vendredi 3 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 3 (seconde partie)

Poucy et Pirouly faillirent intervenir, mais Martinou les rassura d'un signe. Puis, elle s'adressa à Théodore Gazpouel :
- Je vous accorde cette danse Mr Théodore, mais j'aimerais avoir affaire au Sergent gentleman... Au rapport officier !
Son ton avait été celui du commandement.
Aussitôt, le Sergent Gazpouel de la deuxième division étrangère des parachutistes surgit de dessous la tignasse de l'anachorète. Il dégagea ses cheveux en arrière, redressa le menton et le nez, bomba un torse brillant de toutes ses médailles, et porta la main à son front pour un salut des plus réglementaires, jambes serrées et pieds joints.
Comme Martinou lui souriait, satisfaite de le voir reprendre un peu de dignité, il lui tendit la main. Celle-ci accepta et entama avec lui un slow des Carpenter. Du même coup, la pression retomba chez ses amis qui purent relâcher leur attention.
- Merci de m'accorder cette danse chère enfant, murmura le para en admirant sa cavalière avec un brin d'émotion.
Martinou fut étonnée d'entendre l'élocution soudain si sobre de l'homme.
- Mais c'est avec plaisir Mr Théodore... Tant que vous restez sage et poli.
Elle aperçut par-dessus l'épaule de son cavalier  les deux oiseaux noirs qui tournaient l'un autour de l'autre sur le sommet du mur, comme s'ils voulaient imiter la danse des humains. Elle eut l'impression qu'ils se moquaient d'elle.
Sans savoir si c'était ce qu'elle venait de dire ou si c'était ce spectacle des volatiles qui l'avait provoqué, elle entendit le para rire de façon sarcastique.
- Vous me rappelez une jolie dame que j'ai rencontrée au Liban, brune comme vous, de grands yeux noirs comme vous. Elle sentait bon le patchouli...
Ils tournèrent lentement au rythme de la musique. Martinou inclina son visage de côté, autant par convenance que pour éviter l'haleine alcoolisée de son cavalier.
- C'était votre fiancée ?
- Ça aurait pu...
- Elle n'était pas libre ?
- Oh, si...
- Vous n'avez pas osé ?
- Oh, si...
- Alors, ça n'a pas marché ?
- Elle a été lapidée sous mes yeux, son joli visage réduit en bouilli, ses petits pieds, ses si jolis petits pieds, broyés...
Martinou pâlit légèrement. Un grand malaise s'empara d'elle. Pour ne rien améliorer, la corneille et le corbeau s'envolèrent dans un battement d'ailes vers le clocheton de la mairie, laissant passer, l'espace d'un instant, l'ombre funeste de leurs ailes sur les visages du couple de danseurs si mal assorti. Pour Martinou, ce fut comme une brûlure sur sa joue.
- Eh oui, petite, vous vous croyez tous en sécurité... Mais on ne l'est jamais vraiment. L'horreur, le malheur, peuvent s'abattre sur vous, comme ça, à tout moment... Je le sais, je l'ai vu, toujours... C'est inévitable ! Vous vous croyez à l'abri et puis... Tchac !

Elle ne put se retenir de sursauter. La main large de son cavalier venait de se contracter sur la sienne, en même temps que celle qui la tenait par la hanche. Elle sentit son cœur s'emballer. Elle tenta de respirer calmement et elle se fit violence pour ne pas planter là le danseur indélicat. Elle jeta un regard sur les oiseaux qui les surplombaient et les observaient comme deux vautours, puis regarda ses amis, prête à les appeler à sa rescousse.
Pirouly perçut son trouble et s'assura d'un signe que tout allait bien. Elle répondit par un autre que tout était sous contrôle. C'était bien plus pour rassurer son ami que ce qu'elle ressentait vraiment.
- Ils sont là. Ils sont tapis dans l’ombre, prêts à agir, continua le para.
- De qui parlez-vous Mr Théodore ? Il n'y a que des amis ici. Regardez, c'est la fête ! Vous devriez vous amuser et vous sortir ces idées noires de la tête.
Le parachutiste écarta légèrement sa cavalière de lui et la força à le regarder bien en face.
- Que des masques vous dis-je ! L'ennemi sait se camoufler. Il prend la teinte des arbres, comme l'alligator, il avance immergé, il fixe sa proie de ses yeux jaunes et silencieusement... il frappe !
Il éructa ces derniers mots et fit bondir la jeune fille une nouvelle fois. Elle tenta de se dégager, mais il la teint fermement.
- Croyez-moi, petite, je l'ai vu au Liban, au Tchad, à Djibouti, au Rwanda, en Bosnie... Les mêmes yeux jaunes qui surgissent de la nuit, et la bête vous saute à la gorge...
Ne voulant pas faire un esclandre qui gâcherait le bal, Martinou retrouva sa maîtrise et tenta une nouvelle fois de distraire le bonhomme.
- N'y pensez plus, c'est du passé, lui dit-elle en espérant que cela suffirait à l'apaiser.
L'air d'accordéon n'en finissait plus de lambiner. Elle se demanda si ce slow s'arrêterait un jour. Elle aperçut l'air apitoyé de ses camarades revenus à leur table.
- Avec mon TAP 696-26, on en a vu des paysages paisibles. Et puis, quand on approchait, même par un vent nul pour un atterrissage à dix huit kilomètre à l'heure, tout au plus, à peine touché terre, je sentais déjà leur présence. Oh, ils n'étaient pas visibles, non, mais ils étaient là. Ils nous épiaient jusque dans la DZ.
Martinou jeta un œil embarrassé sur l'enseigne du brevet de parachutiste qui était épinglée sur le pectoral gauche de son danseur : une étoile surmontée d'un parachute encadré d'ailes et de lauriers.
Avec le temps, elle avait fini par se familiariser avec le jargon des parachutistes. Ainsi, elle savait que le TAP 696-26 était le modèle de parachute utilisé par les militaires en opération. Contrairement aux civils, ils bénéficiaient d'un parachute dorsal de treize kilos et demi, de forme hémisphérique non directionnel, qui permet une chute plus verticale et évite les collisions lors d'un largage en masse. Il lui avait appris, lors de ses longues diatribes, qu'un groupe de trente parachutistes pouvait être largué par une porte de l'avion avec un écart d'une seconde entre chaque saut, ensemble qui formait un stick. Quand un avion avait une porte de chaque côté, il pouvait donc larguer deux sticks, soit soixante parachutistes d'un coup pour les grosses opérations.
Quant à la DZ, elle savait que c'était la zone de largage des soldats, appelée en anglais "Dropping Zone", et dont la largeur était définie par le nombre de parachutistes largués (cinquante mètres par parachutistes).
- Mais qui pourrait nous vouloir du mal Mr Théodore ?
Le para soupira.
- Le danger prend mille apparences. Soyez vigilante chère petite, toujours vigilante...
Dans un dernier soupir de son accordéon, Raymond acheva enfin le poussif "Close to you". Martinou se dégagea lentement. Mais, avant de la laisser partir, Théodore Gazpouel plongea son regard sombre dans le sien.
- Promets-moi d'être prudente Majda...
Martinou se demanda pourquoi il l'appelait soudain Majda. Son esprit divaguait-il au point de le ramener au Liban, et de substituer son visage à celui de cette pauvre femme lapidée ?
Décontenancée, elle ne chercha pas plus loin et le quitta précipitamment pour se réfugier auprès de ses camarades.

- Ça va ? demanda Poucy en la voyant revenir perturbée par cette danse sous haute tension.
- Euh, oui, oui, je crois... Tu sais comme il est... Ça lui a fait plaisir et ça nous a évité une scène désagréable.
- Tout le désagréable a du être pour toi... En tout cas, chapeau pour ton courage ! Moi, j'y serais pas allée, observa Mirliton.
Martinou jeta un regard sur son cavalier qui errait entre les danseurs. Le Sergent Gazpouel s'était effacé devant le pauvre alcoolique Théodore. Ses cheveux couvraient à nouveau son visage ridé et couperosé. Son maintien avait disparu dans une sorte d'affaissement du buste et des jambes. Bousculé par inadvertance par un groupe de danseur, son béret tomba. Il dut se mettre à quatre pattes pour le ramasser.
- Tout de même, quel pitié cet homme ! murmura Mirliton en le regardant se démener pour attraper son couvre-chef.
- Faut le comprendre, il a vécu des choses horribles quand il était militaire, le défendit Martinou sans entrer dans les détails.
- Et si on allait faire un tour sur les stands ? proposa Poucy qui sentait instinctivement que son amie avait besoin de s'éloigner d'ici.
Tout le monde fut d'accord, à l'exception de Pirouly qui venait d'apercevoir un peu plus loin Quorratulaine Hamplot et ses amies, adossées au mur de la cour et ayant l'air de médire sur les talents plus ou moins manifestes des danseurs du village.
- Tu vas pas pouvoir l'éviter le reste de l'après-midi. Allez, courage ! Fais le premier pas, ça lui fera plaisir.
Poucy, en lui donnant ses conseils, le prit sous le bras et le poussa à aller de l'avant.
- T'as pas le choix. On est obligés de passer devant elle pour regagner la rue, compatit Mirliton.
Martinou, elle, était encore préoccupée par les paroles du para. Elle le vit gravir les quelques marches de l'estrade des musiciens. Raymond et son groupe lorgnèrent, inquiets, du côté de cet assaut maladroit, tout en continuant à jouer de leur instrument respectif. Théodore Gazpouel montait une marche pour en descendre deux, cherchant une rampe inexistante.
Ils approchèrent des quatre filles aux origines indiennes et entendirent la voix tranchante de Quorra s'adressant à Houalala Djemal :
- Veux-tu me tenir mon face à main correctement ? J'ai un mal fou à me voir, tu bouges sans cesse. J'ai mis mon fard à paupière, mais pour refaire mon trait, je dois être très précise.
La dénommée Houalala, jeune replète qui détonait un peu au milieu de ses camardes longilignes, s'exécuta en se calant mieux contre le mur, et tendit son bras en le soutenant avec sa main libre. Quorra reposa tranquillement son tampon d'ouate dans la boîte à fards que lui tenait servilement Mandy Bulle et fit signe à sa sœur de lui tendre son sac à main pour y récupérer son crayon noir.
Houalala attendait dans cette position inconfortable, regardant la cheftaine avec fascination. Son visage terne aux traits grossiers tentait de capter un peu de la lumière émanant de celui de la belle Quorra.
Celle-ci, voyant que sa camarade lui souriait béatement en exhibant ses deux larges dents de la chance, lui demanda d'un ton peu aimable:
- Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai débordé ?

La jeune rondouillarde secoua la tête négativement.
Quorra préféra vérifier elle-même dans son reflet en repositionnant la main tombante de Houalala d'un air exaspéré.
- Non, c'est juste que tu as le coup de main. J'aimerais bien que tu me maquilles pareil, après.
Quorra et Zarafa se regardèrent comme si Houalala avait proféré une absurdité.
- Non, mais, laisse tomber. Sur toi, euh, ça donnerait vraiment pas pareil ! lâcha l'experte en maquillage peu soucieuse de ménager la susceptibilité de son amie.
La petite grassouillette accusa le coup et continua à tenir docilement le miroir en souriant niaisement.
Mais en levant le nez, Quorratulaine avait aperçu Pirouly qui passait devant elle en se glissant au milieu de ses amies des M and P's. Abandonnant sa cour, elle se précipita vers lui.
- Ah, Pierre, te voilà enfin ! Tu vas danser ?

Le jeune garçon balbutia quelques excuses comme quoi il avait déjà usé la piste de danse.
Quorra, tout en ignorant divinement Martinou, Poucy et Mirliton, insista :
- Tu peux peut-être m'offrir quelque chose ? Ils font de bonnes crêpes au chocolat là-bas... On fera un tour ensemble sur l'exposition après.
- Si tu veux, je te paye une crêpe, oui, concéda Pirouly qui n'osait pas refuser après les présents qu'elle lui avait fait, mais je suis avec mes amies... Je peux pas les laisser.
Quorratulaine toisa Martinou, puis, ayant moins de scrupule que Pirouly à lâcher sa bande, elle passa son bras sous le sien et l'entraîna chez le crêpier.
La pauvre Houalala la regarda s'éloigner d'un air désemparé, ne sachant pas si elle pouvait maintenant baisser le bras dont la main tenait encore le petit miroir rond de la coquette diva.
- Bon. Eh bien, je crois que nous nous sommes faites voler notre mascotte, les filles, plaisanta Poucy.
A cet instant, un effet Larsen des plus stridents vrilla leurs tympans. Le para était parvenu sur la scène après de gros efforts et tentait maintenant de s'emparer du micro de l'accordéoniste.
- Soldats ! .... Soldats ! C'est votre Sergent qui... C'est le Sergent qui vous... Qui vous parle... Prééééparez vos EPI...
Raymond tenta de reprendre la gouvernance de son micro mais Gazpouel lui fit comprendre qu'il ne faisait pas bon s'opposer à son putsch militaire.
- Préparez-vous à quitter votre filin ! Gaine en place ! ... Houps ! Fusil et roquette anti-char en place ! ... Prêts pour le saut ?
Quelques villageois galvanisés par cette prise de parole vigoureuse, ou simplement des copains de comptoir, répondirent par l'affirmative en riant gaiement.
- Chuuuut, riez pas les gars ! La guerre... C'est du séééééérieux ! Par contre, vous pouvez chanter durant le saut, hips !... Notre... Notre joli chant de marche... En fin : de vol... Hi,hi...hummmm, pas rigoler ! Vous êtes... Vous êtes d'accooooord ?
Le public répondit à nouveau. Le père Gazpouel avait vraiment la fibre d'une Pop Star locale.
Encouragé, il se mit alors à entonner :
- La Légion marche vers le front
En chantant nous suivons
Héritiers de ses traditions
Hips !
Nous sommes avec elle...
Martinou parut désolée du spectacle donné par le pauvre para.
- Éloignons-nous de là, supplia-t-elle quasiment.
Pendant qu'elle jetait un dernier coup d'œil sur le clocheton de la mairie où elle constata que les oiseaux sombres avaient disparu, Poucy et Mirliton firent signe à Pirouly qu'elles montaient la rue principale et qu’il pourrait les rejoindre dès que sa dulcinée aurait dégusté sa crêpe en sa compagnie.
En passant près du crêpier, elles entendirent celle-ci lui dire de sa voix flûtée :
- Tu sais, Pirouly, tu pourras visiter ma maison. Tu verras, c'est très luxueux. Ça te changera des vieilles granges poussiéreuses auxquelles tes amies t'ont habitué. Mon père collectionne des pièces archéologiques rares...
Mirliton, une fois éloignée du couple improbable, se laissa aller à singer la petite prétentieuse :
- Tu verras, ça te changera des miséraaaaables granges auxquelles tes amies t'ont habitué... Pffffh ! Pour qui elle se prend celle-là ? Mais, vous êtes folles toutes les deux de pousser le pauvre Pirouly entre ces griffes là !
- Rassure-toi, on le taquine. Évidemment qu'on ne lui souhaite pas un tel malheur ! répondit Poucy en riant de bon cœur.
Elles croisèrent Ronflette au niveau de la boucherie. Il continuait à divertir les enfants, déguisé en Corbac l'épouvantail. Quand il les aperçut, il se précipita à leur rencontre.
- Ah, les filles. Ces petits monstres vont avoir ma peau. Je voudrais aller faire une pause. Ils m’ont donné une telle suée. Un bon café et une bonne petite clope, puis j'y retourne. Vous pourriez pas faire diversion, le temps que je m'éclipse ?
Poucy, apercevant le stand de sa mère à quelques mètres de là, eut l'idée d'attirer l'attention des bambins sur les petites peluches émergeant des citrouilles évidées. Cela marcha plus qu'elle ne l'avait imaginé. Les enfants se précipitèrent et demandèrent pourquoi les animaux naissaient dans des citrouilles alors que les petits garçons choisissaient les choux, et les filles, les roses. Elle jeta un œil de détresse vers Corbac, mais celui-ci, trop content d'être enfin libre, se contenta de mettre se deux pouces en avant, lui assurant ainsi qu'elle allait gérer.
En effet, les enfants ne s'aperçurent même pas de sa disparition.
- Oh, je crois que ceux là arrivent à point nommé. Regardez, la relève est là...
Martinou et Poucy tournèrent la tête en direction de l'arbre de la Victoire, situé un peu plus haut dans le village, que leur désignait Mirliton, l'index tendu.
- Oh, oh, je suis pas sûre que cela plaise à Ronflette, fit remarquer Poucy.
En effet, deux nouveaux personnages déambulaient au milieu de la fête du potiron, qui devaient ravir les enfants.
Le premier était un grand lapin bleu aux yeux surdimensionnés, comme surcaféinés, et le second, un monsieur Citrouille dont la tête orange était plutôt destinée à effrayer les enfants qu'à les amuser. Il portait une sorte de combinaison qui faisait penser à celle que portaient habituellement les dératiseurs.
Les deux personnages venaient droit vers eux d'une démarche un peu rigide, regardant droit devant eux, sans prêter attention aux villageois qui commentaient de façon plus ou moins désobligeante leur tenue.
Le lapin écarta même de façon brutale un jeune adulte qui vendait des carottes et s'approchait de lui avec l'un de ses légumes pour prendre la pose alors qu'une jeune femme, tenant un appareil photo, tentait d'immortaliser la rencontre.

- Il m'a pas l'air très aimable ce lapin. Il devrait changer de métier, fit remarquer Martinou.
Les enfants s'étaient soudain calmés. Ils regardaient en silence le lapin bleu et l'homme citrouille approcher. Une petite blondinette se réfugia même derrière Poucy.
- Mr Probusse a mis les moyens cette année. Il veut sûrement que les enfants se souviennent de cette fête, commenta Poucy, songeuse.
Au loin, la sono de Raymond continuait de diffuser le chant militaire de Théodore Gazpouel dont la voix s'envolait de plus en plus haut :
- Nous n'avons pas seulement les armes
Mais le Diable marche avec nous
Ha, ha, ha, ha, ha, ha, ha, car nos aînés de la Légion
Se battant là-bas, nous emboîtons le pas...
Le rythme militaire du chant s'accordait étrangement bien avec la démarche des deux créatures qui arrivèrent bientôt près d'eux et des enfants.
Un petit garçon fit la lippe lorsque Mr Citrouille baissa la tête vers lui.
Martinou tenta de le rassurer :
- Qu'est-ce qu'il y a ? C'est rien. Ce sont des copains de Corbac l'épouvantail. Fais lui coucou.
Mais le petit garçon, presque au bord des larmes, se détourna pour plonger son visage dans les jambes de la jeune fille.
Mirliton partagea le ressenti du gamin, à cette attitude curieuse que les deux marionnettistes avaient pris en passant. Il lui semblait qu'ils avaient ralenti leur marche et qu'ils s'étaient tournés vers elle. Malgré l'expression figée de leur masque, elle y avait perçu comme de la malveillance.
- Les enfants, vous n'avez pas de chance, je crois que Mr Lapin et Mr Citrouille filent aussi en pause, annonça-t-elle d'un air faussement enjoué et pour casser la tension créée par cette apparition.
- Tu crois que ce sont des copains de Ronflette ? demanda Poucy, intriguée, à Martinou.
- Je ne crois pas. Il nous en aurait parlé, non ? Il avait l'air tellement fier que le maire lui confie l'animation, qu'il n'avait pas l'air de s'attendre à la partager... Je vais aller le prévenir.

Mirliton retint Martinou par le bras.
- Non. Attends, laisse... Je vais y aller, moi.
Son ton semblait sans réplique. Martinou n'insista donc pas et laissa Mirliton se diriger vers le local d'entretien de la mairie.
En redescendant vers les écoles, celle-ci croisa Pirouly qui s'était débarrassé de sa prétendante.
- Où tu vas ? lui demanda-t-il.
- Je vais trouver Ronflette. Il doit être dans le local en train de faire sa pause. Tu as vu ces deux là ?
Pirouly observa les deux personnages déguisés, en pleine messe basse sur la place de la boulangerie.
- C'est qui ça ?
- Ronflette ne t'a pas parlé de copains de son école d'artistes qui viendraient pour l'animation ?
- Non. Ça va pas lui plaire ça.
Le lapin bleu et l'homme citrouille tournèrent leur visage vers eux comme s'ils avaient été capables d'entendre leur échange.
- Martinou et Poucy sont au stand de Mme Falouja, si tu veux les rejoindre... À tout à l'heure Pirou !
Mirliton arriva bientôt aux abords du local où elle trouverait sûrement Ronflette. Elle aperçut sur l'estrade le para qui se faisait embarquer par Dédé le cantonnier et monsieur le maire en personne. Gazpouel continuait de chanter malgré tout :
- Pour le destin de chevalier-er-er
Honneur, fidélité, nous sommes fiers d'appartenir au deuxième REP
Mirliton leva les yeux au ciel, puis, arrivée devant la porte du local d'entretien, elle prit une grande inspiration et toqua doucement.
- Grégorien ? C'est moi : Myriam. Je peux entrer ?
Elle tendit l'oreille mais ne perçut qu'un léger remue ménage venant de l'intérieur. Ensuite, plus rien.
- Je sais que tu es là. Je voulais te parler en privé.
Elle tendit encore l'oreille. Elle poussa un soupir d'agacement.
Elle reprit d'une voix un peu plus ferme :
- Grégorien ! Je vais rentrer si tu n'ouvres pas.
Elle attendit encore quelques secondes puis tourna la poignée.
La pièce, exiguë, était bien éclairée par une large fenêtre au verre opaque car elle donnait sur les jardins du voisin de la mairie.
Sur le pan de mur opposé, qui bordait la cour d'école, de larges étagères accueillaient les produits d'entretien et le stock de fournitures de la mairie.
Une machine à cirer et de gros aspirateurs étaient rangés là.
Au fond de la pièce, de larges vestiaires en fer gris barraient l'accès à la douche.
Mirliton entendit quelqu'un bouger derrière ce bloc de casiers.
- Grégorien ?
Le visage de toile aux yeux dissymétriques et au sourire ingénu apparut au coin du vestiaire.
- Ah ! Te voilà enfin ! Faut que je te parle...
La tête bougea comiquement.
Mirliton sourit malgré elle, mais tapa du pied pour marquer son impatience :
- Sérieusement ! Fais pas l'imbécile s'il te plaît. Et puis, sors de là, je te vois mal...
Corbac l'épouvantail se redressa et passa du côté de sa suppliante. Il resta toutefois à distance respectueuse.
Mirliton fit la moue, mais n'insista pas. Elle en prenait son parti. Était-ce cette pièce exiguë ou Ronflette avait encore grandi ? Il lui semblait plus grand, plus imposant...
- Bon, comme tu voudras... Tu sais, j'aime bien les situations claires... Alors... Comment te dire ?
Ronflette / Corbac se planta sur ses deux jambes. Il paraissait bien décidé à attendre et à la laisser se débrouiller seule.
La jeune parisienne soupira. Qu'est-ce que les garçons pouvaient manquer de courage pour ces choses là !
- Écoute, je veux juste savoir pourquoi tu n'as pas répondu à mes lettres... Est-ce que tu regrettes ce qui s'est passé cet été ?
Ronflette / Corbac secoua la tête en signe de négation.
- Tu voudrais pas retirer cette stupide cagoule ?
Corbac ne réagit pas.
- Bon, comme tu voudras. Si c'est plus facile pour toi. Tu as honte peut-être ? ... Et tu peux ! C'est pas sympa de ne pas m'avoir écrit. Je sais que tu as un emploi du temps chargé entre ton école de menuiserie, tes cours de spectacle de rue... Je sais que tu aides aussi ton père au musée du tombeau... Mais, quand même...
Corbac acquiesça.
- Je veux juste savoir si, pour toi, c'était du sérieux ou si on en reste là.
Corbac, décidément pas très loquace, haussa les épaules.
Elle fit alors un pas en avant, ce qui le fit reculer et heurter les casiers gris. Il leva le pouce en montrant l'extérieur.
- Oui, je sais, tu dois y retourner. Mais dis-moi quelque chose !
Ronflette fit une sorte de spirale dans l'air, comme pour signifier qu'il serait sûrement mieux disposé plus tard.
- Ok. Comme tu voudras, se résigna-t-elle, mais tu pourras pas toujours me fuir. Si tu souhaites qu'on oublie tout, d'accord, mais j'aimerais qu'on reste amis. En revanche, si tu penses que c'est sérieux, faut qu'on le dise aux autres.
Ronflette / Corbac parut d'accord. Elle ne savait pas trop pour laquelle des deux solutions, mais il était clair qu'il était d'accord. Et encore plus clair qu'il voulait par-dessus tout sortir de cette impasse. Il se dirigea vers la porte d'un pas décidé.
Quand il passa près d'elle, Mirliton le saisit par le bras pour l'arrêter. Quel bras ! Les exercices d'équilibre et de jonglerie lui avait sacrément développé le biceps en trois mois !
Elle en fut soudain toute intimidée. Elle se sentit toute gamine à côté de ce garçon qui, décidément, devenait homme un peu trop vite.
- Attends, je venais aussi te prévenir que deux gars avaient débarqué pour divertir les enfants : un lapin tout maigrelet et un Mr Citrouille un peu flippant. T'étais au courant ?
Il inclina la tête comme s'il était peiné de cette nouvelle.
- Mais ton déguisement est vraiment le mieux, ajouta-t-elle, espérant par là adoucir ses propos précédents.
Pour toute réponse, il lui ouvrit la porte pour lui montrer la sortie.
Avant d'obtempérer, il sembla à Mirliton entendre un frottement du côté des douches. Mais Ronflette / Corbac ne lui laissa pas le temps d'approfondir. Elle sortit donc, surtout déçue de ne pas avoir obtenu le dialogue qu'elle souhaitait.
Ronflette prit soin de refermer la porte du local qui lui avait été confié, puis, sans attendre Mirliton, il traversa la cour encore pleine de danseurs. Il était visiblement pressé de retourner à son animation.
La jeune fille le regarda s'éloigner un petit pincement au cœur. Ce n'était pas les retrouvailles dont elle avait rêvées et, malheureusement, les craintes qu'elle avait nourries ces derniers temps s'avéraient fondées.
Depuis des années, elle avait un faible pour l'amusant Ronflette. Celui-ci n'avait jamais semblé lui montrer un intérêt plus particulier, jusqu'à l'été dernier. À la faveur d'une sortie à vélo qui les avait amenés au bord d'une rivière bordée de saules pleureurs, ils s'étaient rapprochés. Profitant du fait que les autres étaient partis à l'épicerie la plus proche pour s'acheter quelques gourmandises pour leur quatre heures, ils avaient pu échanger longuement en tête à tête et ouvrir leur cœur, peu à peu, l'un à l'autre. Ces deux enfants de divorcés s'étaient très vite compris, et la tendresse qui existait déjà entre eux s'était accentuée lors de cet échange.

Quelques jours plus tard, alors qu'il la raccompagnait chez elle, un premier baiser avait été échangé. Comme ils préféraient que cela reste entre eux, ils s'étaient efforcés de le cacher aux autres.
Aussi s'étaient-ils aménagés une heure à eux après le dîner, et se retrouvaient-ils en secret au calvaire de l'église, sur un banc abrités des regards par deux grandes haies de buis.
Puis, l'été s'était terminé, et elle avait regagné la capitale.
Les semaines, puis les mois, s'étaient écoulés. Pas un seul jour ne passa sans qu'elle songe à lui. Elle avait fini par lui écrire de longues lettres, mais n'avait jamais reçu de courriers en retour.
Ce nœud dans sa gorge était donc le résultat d'une longue attente déçue et à un dénouement qu'elle redoutait tout en se prenant à espérer. Les choses semblaient définitivement gâtées entre eux.
Le pire était qu'elle ne pouvait confier sa peine à personne. Ses amis ne comprendraient pas qu'elle ne leur ait rien dit depuis cet été. Et puis, Ronflette souffrait d'une réputation de garçon peu sérieux à leurs yeux. Cela ne ferait que les conforter dans cette idée. Il lui semblait pourtant avoir vu le vrai Grégorien, dans ce compagnon doux, prévenant et intelligent. Elle l'avait trouvé tout autre dans ce rôle de petit ami.
Elle aperçut le reste des M and P's rejoindre la cour de la petite école, là-bas, de l'autre côté de la rue. Ils devaient se rendre au tirage de la tombola qui allait avoir lieu dans quelques minutes. Elle allait les rejoindre quand le lapin bleu surgit sur sa droite et l'interpela.
- Hey, petite, on a besoin d'un coup de main pour transporter les lots. Le maire va procéder au tirage.
Mirliton, toujours serviable, ne songea pas un instant à se défiler.
Puis elle se dit que c'était l'occasion d'en savoir un peu plus sur ces deux animateurs concurrents de son chéri.
- C'est vous qui êtes chargés de la remise des lots ? demanda-t-elle soucieuse de vérifier que Mr Lapin et Mr Citrouille n'allaient pas trop empiéter sur le territoire de l'épouvantail.
- Oui, c'est ça. La camionnette est par là.
Elle le suivit donc. Elle fut surprise qu'il se dirigea vers la rue de La Poste qui longeait les murs du fournil de la boulangerie.
- Vous êtes garé si loin ?
- Oui, avec ce monde, on n'a pas pu se mettre plus près, expliqua le grand lapin bleu d'une voix nasillarde des plus désagréables.
Mirliton savait que la circulation avait été interdite aux véhicules, mais elle s'étonna que les deux animateurs n'aient pas pu obtenir un accès et se glisser près de la baraque à frites le temps de décharger.
Sentant son pas ralentir, le lapin bleu l'attendit et quand elle fut près de lui, il la prit par le bras en lui disant :
- Par ici mademoiselle, on y est presque...

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