vendredi 24 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 2 (dernière partie)

Lorsque Martinou et Pirouly débouchèrent une nouvelle fois sur la prairie, les oiseaux noirs étaient toujours alignés sur la grille rouillée qui délimitait l'ancienne propriété du Colonel.
Il sembla au jeune garçon que son amie avait instinctivement ralenti le pas. Mais elle prit une grande respiration et revint au niveau de son camarade.
Ils empruntèrent tous les deux le chemin qui serpentait de la base de la colline au portillon à moitié sorti de ses gonds.
Arrivés là, les corbeaux et corneilles finirent tout de même par s'envoler en groupe, à l'exception de deux de leurs congénères.
Un corbeau restait agrippé à la margelle du puits qui trônait au milieu de la partie gauche du jardin. Une Corneille demeura perchée sur le fronton du péristyle. Elle avait une curieuse plume blanche sur l’aile droite
Tous les deux inclinaient la tête de côté et pointaient leurs yeux noirs avec une certaine effronterie en direction des nouveaux venus.
Martinou détecta une lueur d'intelligence dans ces petits yeux sombres et roulants, lueur qui n'était pas habituelle...
Ils franchirent tout de même le portillon et pénétrèrent dans le jardin, même si ce mot n'était plus très adapté à ce lieu redevenu sauvage.
Si la nature tendait à reprendre ses droits, quelques vestiges témoignaient par-ci par-là que cet endroit avait été entretenu dans l'esprit des jardins à la française.
Ainsi, émergeant d'herbes hautes desséchées, aperçurent-ils une vasque en pierre sur une colonne de marbre recouverte de lichens.
Des traverses de bois vermoulu séparaient les deux flancs du jardin pour mener à l'escalier en ciment où quatre marches formant pyramide menaient au péristyle tout de bois sombre.
Au pied de la maison, les pierres d'une antique rocaille, de gros grès moussus aux formes étranges, étaient visibles en différents points, émergeant de touffes d'oseille sauvage et de buissons d'aubépine. Sur la partie droite de cette ancienne rocaille, la statue d'une jeune fille en pierre leur tendait les bras d'un air désolé, comme si elle eut voulu qu'ils la sortent de là et redonnent à son corps sa blancheur d'antan.
En arrière plan, un épais lierre vert sombre s'était servi du pilastre central de la pergola pour monter à l'assaut de son toit d'ardoises.
Un roncier avait profité du travail du gel, au cours d'hivers rigoureux, pour faire ses racines dans les joints du mur de brique servant d'appui à cette pergola. Les végétaux poursuivaient patiemment leur travail de sape qui, un jour, finirait de mettre à bas cette maison construite par la main de l'homme.
Martinou leva des yeux craintifs sur l'imposante maison recouverte de lamelles de bois noircies par les intempéries et dont certaines, déclouées, menaçaient de se décrocher définitivement. Située plein sud, la maison n'avait pas du manquer de charme du temps de sa splendeur. Toutes ces fenêtres devaient apporter une jolie clarté dans chaque pièce.
Elle remarqua qu'aucune des vitres n'étaient brisées. Des rideaux étaient même encore en place à la plupart d'entre elles, même s'ils étaient gris de poussière.
La partie centrale du manoir était comme écrasée par les deux immenses tourelles qui l'encadraient. A l'étage, un balcon intérieur plongeait une large porte fenêtre dans l'ombre. Et juste au-dessus, le frontispice, percé d'un énorme œil de bœuf, s'élançait en pointe vers le ciel.
Les tours octogonales comportaient au premier étage une fenêtre en façade et une autre sur le côté du jardin, et probablement une troisième sur l'arrière de la maison.

Martinou reporta son attention sur le ré de chaussée, là sur le perron, cette solide porte en bois sombre percée de deux carreaux blancs et opaques à laquelle elle frappait dans son cauchemar... Seule la poignée ronde en laiton apportait une touche de lumière dans ce renfoncement.
Pirouly comprit que l'image du mauvais rêve de son amie n'était pas loin de surgir. Il tira donc son amie par la manche pour lui éviter de plonger dans une rêverie morbide. Ce geste la rassura, en lui rappelant qu'ils n'avaient pas besoin d'entrer dans cette maison.
Ils la contournèrent par l'aile gauche
Le corbeau et la Corneille à la plume blanche s'envolèrent soudain, et vinrent voleter autour d'eux comme inquiets de leurs faits et gestes.
- Qu'est-ce qu'il leur prend à ces deux là ? s'étonna Pirouly en tapant dans ses mains pour les faire fuir.
- J'sais pas... Ils sont bizarres, non ? T'as vu leur regard ?
- Non. Qu'est-ce qu'il a leur regard ?
- Ben, je sais pas... On dirait qu'elles pensent ces bestioles...
- Meuh, non ! Tu te fais des films. Elles sont juste un peu plus curieuses que les autres... Et moins froussardes ! Un peu comme nous, en fait !
- Pchiiittt ! Allez-vous en sales bêtes !!
Mais les volatiles les suivirent jusqu'à l'arrière de la maison, pas du tout dissuadés par les gesticulations de l'un et les bruits de l'autre.
Si le devant de la maison était plutôt nu et désolé, l'arrière était composé d'une esplanade assez chargée. En bordure, différents bâtiments se dressaient en plus ou moins bon état.
Dans l'alignement de la maison, de grands arbres aux teintes sombres, des résineux essentiellement, suivaient l'inclinaison du versant opposé de la colline et plongeaient en espaliers vers la vallée. Deux cèdres majestueux ombrageaient les abords de la bâtisse, escortés par des mélèzes, sapins et épicéas gravissant ce versant à leur suite.
Un kiosque en fer forgé avait été construit entre les bâtiments du côté gauche et cet angle de la maison. Des rosiers grimpants se jetaient sur lui dans une dernière étreinte passionnée, mettant leurs ultimes forces dans une dernière floraison aux couleurs délavées jaunes et rose.
Les deux oiseaux s'étaient tranquillement posés sur le poinçon du kiosque. Ils les fixaient toujours avec beaucoup d'insistance.
Les deux adolescents tentèrent de ne plus faire attention à eux. Ils furent curieux de voir le côté pile de la maison du Colonel qu'ils n'avaient jamais osé approcher à moins de cinquante mètres.
L'arrière était formé d'une terrasse en pierres sur laquelle une large porte-fenêtre s'ouvrait, issue secondaire de la maison victorienne. Cette terrasse, bordée par devant d'une large balustre taillée dans la pierre, rejoignait le jardin par une volée de cinq marches de chaque côté. Un tigre, sculpté en position assise, accueillait sagement le visiteur au bas de chaque volée de marches. Comme il montrait ses crocs et jetait un œil perçant et scrutateur, cela paraissait comme un avertissement à chaque invité qu'il devrait veiller à tenir sa place et à ne pas se sentir trop à l'aise le temps de sa visite...
Néanmoins, les deux amis trouvèrent que ces deux sculptures donnaient un air très prétentieux à ce petit balcon.
Martinou ne put s'empêcher de lever les yeux sur le dos gris des deux tours.
- Dépêchons-nous ! Il va faire nuit, et je n'ai pas envie d'être dans les parages à ce moment là. Cette maison est décidément sinistre ! Allons voir par-là, ça ressemble fort à un atelier.
En effet, en bordure de la propriété, un petit bâtiment en pierre, percé de deux petites fenêtres assez basses dont les encadrements affichaient de jolies toiles d'araignées, semblait un endroit idéal pour les bricoleurs.
Dans son prolongement, un cabanon en bois, entouré de grillage, avait sûrement été un poulailler et sa basse-cour.
Plus loin encore, une grange au toit affaissée témoignait que la propriété avait connu une activité d'élevage ou avait vécu de petits revenus agricoles.
Ils suivirent une allée de gravillons qui menait de la maison aux bâtiments.
Un hortensia grimpant avait poussé entre la porte de l'atelier et sa fenêtre de gauche. Ses branches génèrent l'accès.
Pirouly aperçut une colonie de gendarmes rouges et noirs qui s'échappèrent de la souche de l'hortensia. Il ne put s'empêcher de lever les pieds de dégoût.
- C'est quoi ces bestioles ? Pouah !
- Ce sont des punaises. On les appelle aussi gendarmes ou suisses.
- C'est bizarre qu'il y en ait autant ?
- Bah, ils vivent en colonie donc, non, c'est normal.
Martinou entra la première dans le bâtiment. Quelques insectes bourdonnèrent à leurs oreilles avant de s'enfuir.
- Beurk ! Ça sent bizarre là-dedans. Tu trouves pas ? interrogea Pirouly.
Martinou écarta une toile d'araignée qui lui barrait la joue.
- Oui, ça sent un peu le rance.
Ils regardèrent autour d'eux. Ils étaient apparemment au bon endroit puisqu'un établi était appuyé sur le mur du fond. Des outils, coincés chacun entre deux clous, étaient suspendus à la paroi. De vieux tonneaux en fer rouillé encombraient l'un des angles. De vieilles pelisses étaient suspendues à une patère, à gauche de la table à outils, toutes recouvertes d'une poussière épaisse et de toiles d'araignées.
- Tu vois une pelle, toi ? s'enquit Martinou, dont les yeux s'habituaient mal à la pénombre ambiante.
- Allons voir à côté. Peut-être les gros outils sont-ils rangés à part ?
Un passage sans porte menait dans une nouvelle pièce encore plus sombre.
Ils avancèrent prudemment sur le sol de terre battue, se tenant l'un à l'autre.
Pirouly prit le manche cassé d'une pioche et, se hissant sur la pointe des pieds, donna un coup au plafond de tuiles incliné. Deux ou trois tuiles glissèrent du toit, laissant un mince filet de lumière éclairer la pièce.
- C'est mieux comme ça, non ? crut devoir se justifier le jeune garçon sous l'œil réprobateur de sa comparse.
Sur leur droite, ils aperçurent une sorte d'armoire à trois vantaux.
- On dirait un bahut. Les gros outils doivent être là-dedans...
En même temps, elle poussa Pirouly devant, lui faisant signe de tirer les portes à lui.
Le jeune garçon lui jeta un œil de reproche par-dessus son épaule. Mais, finalement, il était assez content que la frousse ne soit pas de son côté. Il se frotta le nez de la manche de son ciré puis, il saisit vaillamment les deux poignées, et ouvrit d'un coup sec deux des battants du placard.
- Aaaaaaaaaaaaaah !!!!!!!
- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!!!! hurlèrent-ils en chœur.
La penderie comportait plusieurs niveaux, tous transformés en nichoirs. Là, au milieu des étrons et de la vielle paille noircie, ils découvrirent sur chaque nid un squelette de poule. Il y en avait aux plumes rousses, d'autres aux plumes noires, et d'autres grises, mais toutes avaient des orbites vides, la crête desséchée et le bec à moitié ouvert quand il ne pendait pas ou n'était pas tombé lors du processus de décomposition.
Qu'était-il arrivé à ces poules ? Comment avaient-elles pu mourir toutes ensemble ?
Cette vision aurait suffi à expliquer la frayeur de Martinou et Pirouly. Cependant, ce qui les avait réellement effrayés, c'était la tête d'homme posée sur le nichoir du milieu. Surtout quand cette tête dégarnie aux sourcils broussailleux et aux yeux vitreux avait bougé en ouvrant une bouche édentée tel un poisson qui aspire ses dernières goulées d'air avant de disparaître dans la besace du pêcheur.
Leurs cheveux s'étaient dressés sur leur tête et leur sang n'avait fait qu'un tour.
Ils criaient encore l'un et l'autre lorsqu'ils prirent leurs jambes à leur cou et se précipitèrent dans l'atelier voisin.
Dans sa fuite, Martinou aperçut derrière la porte de l'atelier la fameuse pelle qu'ils avaient tant espérée. Elle stoppa net et Pirouly la heurta.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? La sortie, c'est par là...
- Attends je prends la pelle... Après tout, on peut aussi se défendre avec...
Pirouly jeta un œil dehors, s'attendant à voir le corps de cette tête les attendre le pied ferme dans la cour, ou déambuler entre les cyprès les mains en avant.
Il sentit comme une goutte tomber sur la manche de son ciré. Il passa machinalement ses doigts à cet endroit et les ramena gluants sous son nez. Il renifla instinctivement la matière.
- Qu'est-ce que c'est que cette merde ?
Martinou revint vers lui avec la pelle. Ils levèrent la tête ensemble.
- Aaaaaaaaaaaaaah !!!!!!!
- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!!!! hurlèrent-ils une nouvelle fois à l'unisson.
Les jambes leur manquèrent. Il leur sembla qu'ils n'avaient plus assez d'air dans les poumons pour pouvoir respirer.
Suspendues à des crochets fixés dans les chevrons de la toiture, des dizaines de peaux de lapins et de renards, tendues sommairement sur des armatures en bois, se balançaient dans un léger mouvement au-dessus de leur tête. Leur revers carné suintait d'un liquide rendu brillant par les cristaux de sel.
Ils se jetèrent hors du bâtiment et coururent comme des dératés jusqu'au portillon de la propriété.
Le corbeau et la corneille s'élancèrent après eux en poussant des cris inquiétants.
Pirouly aperçut en contrebas de la colline, juste à l'orée du bois des tourbières, une silhouette courbée marchant d'un pas rapide. Cette silhouette n'avait que des épaules et... pas de tête ! Comme il courait devant (comme d'habitude), Pirouly tenta d'attirer l'attention de son amie sur cette étrange vision, mais le personnage avait disparu dans l'ombre du bois.
- Cours plus vite, lui enjoignit-il.
- T'es marrant toi. Avec une pelle qui pèse une tonne, c'est pas facile...
- Et eux, ils m'ont l'air soudain plus agressifs...
Martinou jeta un œil derrière elle et aperçut les satanés volatiles qui les poursuivaient. Mais ce qui provoqua un frisson indescriptible, c'est l'ombre qu'elle aperçut à l'une des fenêtres supérieures du manoir, celle de la tourelle ouest. Elle reporta le regard devant elle, le souffle court.
La forêt était en train d'engloutir le soleil, et il sembla à Martinou que celui-ci jetait un cri pour elle avant de répandre son sang sur la surface des arbres. La nuit était en train de tomber.
Avant de quitter la prairie, elle scruta une dernière fois la façade du manoir.
L'ombre avait disparu et les carreaux de la vieille maison ne reflétaient plus que les derniers rayons rougeoyants du soleil mourant.
Ils arrivèrent auprès de leurs amies complètement essoufflés après cette course folle.
Poucy et Mirliton se levèrent du talus où elles devisaient tranquillement et leur demandèrent aussitôt ce qui n'allait pas.
- Venez, ne perdons pas de temps, la nuit tombe... On va vous raconter en allant récupérer les bottes de Mirliton, articula la chef de troupe d'une voix blanche.
En traversant la portion de bois jusqu'au trou de boue, les filles s'exclamèrent tour à tour au gré du récit de leurs deux compagnons :
- Des poules momifiées... ?
- Une tête sans corps qui bouge toute seule... ?
- Des peaux de lapin séchées...?
- Une ombre à la fenêtre... ?
Mirliton n'en revenait tellement pas qu'elle en avait oublié qu'elle marchait en chaussettes dans les bois.
Poucy se demandait s'ils ne les faisaient pas marcher.
- Si tu nous crois pas, vas-y voir... On a mangé des noix et des poires, pas des champignons hallucinogènes ! insista Pirouly dont le stress retombait en pointes agressives.
- Je vous disais que cette maison était malsaine, renchérit Martinou.
Mirliton concéda :
- C'est vrai que je la trouve inquiétante cette baraque. C'est un endroit idéal pour les fantômes...
Arrivés près du trou marécageux, Poucy prit la pelle des mains de Martinou.
- Moi, je ne crois pas aux fantômes. Quelqu'un vous a vus dans les parages et a voulu vous éloigner d'ici en vous mettant une trouille bleue, leur dit-elle.
Martinou et Pirouly glissèrent un tronc d'arbre assez léger en travers du trou d'eau, puis un second à côté pour former une petite passerelle. Tout en s'affairant, ils protestèrent :
- Parce que tu crois que nous on y croit ?
- Hon, n'importe quoi ! On a passé l'âge !
- Avec ou sans tête, il y avait bien un homme... Il nous a pris par surprise mais il ne sait pas sur qui il est tombé... On va très vite savoir ce qu'il fiche là.
- Ben, moi, j'y crois aux fantômes, affirma Mirliton appuyée contre un arbre alors que ses amis se démenaient pour récupérer ses bottes fashions.
Ils la regardèrent éberlués. Est-ce qu'elle plaisantait ?
- Oui, j'y crois, appuya-t-elle en les regardant, consciente que le ton éthéré sur lequel elle avait commencé pouvait laisser croire qu'elle rêvait éveillée. Notre corps est énergie. Je crois que cette énergie, une fois qu'elle a quitté son enveloppe corporelle, va ailleurs. Et pourquoi pas dans les vieilles baraques comme celle-là ? Ça ne gène personne ?
Poucy ronchonna une remarque inaudible et plongea la pelle entre les deux bâtons avec lesquels Pirouly avait marqué l'endroit quarante cinq minutes plus tôt.
- C'est plutôt un squatteur, moi je pense, contra Martinou. Plus personne ne vient dans cette maison. C'est l'endroit idéal pour un sans abri... Ah, mais, Mirliton, ton agresseur de ce matin... Si ça se trouve, c'est là qu'il se cache...
- D'abord, il m'a pas agressée...
Poucy ne put s'empêcher de ricaner en ramenant une pelleté de boue sur le côté :
- Il t'a quand même embarquée dans une sale histoire.
- C'est moi qui ait voulu monter dans le taxi.
- Il t'a un peu pris en otage, tout de même !
- Pas vraiment puisqu'il m'a relâchée...
Poucy se demanda si Mirliton n'était pas en plein syndrome de Stockholm.
Pirouly lui dit, goguenard :
- Tu préfères qu'on l'appelle ton co-voiturier ?
- Ça me va... Bon, il était comment votre bonhomme ? Enfin sa tête, du moins...
Martinou et Pirouly s'employèrent à décrire le visage horrible aperçu au milieu des cadavres de poules.
Mirliton secoua la tête catégoriquement :
- Ttttt, ttttt, tttt, rien à voir ! L'homme à la musette était plus jeune et pas moche du tout.
- Ah ! Je comprends pourquoi Madame rechigne à l'appeler "son agresseur" ou "son kidnappeur"...
- Pirouly, ta remarque est déplacée. Ce Monsieur a l'âge de mon beau-père. Toi, tu manques un peu de maturité !
Pirouly se renfrogna. Mirliton avait le même âge que lui. Elle manquait pas d'air !
- De toute façon, je me demande bien comment un homme arrivé ce matin aurait pu tuer tant de lapins et de renards d'un coup et faire sécher leur peau en si peu de temps.
A cette remarque de Martinou, Poucy se mit soudain à rire à gorge déployée. Elle venait de ramener une des bottes de leur amie parisienne sous la forme d'un magma boueux informe. Était-ce cela qui la faisait rire ?
- Oh non, c'est pas drôle ! protesta Mirliton en recueillant du bout des doigts sa botte fleurie, méconnaissable.
On aurait cru un amas de glaise retiré trop tôt de son tour de poterie.
- Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? On va les nettoyer et c'est tout, s'agaça Martinou.
Poucy parvint à reprendre son sérieux.
- Non, c'est pas ça. L'homme que vous avez vu... Je sais qui c'est.
Elle secoua la tête, encore amusée, et plongea de nouveau la pelle dans les sables mouvants.
- De qui s'agit-il alors ? s'impatienta Pirouly.
- A votre avis, qui est le roi du braconnage et vient dans les environs pour ravitailler son amoureuse ?
- Le père Yvon ? demanda aussitôt le jeune garçon, un peu déçu de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Martinou tapa dans ses mains :
- Mais oui, j'suis bête. J'aurai dû le reconnaître. Le pauvre vieux ! Il est tellement bossu que sa tête s'échappe de ses épaules. Quand on l'a vu s'enfuir au bas de la colline, du surplomb où on était, on ne voyait que son dos, évidemment. À son âge, il détalait encore bien...
Elle eut comme un soupir de soulagement et retrouva le sourire.
- Comme quoi, votre imagination s'emballe vraiment des fois, fit remarquer Poucy.
- Eh bien, voilà notre enquête la plus rapidement élucidée !! commenta Mirliton. Mais qui est ce Yvon au juste ? Et c'est qui son amoureuse ?
- Le père Yvon ? C'est un vieux du village, un peu simple d'esprit. Il habite dans un taudis, près de l'arbre de la Victoire. Il vit de pas grand chose. Heureusement, il a un grand potager dans lequel il fait pousser mille légumes. Et puis il a son élevage de lapins. Ce qui ne l'empêche pas de braconner par ailleurs.
Poucy lui tendit sa seconde botte.
Martinou compléta le portrait que son amie sportive avait commencé :
- Mais tu l'as déjà vu Mirliton. Tu sais, c'est celui qui remonte le village en tirant une charrette à bras remplie de ses outils et de ses récoltes du jour. Il est toujours en bleu de travail... Un petit homme tout rabougri...
- Ah, oui, je vois, ça y est ! Et il a une amoureuse ?
C'est Pirouly qui répondit cette fois-ci :
- Sa fiancée, vois-tu, c'est l'autre raison pour laquelle les promeneurs ne s'aventurent pas trop par ici. Elle vit dans une vieille cahute dans ces bois. C'est une sorcière, paraît-il. On l'appelle la Paulette. Moi, personnellement, je ne l'ai jamais vue... Mon grand-père dit qu'elle est guérisseuse, mais d'autres disent que certains sont allés la consulter et n'en seraient jamais revenus.
Mirliton avait écouté ses camarades avec beaucoup d'attention, une botte retournée dans chaque main pour en évacuer le maximum de boue.
- Et vous, les filles, vous l'avez déjà vue ? demanda-t-elle.
Martinou fit signe que non. Poucy, elle, avoua l'avoir aperçue de manière furtive lors d'un de ses joggings matinaux.
- Cette femme se cache dans les bois. Ceux qui l'ont consultée la rencontrent dans le chemin de la tourbe. Elle les magnétise là, en plein milieu du chemin. Personne ne sait vraiment où est sa cabane. C'est comme si elle avait jeté un sort pour que personne ne la trouve... Je crois qu'il y a beaucoup de fantasmes autour d'elle.
Mirliton scruta les tréfonds du bois et l'impression qu'ils étaient épiés lui revint, plus forte que jamais. Elle se garda bien d'en parler à ses amis.
- La nuit tombe. Vous voulez pas qu'on y aille, les incita-t-elle en se dépêchant d'enfiler ses bottes.
Elle sentit que leur fond était encore bien encombré, mais l'idée de tomber nez à nez avec la Paulette après une journée déjà riche en émotions lui fit relativiser ce désagrément. Elle les nettoierait à grande eau une fois rentrée. Elle n'avait qu'une envie maintenant, c'était de quitter les lieux.
Ils reprirent donc le chemin en allant d'un bon pas, tout en devisant.
- Je me demande si la Paulette et le père Yvon n'auraient pas jeté leur dévolu sur la maison du Colonel pour passer leur lune de miel... Après tout, elle doit être plus confortable que sa cabane au fond des bois.
- Alors tu crois que la silhouette que tu as aperçue à la fenêtre serait celle de la sorcière ? interrogea Pirouly.
- Bah, laissons-les tranquilles ! Au moins, là, ils n'entendent pas les ragots sur leur compte.
- De quels ragots tu parles, Martinou ? s'enquit Mirliton.
- La Paulette a perdu son mari il y a longtemps. Le Yvon était le meilleur ami du défunt. Ils se sont soutenus mutuellement dans cette épreuve. Comme la Paulette était réputée bonne connaisseuse de l'usage des plantes, ou des potions qu'elle pouvait en tirer, les gens ont très vite supposé que la mort du pauvre homme pouvait ne pas être naturelle... Yvon a eu beau la défendre contre ces accusations, ça c'est très vite retourné contre lui. Dans le meilleur des cas on disait qu'elle l'avait ensorcelé, au pire, qu'il était le mobile du crime supposé de la Paulette, ou même son complice. La Paulette a eu beau renoncer à l'héritage que lui laissait le Grand Paul (c'était le nom de son mari), comme preuve de son innocence, les rumeurs ont fini par avoir raison de ses nerfs. Lorsqu'elle est revenue de sa maison de repos, qui était plutôt un asile d'ailleurs, c'est là qu'elle s'est recluse dans les bois.
- Mais, la police ne l'a pas innocentée ?
- Si. Mais la rumeur a été la plus forte. Il restait toujours quelqu'un pour dire qu'il n'y avait pas de fumée sans feu... Le Yvon, lui, a mieux résisté. Il a continué à vivre au village mais il a continué à s'occuper d'elle. Il paraît qu'il allait la voir plusieurs fois par mois quand elle était internée.
- C'est horrible cette histoire ! Pauvre femme ! s'exclama Mirliton.
C'est avec soulagement qu'ils aperçurent la lumière des premiers lampadaires du village.
Ils déposèrent les noix, les noisettes et les poires dans le garage des Roulier.
Ils étalèrent les premières dans des cagettes en bois dont ils avaient garni le fond de papier journal et les rangèrent à proximité de la chaudière. Quant aux poires, elles furent stockées dans le cellier à une température plus fraîche.
Mirliton se montra peu encline à remonter chez elle. Elle n'avait pas pensé à aller allumer le chauffage, et elle risquait d'avoir bien froid. Et puis, seule dans sa grande maison, même avec la compagnie de Youpi, elle n'était pas très rassurée.
Elle fut grandement soulagée quand Martinou lui proposa de venir passer la nuit chez elle.
Ce que son amie n'aurait jamais avoué, c'est que son invitation n'était pas totalement désintéressée. Martinou craignait que cette nuit ne ramène une fois de plus le Colonel à la vie.

dimanche 19 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 2 (seconde partie)


Chacun s'était tu et regardait, tout en avançant, la maison inquiétante avec sa façade en bois grisâtre à moitié mangée par le lierre sur son pan gauche et ses tourelles.
Mirliton, qui voyait la masure pour la première fois, voulut s'arrêter pour la contempler tout à loisir, mais ses amis ne lui en laissèrent pas le temps et l'invitèrent à hâter le pas.
- Hè, pas si vite ! Attendez-moi ! leur cria-t-elle en sautillant après eux dans les grandes herbes séchées, car, dans cette partie, le sentier tendait à disparaître.
Quand elle revint à leur hauteur, elle les interrogea :
- Elle est abandonnée, cette maison, aujourd'hui ?
- Oui, répondit brièvement Martinou.
La jeune fille n'arrivait pas à croire que leur chef passe si vite à côté d'une exploration si excitante.
Le ciel s'assombrit, comme si la grande maison aux planches délavées et aux tourelles octogonales s'était soudain dressée sur ses fondations pour se pencher sur eux et les engloutir de son ombre oppressante.
Mirliton s'assura qu'elle n'avait pas bougé avant de se jeter dans le prochain sous-bois qui lui sembla plus rassurant que cette prairie morose. Bien sûr, la bâtisse n'avait pas bougé d'un pouce, mais il lui sembla que les larges fenêtres du premier étage, avec leur reflet blanc, figuraient deux immenses yeux révulsés.
- Je rêve ! Les M and P's qui ignorent une maison abandonnée et peut-être hantée ! Ça c'est trop fort ! Et en plus un mystère à la clé avec cette disparition du Colonel.
Ses trois amis, le manoir hors de vue, consentirent enfin à s'arrêter.
- T'as entendu ce qu'on t'a raconté ou pas ? s'assura Martinou, agacée par la remarque un peu moqueuse de Mirliton.
- Ben oui. Mais j'sais pas, d'habitude vous êtes emballés par le mystère et l'étrange... Et là : pfiout !
- Oui. Et toi, je te rappelle que tu es la première à te plaindre qu'on passe pas des vacances tranquilles et qu'on fourre notre nez là où il faudrait pas ! rappela Poucy, mi-amusée, mi-étonnée par cette inversion des rôles.
Mirliton fit une grimace de désolation.
- Je dois m'ennuyer...
- Il me semble qu'on est venus par ici pour les noix et les noisettes de toute façon, recadra Pirouly.
- Bon, ok. Mais cette maison m'intrigue. Dites m'en plus. Elle n'est quand même pas inhabitée depuis un siècle ?
Ils reprirent leur marche et Martinou se chargea de répondre :
- Cette maison semble porter malheur à ceux qui l'habitent. Elle est passée entre les mains de nombreux héritiers du Colonel, des héritiers plus ou moins éloignés qui ont tous connu une fin tragique. Le dernier couple à s'y être installé, c'était il y a vingt ans. Le mari a découvert un jour que sa femme avait jeté son dernier né au fond du puits. L'enquête a déterminé qu'elle en était à son cinquième déni de grossesse...
- Le déni de grossesse, c'est bien quand la femme ne se rend pas compte qu'elle est enceinte jusqu'au jour de l'accouchement ?
- Oui, Pirouly, c'est ça. Elle peut s'en rendre compte un peu avant,
des fois.
- Et qu'avait-elle fait des quatre autres bébés ? s'enquit Mirliton, décidément d'humeur morbide.
Martinou s'arrêta et montra les alentours. Elle eut peur de comprendre. Son regard erra sur les troncs blancs des peupliers et des bouleaux qui les cernaient. Des roseaux bordaient le chemin et dressaient leurs têtes marron jusqu'au fin fond du bois qui exhalait une brume épaisse et rampante.

La jeune parisienne frissonna et réajusta le col de son ciré.
- C'est ça le chemin de la tourbe ? On y est ?
- Oui, confirma Poucy, et tout ça c'est la tourbière.
Les arbres avaient disparu et, en contrebas du chemin, le marécage s'étendait maintenant, alternant des zones où les roseaux, les joncs, les laîches et les fougères s'épanouissaient, les zones plus rases, formées par des tapis de sphaîgne sauvage ou de canneberge, et les zones purement aquatiques où l'eau apparaissait franchement, souvent bordée d'andromède.
Alors qu'ils s'imaginaient la femme infanticide s'aventurer sur ce terrain marécageux chargée de son funeste paquet, un héron prit son envol de ce lourd mouvement d'ailes caractéristique de ces échassiers.
Mirliton réprima un cri d'effroi.
De petites poules d'eau leur coupèrent le chemin pour se réfugier dans l'eau qui affleurait aux pieds des roseaux.
L'odeur de la tourbière était acide et leur irritait le nez. C'était un mélange d'odeur de terre, d'eau croupie et de feuilles en décomposition. Heureusement, un rayon de soleil passager vint englober le marais et redonna du courage aux M and P's.
- Bon, vous avez raison ! Oublions ces histoires morbides, car ça va me saper le moral, se résigna Mirliton. Il est où votre noyer secret ? On est là pour ça, non ?
A un kilomètre au sud, le terrain redevint sec. Ils trouvèrent effectivement un magnifique noyer un peu en retrait du chemin. Son tronc épais et son maintien majestueux les laissèrent admiratifs. Il leur parut très accueillant avec ses larges branches à moitié dénudées, tel un Gargantua recevant ses amis pour festoyer.
Chacun des M and P's sortit son petit sac en tissu de sa poche et commença à ramasser les nombreuses noix tombées. L'arbre était généreux. Ils firent leur stock en vingt minutes de temps.
Ils se mirent ensuite à la recherche de noisetiers. Ils en trouvèrent qui donnaient de petites noisettes sauvages toutes rondes, puis d'autres qui, au milieu d'un feuillage pourpre, donnaient des noisettes en forme d'obus.
- Hummm, elles sont super bonnes celles-ci. Huileuses et fruitées ! se délecta Pirouly en cassant une de ces noisettes entre ses molaires.
Mirliton, plus soigneuse de sa dentition, ou plus délicate, en cassa une entre deux pierres trouvées au bord du chemin.
Poucy préféra manger des noix.
Emballés par le succès de leur récolte, ils décidèrent de ne pas s'arrêter là. En effet, Pirouly venait de leur signaler un poirier qui ployait sous ses fruits. Mais, pour y accéder, il fallait passer entre des fils barbelés. Le jeune garçon écarta les deux fils du milieu pour livrer le passage à ses amies, puis, se faufila à son tour dans le pré.
La cueillette des poires fut de courte durée.
Ils s'aperçurent que les gardiennes des lieux rappliquaient au trot, toutes cornes en avant. Mesdames les vaches avaient l'air bien décidé à ce qu'on ne touchât pas à leurs friandises préférées.
Les quatre amis ne surent comment ils échappèrent à la plus rapide des vaches normandes, mais ils revinrent le fond de culotte intact.

Le chemin du retour fut plus animé que l'aller. Encore excités de cette course poursuite, les M ans P's se racontaient la scène en boucle. C'était à celui qui avait été le plus héroïque.
Martinou pensait que c'était elle car elle les avait aperçues la première et avait donné l'alerte.
Poucy disait avoir sauvé la mise à Pirouly en lui ordonnant de lâcher les poires qu'il avait voulu ramasser in extremis mais qui ralentissaient sa course.
Pirouly se défendait en répliquant qu'il avait été tout de même le premier au barrage du pré, ce que, lui, trouvait glorieux, puisque cela lui avait permis d'écarter le barbelé pour faciliter la fuite des trois filles et leur permettre de se mettre en sécurité.
Quand ils passèrent devant la maison sur la colline, ils n'y prêtèrent pas attention, riant et chahutant, comparant leurs stocks de noix, de noisettes et de poires.
Mirliton se fit moquer d'elle car, n'ayant plus de place dans son sac, elle avait bourré ses poches de jogging et de ciré, ce qui lui donnait un aspect difforme des plus comiques.
C'est tout juste si Martinou aperçut la rangée de corbeaux qui s'étaient posés silencieusement tout le long de la clôture du jardin ayant appartenu au Colonel. D'autres, perchés sur l'abris et la margelle du puits, devant la maison, bougeaient de droite à gauche leur tête d'oiseau de malheur, comme agacés par ces enfants bruyants qui traversaient leur sanctuaire.
Mais le joyeux raffut de ses camarades et le plaisir de cette  cueillette avaient neutralisé momentanément l'angoisse que cette maison suscitait chez la jeune fille.
La prairie traversée, le sous bois les engloutit à nouveau, et la sinistre colline retrouva son silence pesant que même les noirs volatiles semblaient vouloir respecter.
Au bout de quelques mètres dans le sentier qui les ramenait dans le haut du village, Mirliton s'arrêta un instant et tendit son sac de noix à Pirouly.
- Tiens-moi ça. Je suis désolée, j'ai une envie pressante...
Elle monta le petit talus et disparut précipitamment dans les fourrées pour se faufiler entre les arbres resserrés.
- Qu'est-ce qui te prend ? Ne t'aventure pas trop loin, ce bois est épais ! eut tout juste le temps de lui crier Poucy.
Martinou et Pirouly pouffèrent de rire.
- On lui avait dit de pas manger trop de poires. Certaines sont encore un peu vertes, reprit Poucy à moitié désolée pour leur amie parisienne, mais amusée elle aussi.
Ils l'entendirent leur crier du bois :
- Faites du bruit pour que je vous retrouve. Et ça fera fuir les animaux aussi...
La jeune citadine avançait d'un pas pressant sur un tapis de feuilles mortes. Elle leva les yeux. Les branches des grands arbres qui l'entouraient étaient si enchevêtrées que, même sans leurs feuilles, elle eut du mal à distinguer le ciel. Son ventre ne cessait de faire des gargouillis. Il était urgent de trouver un buisson. Il n'y avait personne dans ce bois mais on ne savait jamais avec les chasseurs ou d’autres promeneurs...
Elle se faufila entre les hêtres, les érables et les charmes. De ci, de là, des cornouillers et des fusains tentaient de se faire une place entre les ronciers et les troncs d'arbres morts.
Mirliton avait beau se raisonner, depuis qu'elle avançait dans ce bois, elle avait l'impression d'être observée.
- Heureusement que je leur avais dit de faire du bruit, ronchonna-t-elle comme pour elle-même.
Effectivement, aucun son ne lui parvenait plus du sentier où elle avait abandonné ses amis. Même les branches qu'elle cassait sur son passage semblaient ne produire aucun bruit. Elle se demanda si elle n'était pas soudain devenue sourde.
Un pigeon s'envola qui la fit sursauter mais, au moins, la rassura sur ses capacités auditives.
Elle aperçut une grosse souche derrière laquelle elle pourrait se dissimuler. En s'y dirigeant, il lui sembla voir bouger quelque chose sur sa droite. Quand elle regarda dans cette direction, elle ne vit rien d'alarmant, si ce n'est la forme inquiétante d'un lierre pendant d'une branche, à quelques mètres de l'endroit où elle se trouvait.
Elle respira avec soulagement l'air pur de la nature environnante. Toucher les troncs moussus et humides était un régal pour cette citadine. Ce bois était vraiment sauvage. Ces histoires que ses amis lui avaient racontées au cours de leurs balades lui revinrent soudain à l'esprit. Du coup, quelque chose dans l'atmosphère environnante la rendit mal à l'aise.

De leur côté, Martinou, Poucy et Pirouly continuaient pourtant de parler activement et l'interpellaient régulièrement.
Mais l'entrée du bois leur renvoyait chaque son comme si elle n'en voulait pas.
- Attention aux sangliers ! cria Pirouly pour mettre la petoche à leur amie.
- Oh, arrête, Pirouly ! tu vas nous porter la poisse ! pesta Martinou.
- Tu connais l'histoire de l'ours qui prend l'écureuil pour du papier toilette ? reprit Pirouly en ignorant à moitié la remarque de Martinou, et histoire de détendre l'atmosphère.
Mais le feuillage immédiat demeurait infranchissable à sa voix. N'obtenant pas de réponse et prenant ça pour un consentement, le garçon raconta l'histoire drôle.
Si Martinou et Poucy furent hilares, du côté du bois, Mirliton ne manifestait toujours pas de réactions.
- Qu'est-ce qu'elle fiche ? s'inquièta Martinou au bout d'un moment.
Les trois amis se regardèrent soudain inquiets.
- Mirliton, ça va ? l'interpela Poucy.
- Tu veux qu'on t'amène un écureuil ? tenta toujours de plaisanter Pirouly.
Toujours pas de réponse.
Le silence, rien que le silence, anormal...
- On va voir, décida Martinou en grimpant le talus menant au bois.
A peine avait-elle prononcé ces mots qu'un cri strident surgit du bois.
Ni une, ni deux secondes suffirent aux trois adolescents pour se lancer à la rescousse de Mirliton, visiblement en danger.
- Mirliton ! Où es-tu ? Mirliton ! Réponds ! appela Poucy en ouvrant le passage à coups de sac de noix.
Pirouly, à côté, traversa un roncier comme un fox terrier lancé aux trousses d'un gros gibier.
Martinou, tout en courant, cria elle aussi :
- Tiens bon ! On arrive !
Vingt mètres plus loin, ils trouvèrent enfin la parisienne en fâcheuse position.
En voulant revenir vers le chemin de façon plus direct, elle avait dû contourner un obstacle, et s'était alors aventurée sur un terrain où le sol s'était dérobé sous ses pieds, lui arrachant le cri qui avait alerté ses amis.
Elle était maintenant les deux jambes enfoncées jusqu'à mi-cuisse dans une sorte de sable mouvant, en réalité un trou d'eau boueuse. Elle n'osait plus bouger car on lui avait toujours dit qu'il ne fallait pas se débattre dans ces cas là.
- Mais qu'est-ce que tu fiches là ?  T'avais besoin d'aller si loin ? la houspilla Martinou.
Mirliton répondit d'une petite voix toute penaude :
- Ben, je me serais méfiée dans la tourbière, mais vous m'aviez pas dit que c'était marécageux aussi par ici...
Poucy et Pirouly s'approchèrent le plus possible et lui tendirent chacun un bâton ramassé au sol. La prisonnière de la boue s'y agrippa et tenta de s'extirper de sa gangue de glaise. À chaque tentative, un bruit de succion se faisait entendre, provoquant un rire nerveux chez ses sauveteurs.
- C'est malin hein ! C'est pas drôle du tout ! protesta Mirliton en tirant les bâtons vers elle comme si elle voulait les entraîner dans son bain de boue pour leur donner une leçon.
Les bâtons finirent d'ailleurs par casser. Martinou vint leur prêter main forte. Elle choisit une autre technique en décrochant une liane d'un tronc d'arbre à proximité. Elle sermonna les deux moqueurs en tentant de les ramener à un peu plus de sérieux et de les mobiliser à nouveau. Elle fit passer la liane dans le dos de la malchanceuse et en fit passer chaque bout sous ses bras. Poucy et Pirouly s'emparèrent de chaque extrémité et durent tirer à eux leur amie.
- Ah ! Ah ! Oh ! Oh ! Eh ! Eh ! Non ! Non ! Oh, non ! se mit à crier Mirliton comme si quelque chose lui grignotait les doigts de pieds.
Ils paniquèrent tous les trois. En demandant de qui se passait, ils tirèrent de toutes leurs forces, Martinou se joignant aux efforts de Poucy.
Ils sentirent le corps de leur amie venir à eux et roulèrent tous sur le tapis de feuilles en tombant les uns sur les autres.
- Mais qu'est-ce qui t'a pris de brailler comme ça ? demanda vivement Poucy en écartant le bras de Pirouly qui lui barrait le visage.
Martinou se redressa et tira Mirliton encore un peu plus au sec. Gisant à plat ventre au milieu d'eux, des noix et des poires s'échappant de ses poches pleines, la jeune excentrique eut peine à retrouver ses esprits.
- T'as chopé des sangsues ou quoi ? interrogea Pirouly à son tour en secouant son blouson plein de feuilles mortes.
C'est quand ils furent tous debout que leur amie citadine roula enfin sur le dos, le visage tout empourpré. Ils comprirent enfin ce qui avait fait hurler leur amie. Elle était sortie de cette situation sans ses bottes fashions. Elle remua les orteils en affichant un air désolé. Ses chaussettes étaient vertes de boue.
Ses amis ne purent s'empêcher de rire.
- C'est pas drôle ! Ces bottes m'ont coûté un œil ! Et puis, je peux pas remonter comme ça au village... On a encore trois kilomètres à faire. J'y tiens à ces bottes !

Elle jeta un œil larmoyant aux deux empreintes laissées dans le trou de boue et qui tendaient à se refermer doucement.
- Pirouly, met vite un bout de bois pour qu'on repère l'emplacement. Il faut trouver quelque chose pour les sortir de là.
- On peut peut-être essayer avec ce bout de bois ?
- Non, on risque de les enfoncer davantage, s'opposa Martinou.
Déçu, il cassa en deux morceaux d'égale longueur, sur son genoux plié, le bout de bois. Il s'en servit pour marquer les deux endroits.
- Il faudrait une pelle, pleurnicha Mirliton.
Les trois filles regardèrent Pirouly...
- Ah, non ! Je ne retourne pas chez moi pour une pelle. Ça fait une trotte... Et puis vous allez m'attendre ici toutes seules ?
Chacun réfléchit.
- On pourrait aller voir du côté de la maison sur la colline... Dans les maisons abandonnées, y'a souvent de vieux outils restés dans les bâtiments. On trouvera peut-être une pelle... suggéra Poucy.
Un silence accueillit sa proposition. Les candidats à l'exploration ne se bousculaient pas.
Martinou, habituellement toujours partante, chercha sa tresse disparue, signe d'une très grande activité cérébrale chez elle. Il lui fallait trouver une autre solution.
Pirouly la regarda du coin de l'œil avec une pointe de déception mais aussi un soupçon de revanche. Aussi proposa-t-il avec une grande fierté :
- Moi ! Je veux bien y aller !
Martinou n'osa le regarder. Elle qui le charriait toujours sur sa couardise, s'en laissait imposer aujourd'hui.
Pirouly l'avait fait en partie pour ça. Aussi se rengorgea-t-il, assez content de son effet. Il estimait aussi qu'en tant que garçon de l'équipe, c'était désormais une obligation, un devoir pour lui.
- Bon ! Eh bien, ça se joue entre toi et moi ma Martinou... On tire à la courte paille ? soupira Poucy.
Mirliton ramassa deux petites branches de tailles différentes et les cala dans sa main de façon à mettre la partie visible à même hauteur. Puis, elle les présenta à Martinou. Celle-ci cligna des yeux, puis regroupa tout ce qui lui restait de courage pour choisir l'un des bouts de bois.
Poucy prit le morceau restant.
Quand elle compara son bout de bois avec celui de Martinou, elle soupira de soulagement.
- Allez, Martinou, c'est pas grave ! fit Pirouly, voyant la déception entamer le visage de son aînée. On a toujours fait bonne équipe, toi et moi ?
Mais les tentatives que faisait son ami d'enfance pour la rassurer n'eurent pas de prise sur l'angoisse qu'elle ressentait dès qu'il s'agissait de la maison du Colonel.
- Prends ça comme une thérapie, l'encouragea Poucy.
Puis voyant que cette remarque allait être mal prise, elle s'empressa d'ajouter :
- Vous avez une demi-heure avant que la nuit tombe. Faites vite !
Elle s'assit sur le talus avec Mirliton et les regarda s'éloigner.
- J'aimerais pas être à leur place... Cette maison me fiche les chocottes!
- Moi j'y serais bien allée, confia Mirliton d'un air faussement détaché.
- T'aurais dû proposer à Martinou de lui emprunter ses chaussures. Je suis sûre que ça l'aurait soulagée...
Mirliton fronça le nez et se demanda si, finalement, il ne valait pas mieux avoir les pieds trempés et attendre sagement là où elles étaient.



vendredi 17 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 2 (première partie)


Chapitre 2

Madame Roulier s'activait dans sa cuisine depuis une bonne demi-heure.
Après avoir fait le ménage dans les chambres, balayé la maison, elle avait entrepris de faire un gâteau à la crème de lait et au chocolat. Elle savait que les enfants adoraient ce gâteau fait avec la crème récupérée sur le lait bouilli. La recette le prévoyait nature, mais le moral de son fils et de ses amies était au plus bas en ce jour pluvieux. Elle comptait bien que ces quelques cuillerées de chocolat en poudre, ajoutées à leur gâteau préféré, ne seraient pas de trop pour leur redonner le sourire.
En parallèle, elle veillait soigneusement à son bœuf mironton qui mijotait sur un lit d'oignons déjà joliment dorés.
Cette femme, habituellement douce et calme, faisait preuve d'une énergie débordante lorsqu'elle s'occupait de sa maison et des repas familiaux. Gare à celui qui venait sur son territoire dans ces moments là. Il avait tôt fait de se prendre un coup de cuillère sur les doigts, ou un coup de louche sur les fesses.
Aussi, avait-elle envoyé Martinou, Poucy et Pirouly jouer dans la pièce d'à côté. Entre les bruits de fouet sur son saladier et les bouillonnements de son mironton, elle entendait quelques protestations de loin en loin. Il s'agissait d'un jeu avec parcours et billets de banque, et les comptes semblaient souvent contestés.
Cet après-midi, elle s'attaquerait à sa couture. Elle avait quelques ourlets à faire, des braguettes à remplacer, des chaussettes à repriser et des boutons à recoudre.
La pluie battait les carreaux de la cuisine.
Elle se dit qu'il faisait bon être à l'intérieur, bien au sec et au calme. Son caractère s'accordait bien avec cette ambiance feutrée, caractéristique de l'automne.

Il en allait autrement pour les trois amis réunis autour de la table de la salle à manger, peu habitués qu'ils étaient à demeurer enfermés. Ils étaient tous les trois penchés à la lumière jaunâtre du plafonnier sur un jeu de société avec salaires de pacotille à la clé. Quelques mariages, accidents et huissiers ralentissaient la course des participants et perturbaient les comptes.
Pirouly était bon dernier et commençait à s'agacer.
Ce n'était pas tant de perdre qui le contrariait, mais c'était surtout de voir toujours Martinou grande gagnante. Ce fait systématique avait quelque chose de suspect à ses yeux. Il en venait à se préoccuper davantage des moindres faits et gestes de son amie que de sa propre stratégie. Surtout quand celle-ci manipulait les billets de banque.
L'ayant remarqué, Martinou finit par lui mettre les billets sous le nez pour qu'il recompte avec elle.
- Ça va ? Le compte est bon ? demanda-t-elle avec quelque impatience.
- Moui. Hon,hon ! ronchonna Pirouly.
Poucy s'amusait à les observer. Aussi mauvais caractère l'un que l'autre, se disait-elle.
Ces dernières années, le caractère du jeune garçon tendant à s'affirmer, il y avait eu quelques heurts entre les deux.
Martinou continuait à couver son camarade comme un cadet et, surtout, tentait de le mener par le bout du nez comme auparavant. Or, l'orgueil masculin du jeune garçon s'était éveillé en même temps qu'un duvet de plus en plus foncé recouvrait ses joues.
Le pauvre tentait déjà de s'affranchir d'une mère protectrice. Il supportait mal d'avoir à faire double front.
Si Poucy l'avait bien compris, Martinou avait plus de mal à s'y faire et tombait parfois dans le piège de l'autoritarisme.
Ce qu'elle ne savait ni l'une, ni l'autre, c'est que, depuis trois ans qu'il était au collège, Pirouly avait eu beaucoup de difficultés d'intégration. Son caractère mature et sa sensibilité lui avaient mis à dos tous les gros durs de sa classe qui faisaient une tête de plus que lui.
Cela avait été un combat de tous les instants pour ne pas devenir leur tête de turc. Comble de ses défauts, il était bon élève et la coqueluche de toutes les jolies filles. Alors les gars le lui faisaient payer. Croche-pieds dans les rangs, cible dans les buts en sport, servi le dernier à la cantine, affaires vandalisées ou cachées... Un jour, il avait dû aller chercher sa trousse au fond de la cuvette des toilettes.
Le seul endroit où il était en sécurité au collège, c'était le Centre de Documentations et d'Informations. Là, il n'y croisait pas ses ennemis qui, bien souvent, ne savaient même pas dans quel sens se tenait un livre.
Par fierté, il avait choisi de ne rien dire. Mais, peu à peu, ces humiliations quotidiennes avaient fini par le rendre méfiant des autres. Il était sur la défensive.
Même avec ses amies, il lui arrivait maintenant d'avoir des sautes d'humeur, même s'il savait qu'elles n'y étaient pour rien.

La semaine passée, sa patience et sa résolution de ne pas céder à la violence avaient volé en éclats. Un certain Patrice avait poussé la provocation un peu trop loin et Pirouly avait fini par lui sauter dessus. S'était ensuivie une bagarre au corps à corps dont aucun des deux n'était sorti vainqueur. Pas un de leurs camarades n'était intervenu ! Au contraire ! Tout le monde s'était massé autour des deux combattants et avaient commencé, soit à les encourager, soit à lancer des paris. Entre deux coups de poings, c'est peut-être ce qui avait le plus choqué le sensible Pirouly : l'humanité de l'individu qui s'efface devant l'animalité du groupe.
Heureusement, l'attroupement peu discret avait attiré les surveillants et le fameux Patrice et lui s'étaient retrouvés dans le bureau du Proviseur. Verdict : quatre heures de colle à effectuer ensemble.
Pirouly avait encore cette histoire sur l'estomac (et un peu sur le nez aussi) et, bien qu'en vacances depuis la veille, il appréhendait déjà le retour au collège.
Poucy lança les dés, puis avança son pion. Rien de passionnant pour elle. Elle gagnait dans cette case un séjour chez mémé.
Pendant que Pirouly jouait à son tour, Martinou se leva pour écarter les rideaux de la porte fenêtre, essuya la buée des carreaux et tenta d'apercevoir le dehors.
Une pluie torrentielle continuait de tomber. La rue en pente ressemblait à la surface d'une rivière. Un nid de poule devant le portail de la rue faisait un tourbillon sur lequel quelques feuilles mortes venaient tourner avant d'être emportées avec de petits cailloux en aval. Les grosses gouttes qui tombaient sur le balcon formaient une écume blanchâtre sur le ciment gris souris.
- Eh bien ! J'espère qu'on ne va pas avoir ce temps durant toutes nos vacances. Ça va être galère sinon, commenta Martinou avant de revenir à la table de jeu.
Elle lança les dés après avoir regardé où s'était déplacé Pirouly.
- En tout cas, t'es tranquille Pirou. C'est pas par ce temps que ta copine va venir t'attendre devant chez toi, le titilla Poucy en le regardant en coin, un léger sourire aux lèvres.
- Lâche-moi avec ça, c'est pas ma copine je vous ai dit.
Martinou fit un clin d'œil à Poucy.
Depuis la rentrée, Pirouly était poursuivi par les assiduités d'une toute nouvelle barrésoise. Elle s'appelait Quorratulaine Hamplot. Elle était la fille d'un riche industriel d'origine indienne qui semblait vouloir offrir à sa famille un cadre de vie un peu plus serein que celui qu'offraient les grandes métropoles dans lesquelles ils avaient vécu jusqu'ici.

Ils avaient acheté la villa d'une des premières femmes aviatrice décédée l'année précédente dans sa quatre vingtième année. Cette aviatrice à la retraite avait aussi une grande ménagerie que les Hamplot avaient également rachetée, pensant qu'elle distrairait leurs deux filles. Ainsi Quorratulaine et sa sœur Zarafa se vantaient d'avoir deux chevaux, trois poneys, une chèvre, deux paons, une vache et deux bisons.
Elles avaient proposé plus d'une fois au jeune homme de venir leur rendre visite. Il avait jusqu'ici toujours trouvé une bonne excuse pour décliner l'invitation.
Tous les matins, dans le bus les menant au collège, les sœurs Hamplot et leurs amies Houalala Djémal et Mandy Bulle, lui retenaient une place au milieu d'elles tout au fond, sur la rangée de six sièges. Elles riaient bruyamment à tout ce qu'il disait, même quand ça n'était pas drôle.
Cette fréquentation n'arrangeait pas ses affaires. Le quatuor de jeunes filles indiennes étaient pour le moins méprisé par nombre des collégiens, d'une part à cause de leur origine étrangère, d'autre part à cause de l'originalité de leur tenue qui, sans être des tenues traditionnelles, y faisaient largement référence par leur coupe et les broderies qui les ornaient. Les unes et les autres s'obstinaient à porter de petits chaussons perlés, malgré les intempéries de ces derniers jours.
Quorratulaine avait le haut de son oreille droite percée à trois endroits et ornait ses cheveux noirs de jais de filaments argentés, quand sa sœur affichait des ongles décorés de signes étranges sur fond blanc. Leurs deux comparses avaient chacune une pierre brillante au creux de la narine gauche.
Ce qui ne facilitait pas non plus le rapprochement avec leurs camarades, c'était aussi le fait que les quatre amies de même origine semblaient fonctionner en cercle fermé et etaient bien décidées à ne faire aucun effort pour en sortir. Il faut dire que la minauderie et la préciosité dont chacune faisait preuve achevaient de les mettre au ban de la vie collégienne.
Si certains enviaient Pirouly de cette apparente intimité, lui s'en serait bien passé. Il les trouvait pour le moins ennuyeuses et superficielles.
Quorratulaine se comportait en véritable tyran avec sa petite sœur comme avec Houalala et Mandy. Lorsqu'il s'en était étonné franchement auprès d'elle, elle lui avait répondu avec un naturel déconcertant que sa sœur cadette lui devait le respect et que les deux autres n'étaient, après tout, que les filles des employés de son père. Cette réponse avait laissé sans voix le jeune garçon.
Il avouait bien, pourtant, que Quorratulaine était une beauté exotique parfaite, mais ce qu'il avait découvert de son tempérament la lui rendait parfaitement moche et antipathique.
Bien qu'il lui montra très rapidement des signes d'indifférence, la jeune fille d'origine indienne avait commencé à lui faire de petits cadeaux. Ainsi il avait reçu dans son casier au collège ou dans sa boite à lettres, un livre sur l'Inde et sa culture, un pendentif avec l'œil de Shiva, un pendule argenté et un livret sur les bienfaits de la méditation. Puis, ce mardi et ce jeudi, elle était venue sonner chez les Roulier et avait demandé à le voir à Mme Roulier qui l'avait accueillie. Pirouly avait fait répondre à sa mère qu'il était occupé à ses devoirs. Mais la seconde fois, elle avait entrepris d'attendre qu'il eut fini en s'asseyant sur le muret du jardin.
Cette fixation qu'elle faisait sur lui commençait à le mettre très mal à l'aise.
- Tu devrais te méfier Pirou... Un jour tu vas retrouver tes cochons d'Inde dans la friteuse ! C'est comme ça que ça finit les relations passionnelles ! l'avertit Martinou en faisant allusion à un classique du cinéma de suspens dans lequel un homme adultère est harcelé par son ex maîtresse éconduite qui finit par s'en prendre à sa famille.
Pirouly finit par sourire en haussant les épaules. Ces choses de l'amour lui étaient encore étrangères. Il lui semblait que cela le tirait peu à peu vers le monde des adultes, et il résistait encore. Ses camarades, deux ans plus âgées, s'étaient déjà aventurées sur les chemins du flirt, et cela avait commencé à creuser un léger fossé entre elles et lui, ce qui le laissait perplexe.
Tout allait soudain trop vite. Il savait que les choses allaient changer et son inquiétude grandissait. Il aurait tant aimer que tout reste comme avant.
Il avait croisé le petit ami de Martinou et cette situation lui avait semblé très étrange. Ce garçon qu'elle ne connaissait pas quelques mois plus tôt bénéficiait d'une proximité et d'une complicité avec elle qui semblait dépasser l'entente que lui, Pirouly, avait toujours eu avec son amie. Pour la première fois, il passait au second plan. Il avait alors l'impression d'une mise à distance alors que ce n'était qu'un changement de perspective provoquée par la comparaison des deux relations.
C'est, en tout cas, ce que Martinou avait tenté de lui expliquer par un laconique : "Mais toi, c'est pas pareil ! T'es comme mon petit frère !".
Commentaire qui l'avait à la fois rassuré et vexé.
Ce statut de petit frère était-il plus enviable ?
Peut-être trouverait-il une fille qui le verrait autrement, après tout...
N'était-ce pas cette autre chose que voyait en lui la jeune Quorratulaine ?
Il fallait qu'il fasse le point sur tout cela mais il avait, avant tout, d'autres soucis à régler.
Martinou avait seize ans maintenant. Ses tresses avaient disparu au profit d'une coiffure déliée. De petites mèches de différentes longueurs tombaient sur son front et ses joues et couraient en dégradé jusqu'à ses épaules. Ses yeux vifs brillaient encore davantage depuis qu'elle passait ses cils au mascara et les soulignait d'un trait de crayon noir. Même si sa poitrine n'avait pas pris la même ampleur que celle de ses copines Poucy et Mirliton, les formes de l'adolescence ne l'avaient pas épargnée.
Martinou leur fit soudain signe de se retourner :
- Il y a quelqu'un sur le balcon !

En effet, une silhouette sombre se dessinait à travers la buée formée sur les carreaux.
- Tu crois que c'est Quorra ? demanda Pirouly un peu anxieux et prêt à se cacher.
Poucy se leva pour écarter le rideau. La personne au dehors frappa vivement le carreau en plaquant son visage dessus. Alors Poucy s'empressa d'ouvrir à l'invité surprise.
Ils poussèrent tous les trois un "oh" d'exclamation en se regroupant devant l'entrée.
Mirliton se tenait là, devant eux, toute ruisselante, ses cheveux d'une drôle de couleur aplatis jusqu'aux épaules. Son maquillage s'était dilué sur ses joues laissant des traces noirâtres qui semblaient couler de ses mèches de même couleur. Ses lunettes embuées laissaient deviner de petits yeux égarés. La jeune fille serrait son cabas blanc à pois contre son blaser rose dont le cuir avait souffert. Avait-elle froid ou cherchait-elle à dissimuler la transparence de son caraco blanc trempé ? Sa jupe à volants jaunes et blancs gouttait sur ses Rangers rouges. Ses collants à pois rose étaient tachés de boue jusqu'aux genoux.
- Mais poussez-vous donc ! Laissez-la entrer enfin ! intervint Madame Roulier qui arrivait dans leur dos pour accueillir son visiteur.
Ils revinrent de leur stupéfaction et s'écartèrent pour laisser le passage à leur amie parisienne. Ils eurent un sourire amusé en voyant la valise ambulance qu'elle dissimulait jusque là derrière elle. Ils se dirent qu'elle avait une conception étrange de l'expression "faire sa valise".
En effet, des morceaux de vêtements dépassaient de tous les côtés. Avec ses deux gyrophares bleus, cette valise ressemblait à un grand monstre aux yeux scintillants, mangeur de vêtements colorés.
- Entre donc ma fille, tu vas attraper la mort en restant sous cette pluie glaciale, l'invita la maman de Pirouly.
Au même instant, Youpi, qui avait fait un tour de jardin, se présenta et tenta de se faufiler aux côtés de sa maîtresse dans la salle à manger. Il était dans un aussi mauvais état que Mirliton.
- Non, non ! Reste là, toi ! Va coucher ! lui ordonna Madame Roulier en tirant Mirliton complètement ramollie vers l'intérieur pour claquer la porte au museau du labrador.
Youpi resta donc sous la pluie.
- Pirouly, va chercher une serviette de bain et un peignoir. Les filles, restez pas planter là, aidez Mirliton à se débarrasser de ses affaires mouillées ! Je descends au garage pour ouvrir à Youpi, qu'il se mette à l'abri et sèche un peu... Je remonte vite pour te faire une bonne tisane ma chérie.
Elle gratifia son invitée d'une caresse au menton avant de disparaître pendant que chacun s'exécutait.
Mirliton, touchée par cet accueil et l'empressement de ses amies autour d'elle, et la pression de la matinée retombant, se mit à pleurnicher et à hoqueter.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ? T'es venue à pieds de la gare ? Tu pouvais pas appeler ? L'un de nos parents serait allé te chercher... C'est pas ce qui était prévu d'ailleurs ?
Mirliton redoubla de sanglots à l'écoute de ce sermon qui ne s'en voulait pas un.
Poucy jeta un œil de reproche à Martinou tout en l'aidant à extirper la citadine de son blouson en cuir rose.
Martinou fit une mine désolée.
- Ben ton cuir, il a pris un sale coup ! ne put s'empêcher de constater Poucy en le déposant sur le dos d'une chaise.
Mirliton redoubla de pleurs.
Ce fut au tour de Martinou de lancer un regard de reproche à Poucy.
- Chuuutttt ! Calme-toi et raconte-nous, reprit cette dernière, embarrassée d'avoir augmenté son chagrin.
Pirouly revint avec une grande serviette de bain et un peignoir éponge.
Les filles lui retirèrent ses lunettes et lui frictionnèrent la tête avec la serviette.
Mirliton sortit de là-dessous toute ébouriffée.
- C'est sympa cette couleur que tu t'es faite. T'arrives toujours à nous étonner, la félicita Martinou en lui pinçant la joue.
- Oui, elle a raison, confirma Poucy en passant ses mains sur les mèches bicolores.
La petite parisienne parvint enfin à esquisser un sourire.
- Alors, est-ce que tu vas nous raconter ? s'impatienta Pirouly en l'attirant sur le canapé, côté salon.
- Oui, et débarrasse-toi de tes fringues, je vais les mettre à sécher, lui demanda Martinou.
Mirliton enfila le peignoir que Poucy lui tendait, se tortilla dessous pour enlever ses vêtements, puis les tendit à son amie qui les avait réclamés.

C'est seulement alors qu'elle se laissa aller dans le canapé entre Poucy et Pirouly. Martinou, elle, prit un des fauteuils qui leur faisaient face.
Elle entama alors le récit de sa mésaventure de la matinée. Elle fut seulement interrompue par Madame Roulier qui vint déposer entre ses mains une infusion de thym, censée prévenir tout état grippal. Elle en profita pour l'informer que Youpi était couché au sous-sol près de la chaudière avec une bonne assiette des restes de la veille. La jeune citadine la remercia chaleureusement et, ne voulant pas alerter son hôtesse, attendit que celle-ci eut remis une buche dans le poêle et soit sortie de la pièce pour poursuivre.
Lorsqu'elle eut finit de leur relater son histoire, ses camarades y allèrent de leurs commentaires et questions :
- Eh bien, pour une fois, c'est toi qui amène l'aventure à nous.
- Tu as du avoir une trouille pas possible ?!
- Tu as une idée de la maison vers laquelle il s'est dirigée ?
- Un pistolet ? Cet homme est dangereux. Je me demande bien ce qu'il vient faire à Barroy...
- T'es sûre que vos poursuivants étaient pas de la police ?
Mirliton, le nez plongé dans son mug, regardait ses camarades et se contentait de remuer la tête, une fois à l'affirmative, une fois à la négative, ou bien levait les yeux au ciel.
Maintenant qu'elle était en sécurité, un petit frisson de plaisir lui parcourut le dos. Elle ne savait pas trop si c'était du au feu de bois, à la tisane, ou à l'excitation de ses amis. Peut-être était-ce tout simplement le plaisir d'être au centre de leur intérêt et de se sentir soudain importante.
La voyant silencieuse, Martinou intervint :
- Bon, repose-toi et essaye d'oublier ce type pour l'instant. Si on le croise, fais-moi confiance, j'irai lui dire un ou deux mots... Dans un petit village comme Barroy, on va vite savoir où il a atterri.
Mirliton la remercia, déposa son mug sur la table du salon et se renfonça dans le canapé.
- Quoi de neuf pour vous, sinon ? demanda-t-elle en jetant un regard circulaire.
Tandis que chacun lui racontait sa rentrée, elle les observa à tour de rôle. Comme ils avaient tous changé !
Martinou semblait un peu plus rêveuse. Ses tresses disparues, son côté volontaire et sa franchise semblaient plus affirmés dans la maturité. Le jeune Anthony qu'elle avait rencontré lors d'une partie de pêche à la truite n'y était sûrement pas pour rien. C'est sûrement pour lui qu'elle se faisait maintenant les yeux.
Poucy, elle, avait pris des épaules. Était-ce lié à la natation à laquelle elle s'était mise activement depuis deux ans ?
Ses boucles raccourcies faisaient davantage ressortir sa carrure athlétique. Ses boucles d'oreille à la gitane atténuaient un peu son aspect garçon manqué. Son front, naturellement ombrageux, était toujours là, trahissant son côté soupe au lait et têtu. Elle portait un ensemble jogging vert et blanc dont le gilet ouvrait sur un tee-shirt blanc à col en v.
Elle posa les yeux sur Pirouly. Ce fut pour lui qu'elle s'inquièta le plus. Sans avoir trop grandi, il avait en revanche maigri, lui qui n'était déjà pas très gros. Il lui fit penser à ces scies musicales qui ployaient sous un archet. Son visage, habituellement si frais et naïf, était comme recouvert d'un voile d'inquiétude et d'amertume qui lui faisait grise mine. A moins que cette impression ne soit provoquée par le fin duvet qui recouvrait difficilement ses joues émaciées ? Du coup, elle trouvait que sa fragilité et son androgynie s'étaient accentuées. Il était là sans être là. Il avait toujours été discret mais tout en participant. Aujourd'hui il s'effaçait presque et décrochait régulièrement de la conversation. Il avait l'air sur le qui-vive, comme inquiet.
Madame Roulier interrompit ces bavardes retrouvailles :
- Mirliton, si tu peux descendre maîtriser Youpi. Il refuse de laisser entrer mon mari dans le garage. Je crois qu'il ne l'a pas reconnu...
Le fait que Youpi lui ait montré les crocs alors qu'il rentrait chez lui pour la pause déjeuner, n'avait pas mis Monsieur Roulier dans les meilleures dispositions. Aussi se montra-t-il maussade tout au long du repas, ronchonnant au babillage constant de ces adolescents pleins d'énergie.
Une fois le bœuf mironton et le gâteau au lait engloutis, la maîtresse de maison conseilla à son fils et ses amies de profiter de la jolie éclaircie du ciel pour aller prendre l'air. Elle savait qu'ainsi son mari pourrait faire sa sieste sans craindre d'être réveillé en sursaut, ce qui le mettait toujours en fureur. Tout incident diplomatique serait évité.
A Mirliton qui insistait pour l'aider à faire la vaisselle, elle répondit :
- Ne t'inquiète pas, je m'en occupe. Je vais la faire tranquillement pendant que mon café coule. Allez vous aérer tant qu'il ne pleut pas.
Trop heureux de pouvoir échapper à cette corvée, aucun n'insista réellement. Ils enfilèrent leur ciré et sortirent sans demander leur reste.
- Tu devrais laisser Youpi, car depuis l'ouverture de la chasse il faut promener son chien en laisse. Évitez de rentrer dans les bois. Restez sur les chemins, leur conseilla la maman de Pirouly avant de refermer la porte derrière eux.
Le pauvre Youpi, resté dans la propriété des Roulier, les regarda s'éloigner en passant son museau entre les barreaux de la grille.
- Regarde comme il a l'air malheureux. Tu devrais prendre sa laisse.
- Dans cinq minutes il aura oublié qu'on est partis sans lui. Il va aller taquiner les lapins de ton père. Et puis si je veux ramasser des noix et des noisettes pour Dusty et Jason, ça va pas être pratique d'avoir Youpi en laisse, se justifia l'indigne maîtresse.
Celle-ci s'était changée et avait opté pour une tenue plus pratique pour une promenade campagnarde. La seule petite touche excentrique qu'elle s'était autorisée était ses bottes en caoutchouc à fleurs multicolores.
- On en a déjà pas mal récoltées, l'informa Martinou. Si tu veux on t'en donnera... Les écureuils ont sûrement ramassé les dernières tombées.
- Ça coûte rien d'aller voir, soutint Poucy.
- Oui, moi je connais un coin qui est pas trop exploré. J'y vais avec mon père quand je l'accompagne aux champignons. Après le chemin de la tourbe, il y a deux énormes noyers à l'entrée du bois, les informa Pirouly en traînant ses pieds dans une flaque d'eau où le soleil jouait de ses timides rayons.
- Allons-y alors, céda Martinou.
Le temps était plutôt doux et agréable malgré les nuages gris qui roulaient les uns sur les autres et obscurcissaient régulièrement le soleil d'automne. La luminosité était jaunâtre. Quelques touffes d'herbe verte subsistaient au milieu de grandes herbes séchées.

Ils longèrent d'abord un pré bordé d'un vieux mur en pierre dont certaines portions s'étaient affaissées, puis, ils bifurquèrent au carrefour de la Croix Rouge pour emprunter la route du hameau des Groux. Ils passèrent sous des marronniers et rentrèrent la tête dans les épaules, s'attendant à tout instant à ce que l'un de ces arbres libère de sa coque verte et brunâtre son fruit dur et brillant. Quelques impacts se firent entendre autour d'eux sur le bitume tâché par les fruits écrasés, mais ils quittèrent la route du hameau sains et saufs pour filer à main gauche par un sentier en pente abrupte sentant bon les feuilles mortes et l’humus. Ce petit chemin enlaçait le flanc ouest de la roche barrésoise.
- Regardez comme c'est magnifique ce paysage ! Tous ces arbres aux couleurs si différentes !
Mirliton balaya de la main les prés et les bois alentours dont le feuillage rosissait ou jaunissait selon l'espèce des arbres mais aussi selon leur exposition. Certains étaient déjà entièrement nus, et offraient des trouées plus ou moins importantes dans ces larges bandes boisées.
Les trois autres sourirent. Grâce à leur amie citadine, ils se sensibilisaient à nouveau à ce qu'ils avaient sous les yeux au quotidien, magie de la nature à laquelle ils finissaient, sinon, par ne plus porter attention.
De grands oiseaux noirs volaient au-dessus de cette scène, complétant l'ambiance automnale. L'oreille affûtée des petits campagnards distinguait le cri des corbeaux de celui des corneilles, ponctué parfois par le jacassement d'une pie perturbatrice.
- C'est étonnant, depuis qu'on se connaît, vous ne m'avez jamais emmenée dans ces bois, s'étonna Mirliton en prenant garde à ne pas érafler son ciré au contact des ronces qui bordaient le chemin étroit.
Les trois barrésois s'entre-regardèrent.
Martinou expliqua, une certaine gêne dans la voix :
- C'est que ce coin n'est pas très joyeux... Et puis, après le chemin de la tourbe, c'est marécageux. Il n'y a pas grand chose à voir, sauf à y attraper des maladies... L'été, c'est truffé de moustiques. Et l'hiver, c'est brumeux.
Poucy et Pirouly affichèrent un sourire un peu narquois.
- Quoi, c'est vrai ! Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Ce que Martinou ne te dit pas, c'est que cet endroit lui fiche la trouille comme aucun autre endroit...
Mirliton, mains dans les poches, se tourna vers Martinou en inclinant la tête, intriguée par ce que venait de dire Pirouly. Quoi ? La vaillante Martinou, chef d'équipe et courageuse aventurière, avait peur ?
- N'importe quoi ! Je trouve juste l'endroit malsain, c'est tout ! Y'a des mauvaises "vaïbs", protesta Martinou en accentuant la sonorité british de l'expression. Tu vas voir Mirliton, je suis sûre que tu vas pas aimer non plus...
- Elle ne te parle pas des cauchemars qu'elle fait sur le Colonel, chuchota Pirouly à l'oreille de la petite curieuse, mais pas suffisamment bas cependant pour que l'intéressée ne l'entende pas.
Martinou le foudroya du regard.
- J'ai fait ce cauchemar deux fois... Et encore... J'étais petite, se justifia-t-elle en haussant les épaules.
- Taratata ! A chaque fois, il t'a tellement impressionnée que tu voulais plus sortir de chez toi durant plusieurs jours, renchérit Pirouly. Et tu l'as fait trois fois, dont l'une il y a quelques mois.
- Mais c'est qui ce Colonel qui t'a fait flipper ? interrogea Mirliton retenant une branche pour Pirouly qui arrivait après elle.
Poucy se retourna pour lui expliquer :
- Il y a plusieurs histoires sinistres à propos de cette zone de Barroy. La plus connue concerne la maison sur la colline. Tu vas l'apercevoir, là, au bout de ce sentier. C'est l'ancien manoir du Colonel Whereasy. C'est un anglais qui vivait ici à la fin du dix neuvième siècle après avoir fait l'essentiel de sa carrière militaire aux Indes. Quand il a été en retraite, plutôt que de retourner en Angleterre, il s'est installé en France et a acheté ce terrain à l'écart du village pour faire construire cette grande maison de style victorien, tout en bois. Sa femme, apparemment, s'y ennuyait à mourir et le laissait y vivre seul avec quelques domestiques une bonne partie de l'année, préférant les salons Londoniens plus lumineux et vivants. Un jour d'octobre 1898, il a étrangement disparu. Le lendemain, on a retrouvé des traces de lutte dans le salon, sa pipe, son monocle brisé et un morceau de sa chemise arrachée et ensanglantée. Ses domestiques, à qui il avait donné congé ce soir là, n'ont rien vu, rien entendu.
- Et il a été retrouvé ensuite ? demanda Mirliton, attentive au récit de sa camarade.
- Non, justement, jamais ! Enlèvement ? Assassinat ? Disparition volontaire ? Toutes les hypothèses ont été évoquées. Les gendarmes ont cherché partout : les puits, les bois, la rivière... Jusqu'en Inde où on a cru qu'il était reparti par nostalgie.
- C'est donc un mystère qui n'a jamais été résolu ? en conclut Mirliton.
- C'est sûrement pour ça que Martinou fait ce cauchemar régulier dans lequel elle frappe à la porte du manoir et où le fantôme du Colonel vient lui ouvrir la porte, précisa Pirouly qui, malgré ses bottes, glissa sur une partie terreuse du chemin.

Martinou devant eux, fit volte-face :
- Non ! C'est pas juste Pirouly ! Raconté comme ça, tu me fais passer pour une fille impressionnable et hystérique. Dans mon rêve je vais frapper à la porte du manoir et c'est le corps putréfié du Colonel qui vient m'ouvrir. Il me dit d'une voix caverneuse : "Cela fait longtemps que je t'attends petite." Et quand je lui sers la main pour le saluer, c'est son bras tout entier qui se décroche et tombe à mes pieds. Des milliers de mouches se mettent alors à virevolter autour de moi.
Elle fit une pause après avoir débité son histoire d'une traite, puis, les yeux exorbités et un sourire inquiétant sur les lèvres, se pencha vers Mirliton :
- Alors ? Effrayant, non ?
Mirliton fut forcée de reconnaître que la version de Pirouly ne donnait pas toute la mesure du cauchemar récurrent de leur chef de groupe. Raconté ainsi, le traumatisme de ce cauchemar était plus compréhensible.
Pirouly s'abstint d'en rajouter. Il avait lui-même eu ce type de mauvais rêve persistant. Il se dirigeait, en pleine nuit, à la lumière de sa lampe torche, vers la cave de sa maison et voyait en sortir un inquiétant valet de pique au visage belliqueux, tenant une lance acérée en main et qui, de l'autre, tentait de l'attirer à sa suite dans l'obscurité. Si dans son cauchemar les cris qu'il poussait ne généraient aucun son, ses cris dans le réel auraient suffi à ameuter tout le quartier si ses parents ne le réveillaient à chaque fois pour lui apprendre que c'était un vilain cauchemar.
Durant cet échange, le sentier leur avait fait traverser un bois épais et sombre. Ils furent heureux d'apercevoir à quelques mètres l'orée de ce bois.
Ils débouchèrent sur un paysage dégagé aux doux reliefs. On aurait pu croire qu'une taupe géante avait habité ici il y avait longtemps. Au milieu de ce paysage de prairies vallonnées, une colline plus haute que les autres était couronnée par une étrange bâtisse.
C'était le fameux manoir du Colonel.