés ambiants, il portait un tee shirt noir et un jean délavé avec des chaussures de chantier.
Il avait quitté le circuit scolaire classique pour suivre une formation professionnelle en menuiserie. A côté de cela, il montait régulièrement sur Paris pour suivre une formation d'artiste de rue. Ça lui tenait à cœur depuis qu'un cirque ambulant avait dressé son chapiteau à Barroy, le temps d'un été, quelques années plus tôt. Il avait eu envie d'explorer cette voie. Il était persuadé que c'était sa vocation.
Les matières qu’il étudiait allaient de la jonglerie au mime, en passant par l'équilibrisme et la magie… chouette programme que Pirouly enviait parfois.
Ronflette passa son avant bras sur son front pour essuyer quelques gouttes de sueur qui perlaient là.
- Je suis sûr qu'il fait des colliers avec des crêtes séchées et des boucles d'oreilles avec les ergots pour les offrir à la Paulette... continua-t-il, puis, redevenant sérieux : tu me donnes un coup de main ou tu trouves plus la sortie de tes poches ?
- Oui, pardon. J'ai fini sur le stand de mon père donc je peux...
Le jeune Roulier monta dans l'utilitaire pour prendre à son tour une des caisses qui restaient à décharger. Mais celle qu'il tenta de soulever contenait des potirons de si belles tailles qu'il ne parvint pas à la décoller du sol. Il dut se rabattre sur une caisse de coloquintes.
- Va falloir muscler tout ça mon Pirouly ! plaisanta son ami.
- Oui, t'as raison. Je me suis fait des altères en coulant du ciment dans des bouteilles d'eau en plastique. Je les soulève un peu chaque jour.
Ronflette s'amusa de l'initiative :
- Bon, continues encore, alors... Mais tu sais, rien de mieux que le travail. Regarde ça...
Et Ronflette banda son biceps sous le nez de son camarade.
- La gonflette, c'est pas pour Ronflette, hé, hé ! fanfaronna-t-il.
- Et la parlotte, ça c'est ta marotte ! l'interrompit son père qui tendait, à ce moment là, les mains de l'extérieur du camion. Les gens vont pas tarder à arriver les gars. Dépêchez-vous un peu ! les pressa Mr Bartichaut.
Pirouly lui tendit la caisse qu'il tenait.
Ce jour là avait lieu la fête du potiron à Barroy. Il était près de dix heures et la place des écoles était encombrée depuis une bonne heure par les voitures, camionnettes ou camions des exposants.
Pour l'essentiel d'entre eux, c’étaient des habitants du village, des jardiniers amateurs, mais aussi quelques professionnels et collectionneurs d'espèces rares.

Mr Bartichaut et son fils avaient le stand avec le plus de variétés, des spécimens magnifiques. Le roi de leur stand, un potiron de trente kilos (le poids moyen étant plutôt de quinze kilos) trônait ainsi au milieu des potimarrons, des courges butternut, des coloquintes, des pâtissons et des citrouilles. Leur stand, adossé aux grilles blanches de la petite école, était ainsi bien placé au centre de l'exposition.
Sur le parking de la boulangerie, une baraque à frites était déjà installée et on y servait un bouillon ou une soupe à ceux qui voulaient se réchauffer.
Le crêpier et le traiteur avaient choisi le parking de la mairie dans la cour de laquelle une estrade avait été montée pour accueillir Raymond et son accordéon ainsi que les autres animations de cette journée conviviale.
Mr Roulier, le père de Pirouly, s'était placé côté mairie, face au stand des Bartichaut. Il était déjà installé. Il avait prévu qu'il y aurait de la concurrence, donc, il avait partagé son stand entre potirons et pots de pâtés maisons. Grand chasseur devant l'éternel, depuis l'ouverture de la chasse il avait ramené de quoi faire une centaine de pots. Il proposait des pâtés de sanglier, de lapin, de faisan et de chevreuil. Chaque année, il étoffait un peu plus son stock, le succès étant toujours au rendez-vous. Il espérait qu'il n'aurait pas tout vendu à la mi-journée, comme l'année d'avant, et qu'il pourrait, cette fois, profiter plus longuement de l'ambiance villageoise qu'il adorait par dessus tout.
Cette fête du potiron était prétexte à accueillir des exposants autour du thème plus large du jardinage. La mère de Poucy vendait des citrouilles d'où émergeaient de gentilles peluches souriantes, chiens, chats, lapins. Elle faisait cette vente au profit de son association Care Pets.
Il y avait aussi des vendeurs de grains et des vendeurs de champignons.
Près de l'arbre de la Victoire, Cerise, la mère de Martinou, vendait des fleurs d'automne et exposait ses sculptures en pâte à sel sur le thème des cucurbitacées.
La crainte de chacun était que la pluie de ces derniers jours ne s'invite à la fête. Mais, à dix heures, un rayon de soleil s'imposa au milieu de la brume matinale et d'autres suivirent qui écartèrent définitivement ce voile maussade.
Sortant du camion des Bartichaut avec la dernière caisse, Pirouly profita du point de vue surélevé pour tenter d'apercevoir ses trois amies dans la foule qui arrivait. Mais celles-ci avaient apparemment décidé de faire la grasse matinée ou de rester entre filles. En revanche, il aperçut Quorratulaine accompagnée, comme d'habitude, de sa petite cour servile.
- Hey ! Ronflette ! Tu peux m'enfermer deux secondes dans le camion s'te plaît ? demanda-t-il précipitamment.
Grégorien Bartichaut, à qui le surnom de Ronflette était resté même s'il ne s'endormait plus durant les cours, débarrassa Pirouly de son chargement et lui montra son étonnement :
- Qu'est-ce qu'il te prend ? Tu veux faire une sieste ou quoi ?
- Non. C'est pas ça. Je veux éviter les filles, lui répondit-il à voix basse en se dissimulant déjà de moitié derrière le battant de la porte restée fixe.
- Tu t'es encore fâché avec Martinou et les autres ? s'inquiéta Ronflette en rabattant la porte comme son ami le lui avait demandé.
Il entendit celui-ci lui répondre de l'intérieur, la voix maintenant étouffée :
- Mais non, pas ces filles là ! Celles que tu vas voir passer dans deux minutes : Quorra Hamplot et ses harpies.
Ronflette, adossé aux portières fermées, vit effectivement les quatre jeunes filles d'origine indienne descendre la rue principale en ricanant comme des oiselles. Quorratulaine déambulait comme une princesse, jetant des regards hautains aux exposants en portant régulièrement à son nez un mouchoir brodé qu'on devinait imbibé de son parfum préféré.
- Je te comprends pas Pirouly... À part l'une d'entre elles, les autres sont plutôt jolies. Surtout Quorra, commenta-t-il lui aussi à voix basse, et l'œil plein d'intérêt.
Il entendit son ami ronchonner derrière lui :
- Parce que tu les connais pas... Ces filles sont infectes.
Ronflette lança en coin :
- Mais tu sais pas y faire... Pour moi la beauté n'a pas de caractère. Une fille jolie est une jolie fille ! Chut, elles approchent.
Le jeune fanfaron haussa le sourcil et prit son air le plus charmeur. Il accrocha en premier le regard de Zarafa, la sœur de Quorratulaine. Il gonfla les pectoraux.
- Écoute un peu, et prends en de la graine ! chuchota-t-il à l'adresse de Pirouly bien résolu à rester caché.
- Salut les filles ! Vous faites mieux que ce soleil d'automne : vous illuminez cette fête du potiron... Je dirais même : vous la réchauffez.
Pirouly, entendant cette accroche impertinente, se tapa le front du plat de sa main. Fallait s'appeler Ronflette pour oser un truc pareil.
Les filles interpelées s'arrêtèrent à son niveau.
Elles se murmurèrent des choses à l'oreille avant d'éclater de rire. Quorra se dégagea de son clan et fit un pas décidé vers le jeune dragueur qui se redressa, tout fier et souriant. S'il avait été un peu plus observateur, il aurait remarqué que l'œil noir et le menton levé de la jeune fille ne présageaient rien de bon.
- Je croyais que les paysans comme toi préférait la soupe aux potirons pour se réchauffer...

Le jeune Bartichaut élargit son sourire. Peu importe l'amabilité du poisson, il était ferré. Il n'y avait plus qu'à ramener la ligne tout doucement. Le dialogue était ouvert.
- On m'avait dit que tu étais jolie, mais je découvre que tu as aussi de l'esprit...
- Oui, et ça, c'est pas dans la soupe aux potirons qu'on le trouve, répliqua-t-elle, un peu plus méprisante.
Ronflette laissa échapper un rire franc. Les pestes l'amusaient beaucoup. Il s'approcha de la jeune fille en roulant des épaules.
- J'ai les muscles, mais je cherche quelqu'un qui développerait mon esprit...
La jeune indienne continua de le toiser.
- Les muscles et l'esprit, ça fait jamais bon ménage...
- C'est ce qu'on dit aussi de la beauté et de l'intelligence, contra aussitôt le jeune barrésois, stimulé par cette joute verbale.
Quorratulaine, piquée au vif, se renfrogna. C'est le moment que choisit l'habile garçon pour reporter son attention sur les trois autres filles qui minaudaient dans le dos de leur chef de clan. Il sentait que cela jouerait en sa faveur s'il séduisait plus largement en incluant les autres dans son petit jeu. Cela aurait également pour effet de soulever une saine concurrence qui ramènerait peut être la difficile Quorratulaine à de meilleurs sentiments à son égard.
- Allez, mesdemoiselles, j'ai travaillé dur avec mon père pour faire pousser ces magnifiques cucurbitacées. Ça vous dit pas une petite courge ou un joli potimarron ?
- Beurk ! Moi, j'aime pas ça, fit Mandy Bulle en portant sa main à sa bouche en signe de dégoût.
- Mais ce sont des légumes magiques... Les citrouilles se transforment parfois en joli carrosse...
Pirouly, du fond de son camion, plongea sa tête dans ses deux paumes réunies. Il se demanda s'il était normal que les filles aient cet effet désastreux sur les garçons.
- En joli carrosse ou en rat, intervint de nouveau Quorratulaine d'un ton cassant, et en regardant l'apprenti playboy de haut en bas.
- Mais un rat au service des princesses, répliqua-t-il, toujours de bonne humeur.
La jeune péronnelle leva les yeux au ciel. Les trois autres pouffèrent de rire.
Encouragé, Ronflette persista :
- On dit même que certaines citrouilles cultivées dans notre jardin donnent, une fois tous les siècles, un diamant pur... Ça vous dit pas de tenter votre chance ?
Mandy, Houalala et Zarafa se regardèrent. Elles avaient l'air de trouver le conte à leur goût. Il vit ça à la petite étoile qu'il venait d'allumer dans leurs yeux. Mais Quorra y mit vite bon ordre :
- Pour croire ce genre de fable, je pense surtout que les citrouilles ont le pouvoir de rendre stupide ceux qui les cultivent.
Tout en regardant avec bienveillance la partie de son auditoire qui lui était acquise, Ronflette jeta un œil dédaigneux à son opposante.
- Je vois que tu n'aimes pas les jolis contes.
- Pas ceux de ce genre.
- Ah oui ! Et quel genre aimes-tu ? demanda Ronflette en croisant ses bras sur sa poitrine et prenant l'air sérieux qui n'avait pas quitté le visage de Quorra.
Elle tenta de fuir son regard, hésita, puis, trancha d'un air souverain :
- J'aime ceux qui changent le monde... Venez les filles, ce n'est pas ici que nous nous élèverons...
Et elles tournèrent le dos au jeune Dom Juan, certaines avec regret, comme Houalala qui tourna vers le jeune homme son petit visage de hamster désolé avant que son amie autoritaire ne la tire violemment par la main, ou bien encore Zarafa qui lui fit discrètement un petit signe de connivence.
Le jeune homme poussa un long soupir en s'adossant de nouveau à l'une des portes de la camionnette de son père. Il tapa de ses phalanges sur la carrosserie. Pirouly passa alors prudemment son nez dans l'ouverture des deux battants, s'assurant que les quatre amies étaient bien hors de vue.
Ronflette, le regard dans le vague, semblait lessivé.
- Tu vois, je t'avais pas menti : elles sont insupportables, hein ?
Ronflette souffla en direction de son front.
- Je crois que je suis amoureux...
Pirouly en resta pantois. Que disait son copain ? Il avait du mal entendre...
- Quoi ? Tu plaisantes ? Mais Quorratulaine est...
- Non, t'inquiète pas, je vais pas te piquer ta prétendante... Je suis pas de ceux là. Non, je parle de sa sœur: Zarafa. Si tu avais vu comment elle me regardait... Je suis sûr que j'ai une ouverture ! Il faut que j'arrive à la voir seule.
Pirouly soupira, encore étonné qu'on puisse trouver un quelconque intérêt à ces spécimens, et surtout, qu'on puisse tomber amoureux en si peu de temps d'une fille aussi détestable.
- Bon courage, alors ! Parce qu'elles sont toujours fourrées ensemble.
- Grégorien ! appela Mr Bartichaut. Plutôt que de jouer les jolis cœurs, pense à ton animation. Les premiers enfants arrivent.
Ronflette se tapa le front :
- Merde, j'allais oublier... Oui, papa, j'y fonce.
Puis, s'adressant à Pirouly :
- Le comité des fêtes m'a proposé de participer à l'animation de la journée. Alors, j'ai accepté de me déguiser pour divertir les enfants dans la rue et faire quelques ateliers.
- Ah oui ? Tu te déguises en quoi ?
- En Corbac l'épouvantail ! L'épouvantail le plus sympathique de tous les champs... Tu vas voir, j'ai fait moi-même le costume. C'est de la balle ! Je me suis éclaté à faire ça, tu peux pas savoir... J'espère que les enfants vont adorer.

Ronflette quitta donc Pirouly pour aller enfiler son costume dans le petit local d'entretien de la mairie, mis à sa disposition.
Ce n'est que vers midi que Martinou, Poucy et Mirliton rejoignirent leur comparse. Le jeune Pirouly venait de vendre cinq pots de pâté à grand-mère Martha, toujours aussi alerte et gourmande malgré son âge avancé.
- Ho, toutes ces pauvres bêtes assassinées et mises en bocaux, ne put s'empêcher de s'exclamer Poucy en approchant du stand des Roulier.
Pirouly se hâta de passer le relais à son père avant que la polémique ne s'amorce entre le chasseur et la protectrice des animaux, puis, entraîna ses amies devant la camionnette du traiteur. On y servait choucroute garnie, paella, bœuf mode et pommes de terre.
Ce fut choucroute pour chacun.
Les M and P's allèrent s'installer autour d'une des tables dressées dans la cour de la mairie. Cette cour était aussi celle de la grande école dans laquelle ils avaient tous passé leurs dernières années de primaire, à l'exception de Mirliton, scolarisée à Paris.
- Alors ? Du nouveau, Pirou ? As-tu aperçu notre homme à la musette ? s'informa Martinou avant de ramener à sa bouche la première fourchette de son plat.
Pirouly ouvrit son blouson. Il faisait bon à cette heure, et, si cela continuait, il pourrait bientôt se mettre en sweat shirt pour l'après-midi.
- Non, je n'ai pas vu d'homme qui lui ressemble.
- Il ne s'est quand même pas volatilisé, s'insurgea Mirliton en plongeant un bout de lard dans la moutarde.
- Avant de venir, on est passés à l'épicerie, puis, à la boucherie... Ni Mme Van Belloir, ni Mr Poussin n'ont vu de nouvelles têtes depuis hier. Ils se plaignent même que leurs affaires marchent peu en ce moment. La saison est pluvieuse et semble éloigner les touristes que le tombeau des moines attire habituellement.
Martinou parlait du site archéologique qu'ils avaient contribué à mettre au jour quelques années auparavant, faisant remonter à la surface une histoire vieille de cinq siècles et une partie du trésor des templiers.
- J'ai pris le journal régional et je n'ai rien vu qui fasse allusion à la course poursuite entre la Mercedes et ton taxi. J'ai regardé s'il y avait des avis de recherche... On sait pas, ce pourrait être un prisonnier échappé...
- Bah, cette fête du potiron arrive à pic. On va ouvrir nos yeux et nos oreilles. Quelqu'un a bien dû voir ou entendre quelque chose à son sujet, conclut Mirliton.
Elle jeta un œil circulaire puis demanda d'un air qui se voulait détaché :
- Au fait, tu as croisé Grégorien ce matin ? Je ne l'ai pas vu avec son père tout à l'heure...
Pirouly lui fit signe de se retourner en disant :
- Justement ! Tiens !
Elle chercha des yeux Ronflette que son ami semblait lui désigner. Mais elle ne vit que l'orchestre de Raymond qui se mettait en place sur l'estrade dressée devant le préau, ainsi qu'une bande de gamins qui s'agitaient autour d'un drôle de personnage. Celui-ci, habillé en épouvantail, semblait leur faire quelques tours de magie facétieux. Mirliton le trouva ridicule avec son chapeau haut de forme à moitié écrasé, sa cagoule en toile de jute avec un œil dessiné plus haut que l'autre et ce sourire niais peint sur la face ; sans compter son pantalon noir exagérément large et rapiécé de toutes parts par des carrés de tissu multicolores. De la paille jaune s'échappait par les emmanchures de sa veste sombre ainsi que du col de sa chemise au blanc douteux.
- Où tu vois Ronflette, toi ? insista-t-elle en essayant très mal de dissimuler son impatience.
Pirouly désigna alors Corbac l'épouvantail. Effectivement, celui-ci se dirigea vers eux, aussitôt suivi par une horde de mômes surexcités, lui réclamant de nouveaux tours.
- Salut la Compagnie, fit-il en arrivant près de la tablée. Tout va bien ?
Il dodelina de la tête et, passant sa main sur sa nuque, il actionna un mécanisme secret qui fit soulever le haut de son chapeau et en fit surgir un écureuil en peluche.
Cela fit son effet, car les M and P's applaudirent en riant, en même temps que les bambins ravis.
- C'est toi qui as fait ton costume ? demanda Poucy, admirative.
- Oui, comme un grand, ainsi que les effets spéciaux.
Il fit rentrer l'écureuil dans sa cache et il écarta ensuite les bras d'un geste sec. Deux rats des champs factices sortirent leur petite tête drolatique de chaque poche de la veste en émettant de petits cris plaintifs.
Ce fut à nouveau un succès. Les enfants les plus hardis approchèrent prudemment la main pour caresser les fausses bestioles.
- Quel succès Greg ! s'extasia Pirouly.
Mirliton, elle, semblait s'amuser moyennement des gadgets de l'animateur. Elle paraissait préoccupée. De but en blanc, avec sa manière à elle de réagir à contre point, elle demanda :
- T'auras un moment après ?
Il rangea ses rats des champs et, malgré sa cagoule d'épouvantail débile, laissa transparaître une certaine gêne.
- Euh, oui, oui... J'essaierai de venir vous voir à ma pause. Euh, pas mal ta couleur de cheveux !
Mais Mirliton ignora le compliment. Elle semblait contrariée par quelque chose. Était-ce le "vous" employé ?
- Bon, faut que j'y aille. Amusez-vous bien ! Ah, y a Raymond qui s'échauffe...
Les regards de chacun se reportèrent sur l'estrade.

En effet, l'accordéoniste avait déverrouillé son instrument et faisait des retours son avec son micro.
Quand les M and P's reportèrent leur attention sur Corbac l'épouvantail, il s'était déjà éloigné, accompagné de sa horde d'enfants adulateurs.
Mirliton prononça une sorte de ronchonnement dont personne ne saisit la teneur. Mais la conversation reprit sur autre chose, et elle retrouva son attitude normale.
Pour le dessert, ils se rendirent à la baraque à frites qui proposait aussi des chichis et des beignets aux pommes.
- Hummm, ces chichis sont excellents. Ils sentent bon la fleur d'oranger, commenta Pirouly en se réinstallant à leur table.
Les filles le taquinèrent en lui demandant comment il pouvait rester si maigrelet avec tout ce qu'il mangeait. Après une montagne de choucroute, il avala plusieurs mètres de beignets longs en peu de temps.
Un bruit d'ailes se fit entendre au-dessus d'eux, sur le mur qui séparait la cour de la mairie des jardins de la boucherie. Pirouly fit signe à Martinou de se retourner et de lever le nez. Elle regarda en arrière et suspendit le geste qu'elle faisait pour lécher le sucre laissé sur ses doigts.
Les deux volatiles qui venaient de se poser là lui disaient quelque chose. L'un, à son sautillement caractéristique et à la plume blanche qui barrait son cou, était la corneille aperçue aux abords de la maison du Colonel. L'autre, qui marchait tranquillement et donnait quelques coups de son bec fort sur les parties moussues du mur, était sans aucun doute son acolyte le corbeau. D'ailleurs l'œil bleuté de celui-ci lorgna le groupe des M and P's de façon provocatrice, et dissipa les derniers doutes de Martinou.
- Qu'est-ce qu'ils font là, eux ? se demanda-t-elle à haute voix.
- Ce sont les oiseaux qui nous ont poursuivi sur la colline lors de notre expédition d'hier, expliqua Pirouly à Poucy et Mirliton qui ne voyaient là que deux oiseaux curieux.
- C'est bizarre. On dirait qu'ils nous espionnent, fit remarquer la jeune parisienne.
- Dis pas de bêtises. Mais c'est vrai qu'ils me font froid dans le dos avec leur air malveillant, réagit à son tour Poucy.
- Ils ne sont pas sauvages, ça c'est certain. Peut-être qu'ils sont apprivoisés...
Sur ces mots, Pirouly tendit un morceau de pain qui traînait sur la table en faisant un claquement de langue sur son palais. Cet appel fit dresser le cou des deux oiseaux. L'un criailla désagréablement et l'autre croassa de façon peu mélodieuse. On aurait cru que le garçon les froissait en rabaissant leur intelligence à ce vulgaire subterfuge. L'œil bleu du corbeau le foudroya et la corneille choisit de lui tourner le dos.
Sans prêter attention à ces deux visiteurs, les villageois commençaient à danser au son de l'accordéon. Les musiciens jouèrent d'abord timidement, puis, comme leurs connaissances les approvisionnaient en bière et vin rouge, le rythme des morceaux prit une cadence de plus en plus enjouée au gré de leur libation.
Les M and P's furent très vite entraînés par les boute-en-train du village et s'essayèrent à diverses danses. Entre une valse et un fox-trot, ils virent soudain Théodore Gazpouel tituber au milieu de la cour d'école transformée en piste de danse.
L'accueil réservé à celui-ci fut assez mitigé. Certains s'en éloignèrent vivement en jetant derrière eux un regard craintif ou exaspéré, d'autres le laissèrent les côtoyer, un sourire amusé sur les lèvres, ou bien, les plus assurés, le sommèrent moins aimablement de s'éloigner.
L'adjoint au maire tenta de le prendre par le bras avec une ferme bienveillance, mais le pochtron se dégagea brutalement en balbutiant quelques invectives heureusement incompréhensibles. L'officiel malmené n'insista donc pas, et retourna près de la sono en gardant un œil sur le trouble-fête.
Théodore Gazpouel avait une soixantaine d'années et un bon fond, souvent gâché par un autre fond qu'il affectionnait particulièrement : son fond de bouteille.
On le surnommait le para, allusion à sa carrière de parachutiste. Il avait couvert les plus grands conflits durant trente années. Soit il avait mal vécu sa retraite après des années d'aventures, soit les traumatismes liés à ce dont il avait été témoin aux quatre coins du globe avaient fini par le ronger, toujours est-il que l'alcool était devenu son seul compagnon de route après que femme et enfants lui eurent tourné le dos. Du gradé respecté et auréolé de gloire, il était devenu peu à peu l'alcoolique du village, celui qu'on méprise, qu'on évite, ou dont on se moque. Le délabrement physique avait suivi le délabrement de sa réputation.

Sa chevelure grisonnante et souvent sale retombait en étoupe désordonnée sur son visage et ses épaules. C'était tout juste si l'on apercevait son œil aviné et hagard au milieu de cette crinière hirsute qui tenait du lion, jadis, et qu'aujourd'hui on aurait plutôt comparé à celle d'une hyène affolée. Ses joues pâles et osseuses étaient mal rasées. Sa lèvre inférieure tombait légèrement du côté gauche, comme si la bouteille y avait sculpté l'empreinte de son goulot de façon définitive. Il portait, en ce jour de fête, un béret au feutre usé sur lequel était cousu un écusson aux armes de sa division. La veste bleu marine qu'il avait enfilée ne semblait pas beaucoup plus fraîche. Cependant, le clinquant des médailles et insignes qui ornaient son plastron, lui redonnait un peu de son prestige militaire.
Le para semblait s'être arrêté là pour l'effort vestimentaire. Il avait enfilé avec ça un jogging gris anthracite bouloché et troué, ainsi que des chaussures bateaux, en oubliant de mettre des chaussettes.
Il fit un mouvement d'épaule très jazzy, et un pas de danse des plus étonnants qui fit redouter à ses voisins de piste immédiats de le voir s'étaler à leurs pieds d'un instant à l'autre.
Mais l'homme éméché tint bon et continua de danser. On aurait cru que l'un de ses pieds avait déclaré la guerre au second. C'était comme le voir danser une salsa sur un air de rock.
Cela amusa beaucoup Martinou et sa bande. Ils connaissaient bien le phénomène pour l'avoir croisé souvent dans le village. À chaque fois, il commençait par les prendre à partie, puis, finissait par leur raconter ses exploits militaires dans un récit peu cohérent mais foisonnant d'anecdotes, sur un ton allant de la nostalgie à l'effroi en passant par la passion, la colère et le désespoir. Ce n'est que lorsque les larmes inondaient son visage qu'il les laissait enfin repartir à leurs occupations d'adolescents insouciants et qu'il rentrait, lui, abattu, pour noyer ses souvenirs douloureux dans sa dose d'alcool quotidienne.
Raymond et son orchestre décidèrent de passer au quart d'heure des slows, espérant qu'une musique de couple éloignerait le danseur solitaire et saoul.
Les M and P's rirent beaucoup moins quand l'importun s'en prit à Martinou en l'agrippant par le bras, bien décidé à obtenir une danse de sa part. 

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