samedi 25 mars 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 5 (1ère partie)

Chapitre V

Tous les chasseurs étaient réunis dans la cour pavée de la ferme des Manadrier.
Ils étaient une vingtaine, réunis par petits groupes de trois à cinq personnes autour d'une table en bois bancale que la patronne ravitaillait en café fort, brioches et baguettes tout droit sorties du fournil.
Le froid vif formait des nuages de buée au-dessus de chaque interlocuteur habillé en kaki. Les uns conversaient sur la météo idéale pour débusquer le gibier au gîte, d'autres comptaient leurs cartouches en évoquant les moments forts de leur dernière partie de chasse. Il y avait aussi ceux qui arboraient une carabine flambante neuve, dernier modèle dont ils vantaient les mérites et les innovations.
Ronflette, entouré de son père et de ses deux frères, croqua dans une brioche à pleines dents et regarda par-dessus son épaule où son ami Pirouly avait bien pu disparaître depuis quelques instants.
Il l'aperçut à l'écart du groupe, aux abords de l'étable, au milieu d'une fumée blanchâtre provoquée par les exhalaisons du fumier frais et par les corps des bovins amassés dans l'enclos.
Il s'excusa auprès de son père et le rejoignit.
- Alors, Pirou, content d'être de la partie ? C'est sympa d'être enfin venu... Je sais que c'est pas trop ton truc, mais tu vas voir, on va bien se marrer...
Son jeune ami eut un sourire forcé et lui montra les vaches qui venaient vers eux le long de la barrière.
Les deux copains leur tendirent du foin qui était, sinon, hors de leur portée.




- Mouais, t'as raison. Ça va me faire du bien de prendre l'air et de me dépenser.
Ronflette inclina la tête et fit une moue qui faisait toujours rire son ami.
- T'as pas l'air très en forme en ce moment. T'es sûr que ça va ? Je te trouve l'air un peu tristounet.
Pirouly flatta le mufle d'une vache noire et blanche et répondit sans trop oser regarder son interlocuteur.
- C'est rien. C'est le collège... Je trouve l'ambiance nulle.
- C'est con que je ne sois pas dans le même établissement que toi.
- T'as raison mon copain, t'aurais arrangé ça, toi... C'est sûr, reconnut Pirouly en riant. T'aurais fait fermer leur gueule à plus d'un.
Ronflette porta un brin de paille à sa bouche et demanda :
- Y'en a qui te font chier ?
Pirouly blêmit. Il était toujours surpris de voir que Ronflette, sous ses allures de plaisantin et de garçon léger, était capable de faire preuve de beaucoup de psychologie et de deviner les pensées des autres sans trop d'effort.
Devant le silence qui suivit sa question, Ronflette reprit :
- Si tu veux, je peux aller leur dire un mot à ces types ? S'ils te pourrissent la vie, je peux leur rendre la pareille.
Pirouly l'en défendit.
- C'est sympa Grégorien, mais il faut que je me débrouille... Tu comprends ?
Ronflette eut le tact de ne pas insister et bifurqua sur un ton plus léger :
- Tu veux que je t'apprenne quelques prises ?
Il fit mine de lui mettre un direct au ventre et un coup de coude par revers dans la mâchoire. Voyant son ami sans réaction, il commenta avec une expression comique :
- Bon, faudrait déjà que je t'apprenne à parer les coups avant d'en donner.
Et il lui frictionna la tête en l'amenant sous son bras protecteur.
Là-bas, près du buffet, Madame Manadrier, une femme au tempérament bien trempé et à la soixantaine vigoureuse, se mit à crier :
- Allez, en route mes bonhommes ! Le tracteur est là ! Tout le monde embarque ! Débarrassez-moi le plancher, oust !
En effet, le tracteur, conduit par son mari, reculait dans la cour avec sa longue remorque rouge dans laquelle la compagnie de chasseurs devait prendre place avec leurs chiens, essentiellement des épagneuls bretons, des setters et des fox terriers.
Monsieur Manadrier descendit pour ouvrir la ridelle arrière et placer l'échelle en bois pour y monter.
Comme des écoliers qui prennent le bus pour une sortie extra-scolaire, les hommes se regroupèrent dans la bonne humeur et l'enthousiasme.
Monsieur Roulier, fier d'emmener avec lui son petit dernier, était tout guilleret à ce moment là.
- C'est parti fiston. Grimpe là-dedans ! On va tirer du lapin !
Pirouly fut accueilli dans la remorque par un setter irlandais plus ravi que lui à la perspective de dézinguer du longues oreilles.
Ronflette lui conseilla de bien s'amarrer aux chaînes qui garnissaient le pourtour de la remorque.
- Le père Manadrier a le freinage sec. Si tu ne t'accroches pas fermement tu vas valdinguer, et il risque de te tuer avant le débarquement.
Pirouly s'exécuta.
- Il a pas l'air bien gros ton gamin ! Tu vas pouvoir l'envoyer dans les terriers à la place de ton furet pour débusquer l'garenne, se moqua ouvertement un gros ventru en faisant trémousser ses longues bacchantes jaunies par les gitanes maïs qu'il fumait continuellement.
Celui aux dépens de qui cette plaisanterie était lancée détestait déjà le bonhomme en question qui sentait le cendrier débordant, alors cette boutade n'arrangea pas l'opinion qu'il avait de lui.
Le père de Pirouly, lui, prit ça de fort bonne humeur.
- Eh, mon gros, il détalera toujours plus vite que toi si un sanglier le charge.
L'assemblée des chasseurs rit en chœur.
Cette ambiance virile changeait Pirouly du contexte féminin dans lequel il baignait trop souvent. Il bomba le torse et prit un air dégagé et sûr de lui, ravi de voir que son père avait pris sa défense.
Il tenta de cracher comme un vieux loup de mer par-dessus la ridelle, mais le mince jet de salive qu'il parvint à expulser lui revint en plein visage par un revers du vent.
Ronflette le taquina en lui tendant un mouchoir :
- Détends-toi Jason Aspartham ! Ça va aller. Sois toi-même !
Pirouly enfonça sa casquette à oreilles polaires sur ses yeux et tourna le dos aux chasseurs qui étaient déjà passés à autre chose.
Le tracteur les déposa sur le plateau ouest de Barroy.
À peine les portes ouvertes, les chiens, tout excités, sautèrent dans le champ et se mirent à renifler intensément dans tous les sens.
Un vent glacial, venu du nord, frappa les chasseurs de plein fouet à la descente de la remorque. Chacun eut le même geste de ramener son col sous son menton.
Monsieur Roulier expliqua une nouvelle fois à son fils qu'il ne devait pas le dépasser et toujours rester en retrait de lui, et ne surtout pas se placer dans l'axe d'un fusil.
Pour le moment, Pirouly ne voyait pas trop l'intérêt de cet avertissement, étant donné que ceux qui étaient armés portaient le fusil cassé sur leur avant-bras, comme le règlement l'exigeait.
Ils portaient tous un gilet fluo orange. C'était dire la confiance que chacun avait en la bonne vision de l'autre...




Un groupe entreprit de longer les taillis de la voie ferrée qui barrait le plateau du nord au sud, tandis qu'un autre s'était fixé comme objectif un bosquet d'arbres à cinq cent mètres de là, en plein champ.
Les Roulier et les Bartichaut formèrent un groupe avec le père Manadrier pour remonter la plaine jusqu'au bois le plus proche qui épousait la pente de la roche barrésoise au sud ouest de leur position.
Sur les sept hommes, quatre étaient équipés d'un fusil de chasse : monsieur Roulier, monsieur Bartichaut, monsieur Manadrier et Sergio, le frère aîné de Ronflette.
Ils avancèrent en ligne droite, laissant un espace entre eux de cinq à six mètres.
Pirouly ne put résister à la tentation de raconter sa soirée mouvementée à son ami Ronflette.
- J'espère que ton bonhomme sera allé mourir ailleurs que dans le bois de Barroy. Après, on risque de dire que c'est un coup des chasseurs. Mirliton a fait une drôle de rencontre là... Et les gendarmes ne parlent pas de la protéger davantage ?
Il lui rapporta juste les paroles du brigadier-chef qui étaient "d'être particulièrement vigilant".
- Je pense qu'elle devrait retourner à Paris. Là-bas, au moins, elle se fondrait dans la masse...
Pirouly se rendit compte que la menace qui planait sur leur amie préoccupait sérieusement Grégorien Bartichaut. C'était normal, il n'avait pas vécu les aventures et les dangers que les M and P's avaient déjà bravés par le passé.
- Au fait, tu t'es drôlement rapproché de Mirliton je trouve...
Ronflette détourna le regard.
- Tiens, y'a pas un garenne là-bas ? Regarde, je vois bouger...
Pirouly ne comprit pas trop ce qu'il pouvait y faire, n'ayant pas de fusil. Il comprit surtout que c'était l'occasion rêvée pour Ronflette de changer de conversation.
Les hommes s'arrêtèrent pour armer leur carabine. Monsieur Roulier fut le premier à épauler. Le lapin de garenne, mu par son instinct de survie, sortit de derrière la grosse motte de terre, qui le dissimulait à peu près jusque là, et se mit à courir comme un dératé.
Monsieur Roulier fit feu mais le manqua. Le gibier était déjà hors de vue.
Le groupe reprit sa marche dans le champ labouré.
Pirouly s'était équipé, comme les autres, de longues bottes en caoutchouc marron assorties à ses gants de cuir.
Pour l'instant, la terre était encore gelée en surface et cela leur évitait qu'elle ne s'accroche à leurs semelles, mais, dans une heure, ce ne serait plus le cas, car le soleil réchauffait la terre peu à peu.
Le jeune garçon savait ce que c'était que la terre collée sous les pieds. Chaque pas devenait plus pénible au fur et à mesure que la terre s'accumulait sous les bottes, tout aussi pénible que de marcher des heures dans le sable.
Pour l'heure, il n'avait que la difficulté d'avancer sur un sol chaotique, ce qui était grandement suffisant.
Alors qu'il continuait à deviser avec son camarade, le père Manadrier les rabroua :
- Eh ! Si on avait voulu entendre cancaner, on aurait amené les bonnes femmes. Alors, fermez la un peu les pipelettes ! Vous faites fuir le gibier.
Pirouly interrogea Ronflette du regard, se demandant ce qui leur valait cette saute d'humeur du vieux fermier.
Il lui fit signe de ne pas se formaliser.
Il pensa alors que le vieux devait profiter de ses parties de chasse pour échapper au babillage incessant de son épouse, et qu'un peu de silence lui permettait de résister à un homicide conjugal depuis tant d'années. Il était arrivé à Pirouly de croiser madame Manadrier à l'épicerie du village, et il était à chaque fois ressorti avec une sorte de bourdonnement dans les oreilles.
Cette dame déversait sa pensée de façon continuelle sans jamais se préoccuper davantage de ses interlocuteurs que si elle s'était parlé à elle-même. A un tel point qu'elle vous ankylosait le cerveau.
Pirouly pensa aussi que la frustration d'une heure de marche avec un seul garenne aperçu et raté, devait commencer à se faire ressentir. Même si lui était plutôt ravi que cela se soit déroulé ainsi.
Ils arrivèrent en lisière du bois garnissant la façade ouest de la roche barrésoise. La pente rejoignait d'abord de manière abrupte, puis, de façon plus douce la zone occupée par la tourbière.
La transition entre la terre labourée et l'orée du bois se faisait par une jachère d'une largeur de quinze mètres. Ce ruban d'herbes jaunies, sur lequel des buissons d'aubépine et des noisetiers avaient poussé de façon éparse, fut jugé comme idéal pour débusquer du gibier volant.
Ici, le vent était moins perceptible et, donc, le froid moins vif.
Malgré le soleil apparu aux environs de dix heures, les deux garçons avaient le nez rouge et coulant.
- Eh, les branleurs ! C'est le moment d'ouvrir l'œil et de vous bouger le cul ! leur adressa le père Bartichaut avec une grâce à laquelle Pirouly n'avait jamais réussi à s'habituer.
Au milieu de ces hommes bourrus, il avait vraiment l'impression d'être un lord anglais tombé entre les mains de flibustiers.
Ronflette rit de voir sa tête.
Comment son ami pouvait-il se sentir aussi à l'aise dans cette ambiance ? Peut-être avait-il pris de l'avance et franchi la ligne qui sépare le jeune garçon de son état d'homme ?
Pirouly se dit qu'il faudrait qu'il songe à lui demander comment on trouvait le chemin qui mène vers cet état... Pour l'instant, il ne s'estimait pas prêt ! Un peu comme lorsqu'il avait effectué son stage de fin d'année sur un chantier de son père et qu'il avait failli basculer dans la bétonnière avec le sac de ciment qu'on lui avait demandé de vider dans le mélangeur... Ou encore comme quand il avait entrepris de faire la moisson pour se faire un peu d'argent de poche et qu'il avait du renoncer après être tombé de la charrette, emporté par le poids du ballot qu'il tentait de soulever avec une fourche...
Il avait beau pesté contre ce corps malingre et cet esprit délicat qui l'empêchaient d'évoluer comme tous les garçons, rien n'y faisait !
Il regarda discrètement son ami qui était un peu au devant de lui. Ronflette avait une tête de plus, de solides épaules et déjà de la barbe.
Monsieur Manadrier, qui menait les opérations par simples gestes, leur fit signe à tous les six de se déployer sur une zone de quarante mètres, puis, d'avancer dans la friche jusqu'au bois.
Le vieux fermier avait vu juste. Un bruit d'ailes retentit dans le silence de la campagne, et un magnifique faisan s'envola juste sous le nez des Roulier.
Quant aux Bartichaut, ils levèrent un couple de pigeons.
Monsieur Roulier leva son fusil, ajusta et tira.




Des plumes se détachèrent du faisan, prouvant qu'il était touché. L'oiseau fit une embardée et descendit un peu en altitude. Il tenta un nouveau coup d'ailes qui le mena jusqu'au-dessus du bois et, là, il renonça, et se laissa tomber comme une pierre.
De leur côté, les pigeons firent moins de manière et tombèrent presque dans la gibecière d’Yvan d'un côté, et de Sergio, de l'autre.
- T'as vu à peu près où il est tombé ? questionna monsieur Roulier.
Son fils acquiesça.
- Eh bien, cours ! Qu'est-ce que t'attends ? C'est à toi de jouer. Tu sais bien qu'on n'a pas de chien.
Le garçon hésita. Tout le monde avait-il bien fini de tirer ?
Il n'était pas bien sûr que, s'il faisait fuir un lapin entre ses jambes, tout ce petit monde se retiendrait de canarder sous prétexte qu'il avait un gilet fluo sur le dos.
- Eh, gamin ! T'attends qu'un renard récupère ta prise ? Allez, file ! houspilla Manadrier en crachant de côté un peu de jus noir de sa chique.
Le commis d'office s'élança dans les herbes jaunes et parvint très vite à l'orée du bois. Il dut se colleter avec quelques ronciers et s'égratigna les jambes et le visage pour pénétrer plus avant sous les arbres. Une fois là, il se mit à la recherche du malheureux faisan déjà mort ou agonisant. Il se demanda d'ailleurs s'il aurait le cran de le ramasser dans ce second cas...
Après cinq mètres, le sol plongeait. Pirouly plissa les yeux. Le gallinacé était-il suffisamment coloré pour ressortir sur ce tapis de feuilles roussâtres fraîchement tombées ?
Lui qui, au printemps, n'était jamais fichu de trouver une morille, trouverait-il la victime de son père ?
Dans une trouée du bois, il aperçut, loin en contrebas, le village de Pailly les Mares. Le faîte des arbres en espalier lui cachait la tourbière, mais il lui semblait déjà sentir l'odeur âcre de ses eaux marécageuses.
Là où il était, les troncs des arbres étaient suffisamment espacés les uns des autres pour laisser passer la lumière.
Il entendit un bruit de branche cassée sur sa gauche, alors il tourna la tête dans cette direction. Il aperçut un homme baissé sur quelque chose. Quand l'individu se releva, Pirouly reconnut l'homme sans tête, mais reconnut surtout son faisan entre ses mains.




- Hey ! Vous ! C'est mon faisan ! Laissez-ça là ! protesta-t-il avec véhémence.
Le vieux Yvon leva sa tête de vautour déplumé et, se voyant surpris, tourna aussitôt le dos pour détaler.
- Hey ! Arrêtez ! Rendez-moi ce fichu faisan !
Tout en l'interpelant, il s'élança à ses trousses. C'est pas vrai, ce vieux débris allait pas ruiner sa seule chance de faire plaisir à son père. Même si ramener un faisan mort était une petite gloire pour le garçon, il mettait tant d'énergie à susciter la fierté de son père, qu'il ne pouvait se permettre de laisser s'envoler cette occasion (sans mauvais jeu de mots, il faut respecter la mémoire du pauvre gallinacé).
Yvon le muet dévala la pente abrupte en se faufilant entre les arbres comme le ferait un skieur de slalom en milieu planté. Il faut dire que le bois était plutôt propre et peu encombré de branches mortes.
Pirouly glissa une première fois sur son séant. A sa décharge, ce tapis de feuilles très humides formait, à certains endroits, un magma gluant des plus périlleux.
Il se releva et aperçut le braconnier plus loin devant lui. Il reprit sa course mais chuta à nouveau à cause d'une racine d'arbre saillante. Il finit de dévaler le coteau en un roulé boulé des plus involontairement esthétiques.
Tout hébété, il chercha autour de lui sa casquette fourrée, perdue dans sa chute. Il aperçut le père Yvon qui se faufilait entre les arbres, son larcin à la main.
Pirouly récupéra sa casquette deux mètres plus haut, la secoua, puis, interpela à nouveau le muet. Il la remit sur sa tête, tout en reprenant sa course.
Le vieux bonhomme disparut bientôt derrière un rideau de lierre qui marquait comme une frontière entre le coteau barrésois domestiqué et le bois sauvage et touffu qui s'étendait jusqu'au marais.
Le jeune garçon, arrivé à cette frontière, hésita un instant devant les lambeaux végétaux. Il écarta finalement les lianes feuillues et reprit sa course.
Une fois de l'autre côté, il ressentit une appréhension grandissante. Cette zone ne ressemblait plus du tout au bois propre et dégagé qu'il venait de traverser. C'était tout le contraire.
Des lianes desséchées pendaient de tous côtés et s'enchevêtraient aux branches des arbres. Elles semblaient avoir poussé là de manière anarchique et formaient des frondaisons opaques aux mille formes inquiétantes qui empêchaient presque la lumière de passer.
Les arbres les plus bas avaient d'ailleurs rendu l'âme et dressaient leur silhouette desséchée dans des postures sinistres qui montraient combien le combat avait été âpre et ardu. D'autres étaient tombés au sol et certains noeuds de leur bois gardaient comme une expression grimaçante d'agonie longue et douloureuse.
Pirouly dut marquer le pas. A la fois parce que le chemin encombré ne lui permettait plus de courir, mais aussi comme par respect pour ce véritable cimetière arboricole.
Pas un son, pas un bruit ! Le calme total dans ce dédale moussu et humide.
- Monsieur Yvon ! appela Pirouly comme pour éloigner le silence oppressant.
Mais sa voix tomba à plat. Il lui sembla qu'une dizaine de chuchotements très désagréables et anxiogènes lui répondaient en retour. Drôles d'échos !
Il préféra progresser en silence.
A un moment donné, son attention fut attirée par une forme rampante sous les feuilles mortes. Etait-ce son esprit tendu qui commençait à voir ce qui n'existait pas ?
Ce qui, en revanche, existait bien, c'était de petits cairns d'ossements très inquiétants. Il en vit d'abord un, puis un second, un peu plus loin. Puis ce fut un cairn tous les cinq mètres de part et d'autre du semblant de chemin qu'il suivait.
Vu la grosseur des os qui les composaient, il s'agissait sûrement des restes de petits animaux comme des rats, des souris, des taupes ou des écureuils.




Le jeune barrésois commençait à se demander si récupérer ce faisan était si important que ça. Il avançait maintenant en tournant sur lui-même comme s'il était observé à travers l'épaisse végétation. Il sentait le danger et voulait être certain de le voir venir.
Son souffle s'accéléra en même temps que son pouls. Était-ce une illusion ou faisait-il de plus en plus sombre ?
Il sentit tout à coup quelque chose de froid dans son cou. Il passa la main sur sa nuque et toucha un élément froid et visqueux.
Il poussa un cri de stupeur, mêlé de répugnance, et chercha à se débarrasser de cette chose qui l'attaquait. Quand il se retourna, il vit se balancer au bout d'une ficelle, la jambe potelée d'une poupée enduite de graisse.
Il contempla alors la petite clairière dans laquelle il venait de déboucher à reculons. Tout autour de lui il y avait des ficelles au bout desquelles on avait noué différents membres de poupées démantelées et désarticulées.
Une tête, aux cheveux blonds hirsutes et à moitié tondus, vint lui taper contre l'épaule. Plus loin, un baigneur à moitié calciné lui souriait gentiment au milieu de bras et de jambes suspendus.
Quelle était cette clairière ? Qui avait mis en scène ce macabre mobile ?
Il aperçut aussi des ours en peluche ligotés à certains arbres, le ventre ouvert laissant s'échapper toute leur mousse.
Il fallait partir d'ici, c'était une évidence. Le lieu était trop malsain.
Tant pis pour le faisan.
Pirouly fit demi tour pour s'enfuir mais se heurta de plein fouet à un nouveau personnage qui arrivait là d'un pas rapide.
Sa casquette de chasseur vola encore, et il tomba à la renverse. À part deux ombres virevoltantes il n'eut pas le temps de voir qui l'assaillait. Il se protégea le visage de son avant-bras gauche.
Il sentit un premier pincement au-dessous du coude et des battements d'ailes sur son front. Puis il reçut un coup à la tête et l'autre à l'épaule... Il cria de tout son cœur :
- Laissez-moi, sales bestioles ! Lâchez-moi !
- Cornelune ! Craquembois ! Ici ! Pshittt ! Fuiii !
Pirouly sentit aussitôt les serres qui s'étaient agrippées à son treillis se détacher de lui. Il aventura un œil prudent, puis les deux, et reposa son coude sur le sol, en tentant de retrouver son souffle et ses esprits.
Debout devant lui, il aperçut une vieille femme vêtue d'une capeline kaki, tenant plus de la couverture que du vêtement d'ailleurs, étant donnée la coupe et l'épaisseur du tissu. Elle portait en travers de la poitrine une gibecière dont les cordons de fermeture étaient agrémentés de pattes de lapin. Elle se soutenait avec un bâton tortueux en bois gris, terminé par un noeud du bois qu'on aurait dit être un poing fermé.
Une corneille s'était posée au sommet du bâton et gonflait ses plumes, dont l’une était blanche, dépitée d'avoir du lâcher sa proie.
Le corbeau, lui, avait préféré l'épaule osseuse de sa maîtresse et tournait résolument le dos à sa victime, en jetant un œil bleu contrarié par-dessus son aile.
La vieille femme murmura quelque chose à ses volatiles comme pour les consoler. Il sembla à Pirouly que ces mots étaient plutôt de l'ordre de l'incantation, mais il préféra ne pas s'y attarder.
Il était trop occupé de son sort et dévisageait la femme avec une certaine frayeur mêlée de fascination.
Le visage de cette femme était une vraie fantaisie de la nature.
Ses cheveux tentaculaires, son front trapézoïdal, ses yeux ronds qui ne cessaient de tourner en spirale, son nez au carré, sa bouche édentée en diagonale, son menton en équerre et ses oreilles hélicoïdales : elle avait tout de l'œuvre d'un peintre cubiste.




Elle plissa le nez et s'adressa à Pirouly, toujours étendu à ses pieds.
- Racht ! Qu'est-ce que tu fais par ici, morveux ? Pssshhttt ! Déguerpis de là !
Sa voix, éraillée et chevrotante, n'était pas sans énergie.
- Je... Je... Je suis avec les chasseurs. Je courais après monsieur Yvon qui a volé notre faisan.
Une sorte de râle monta de la poitrine desséchée de la vieille sorcière, qui se voulait un rire sardonique.
Les rouleaux de ses cheveux sales et gris frémirent comme des dizaines de serpents excités.
- Schcroumpf ! Ah, ce vieux crevard ! A l'affût de la moindre carcasse... Pouah ! Qui te parle de voler ? Tout ce qu'il y a dans la nature est à nous tous ! Scratch ! Non ? Foi de Paulette !
Pirouly se releva péniblement. Cela fit s'agiter Cornelune et Craquembois.
- Pouah ! La paix vous deux, ou j'vous étripe ! Trop gros pour vot' bec ! Mouah ! C'est plutôt un gibier pour moi ! L'a l'air bien appétissant ce jouvenceau... ´Rentrerait pile dans mon chaudron... Scruit !!
Le garçon fut à nouveau sur ses gardes. La Paulette n'avait pas l'air doué d'un grand sens de l'humour.
Il jeta un œil interrogatif au baluchon qui pendait au bout de la main desséchée de la vieille femme.
Elle le remarqua :
- Quoi ? Tu voudrais pas me voler mon baluchon, non ? Brigand ! Humpf ! Essaye un peu tu vas voir ! Je t'enfonce mon bâton dans l'gosier ! Harck !
La vieille anachorète ne pouvait s'empêcher d'éructer en début comme en fin de phrase. Pirouly n'avait jamais entendu quelqu'un utiliser autant d'onomatopées en si peu de temps.
- C'est que j'ai eu le temps d'emballer que ça. Faudra m'en contenter... Smourph !
Sur cette réflexion qu'elle se faisait plutôt à elle-même, elle s'avança et écarta Pirouly de son chemin. Il se retourna sur elle et la regarda déambuler.
Elle avait un fort déhanchement. On aurait cru une vieille chaloupe heurtée par un vent de tribord.
- Attendez, madame Paulette, vous partez ?
Elle haussa les épaules.
- Pfffh ! Je ne pars pas galoupiot ! Au contraire, je rentre chez moi. Le Colonel m'a mise à la porte. Arck !
A ces mots, le jeune garçon, intrigué, choisit de la rattraper.
- Quel colonel ?
- Bah ! Rrrr ! Celui du manoir pardi !
Cornelune aventura un coup de bec vers Pirouly qui marchait trop près d'elle à son goût. Craquembois émit un croassement lugubre en fronçant ses yeux bleus.
- Vous parlez de la maison sur la colline et du colonel disparu il y a un siècle ?
La vieille roulait ses yeux au rythme de son déhanchement. Ses lèvres diagonales semblaient mâcher sans cesse. Il aperçut des branches de laurier dépasser de sa besace.
Comme elle ne répondait pas, Pirouly insista :
- C'était vous vendredi après-midi à la fenêtre du manoir ?
- Nan !
- Quelqu'un vous a délogée de la maison ?
- Nan !
- Pourquoi vous dites que le colonel est revenu ? Ça se peut pas ! Il est mort depuis des années. Même si on sait pas comment...
- Pouah ! On n'est jamais vraiment mort, on n'est jamais vraiment vivant ! Tout ça, c'est pareil !
- Pourquoi vous êtes partie alors ? Qui avez-vous vu ?
- Pssshittt ! Déguerpis de là gamin ! Tu m'ennuies ! L'esprit du colonel est pas content et puis c'est tout ! Fais comme moi : évite de le contrarier jusqu'à ce qu'il s'apaise...
Ils arrivèrent près d'un gros rocher qui avait du, jadis, se décrocher de la roche barrésoise et avait roulé jusqu'ici. La Paulette en fit le tour et s'arrêta.
- Pars d'ici ! Raouste ! Si tu vois où j'habite, je serais obligée de te tuer pour de bon. Scrougnougnou ! Allez, va-t'en !
Elle brandit son bâton avec Cornelune au bout qui déploya ses ailes en signe d'intimidation.
Mais le garçon croisa les bras et ne parut pas intimidé.
- Je ne bougerai pas tant que je n'aurai pas récupéré mon faisan, lâcha Pirouly d'un air déterminé. Mon père va me tuer si je ne le ramène pas et ça, c'est pire que d'être tué par vous...
La vieille femme sembla se raviser, interloquée par la sortie du jeune homme.
- Gnarf ! C'est qui ton père ?
Ses deux yeux roulèrent deux fois plus vite dans leur orbite.
- Monsieur Roulier... Vous connaissez peut-être mon grand-père, Charles Roulier ?
La vieille femme se tourna doucement vers lui et se baissa jusqu'à son visage. Son œil droit, soudain fixe, le scruta en détail, tandis que le gauche poursuivait ses circonvolutions.
Ses cheveux, coiffés en dreadlocks, se figèrent aussi.
Pirouly hésita à fixer cet étrange regard. D'autant qu'il surveillait la paire d'yeux bleu sombre de Craquembois sur sa gauche, et celle de Cornelune, sur sa droite, prêts l'un et l'autre à fondre sur lui au moindre geste suspect.
- Euh, et moi... Bah, j'suis Pirouly, le petit-fils de Charles.
Les présentations étant faites, il espérait maintenant que la sorcière renoncerait à le faire bouillir dans son chaudron.
Au lieu de ça, l'œil gauche de la Paulette trouva soudain la fixité du droit. Elle fripa le nez, et passa une langue noirâtre sur ses lèvres en biseau.
Elle murmura doucement :
- Pi-rou-ly ! C'est donc toi...
Le ton lugubre qu'elle avait pris pour bien épeler son prénom lui fit froid dans le dos. Aurait-il eu tort de se faire connaître ?
Elle sonda la profondeur de son âme quelques secondes encore, puis se redressa d'un coup, ce qui fit s'envoler les deux oiseaux noirs. Cornelune criailla et Craquembois se mit à croasser furieusement.
La Paulette glissa ses doigts dans sa bouche et, sans quitter Pirouly du regard, émit un sifflet fort et strident qui perça l'épaisse frondaison de lierres et de lianes et dut se répercuter jusque sur le plateau barrésois.
Ses cheveux laineux se remirent à onduler de façon inquiétante.
Un froissement se fit entendre au bout d'un instant qui parut une éternité à Pirouly qui subissait toujours le regard pénétrant de la sorcière. Le père Yvon sortit de derrière le rocher, le faisan à la main.
- Ach ! Tu es là, vieux coquin ! Rends son bestiaux à not' visiteur. Le gamin risque une tôlée s'il ne le ramène pas à son pater... Scroumpf !
Comme un enfant timide et honteux, Yvon s'approcha et tendit le faisan mort au garçon, tout en regardant ailleurs.
Pirouly, bien qu'il y répugna, tendit la main pour récupérer son bien par les ergots, mais la Paulette, lâchant son baluchon, subtilisa à son nez et à sa barbe le pauvre volatile.
Yvon écarquilla les yeux tout autant que Pirouly à ce geste d'humeur soudain.
La Paulette s'approcha à nouveau.
De son poing fermé sur le cou du gallinacé, son index se dressa pour s'agiter sous le nez du jeune homme surpris.
- Écoute moi bien, petit. Racht ! Tu ne dois pas revenir par ici. C'est dangereux pour toi. Il te cherche...scsch !
Pirouly ne put retenir une grimace sous les effluves malodorantes de l'haleine de la vieille.
- C'est qui "ils" ?
- Le prétu, tienpf !
Pirouly écarquilla encore les yeux, si c'était possible.
La Paulette continua d'agiter son doigt devant son visage fin en même temps que le pauvre faisan plombé et l'œil torve.
- Cela fait trop longtemps qu'il t'attend. J'ai vu ses thugs dans la tourbière... Ils se réunissent depuis quelque temps. Cela va être le grand jour. À ce moment là, il faut que tu sois loin d'ici ! Tu m'entends, pfiou !?
- Euh, oui... Le pretou ? Les feugues ? répéta mécaniquement Pirouly subjugué par la vieille femme. Oui, je dois partir... En effet...
Elle agita ses cheveux serpentins, roula des yeux deux fois plus vite. Elle parut contrariée. La diagonale de sa bouche se cassa en un désagréable rictus :
- Tu ne me crois pas, hein ?... Ça ne fait rien ! Ractpuf !
Comme elle paraissait renoncer, Pirouly prit ça pour un congé et fit mine de tendre la main vers le gibier.
- Bouge pas de là ! lui intima-t-elle.
Laissant tomber son bâton, elle plongea alors l'index de sa main devenue libre dans les plumes du faisan, au niveau de sa blessure, et l'en ramena tout rougi du sang encore chaud. Elle tendit le bout de son doigt rougi vers le front du jeune homme.
Il voulut reculer, mais Yvon l'en empêcha et l'obligea à rester en place.
La Paulette traça consciencieusement une sorte de point d'interrogation sur son front tout blanc, dessina un trois sur la droite de ce premier signe, puis le même chiffre, mais inversé, du côté gauche.
Elle jugea de l'effet de son œuvre et, enfin satisfaite, tendit ensuite le faisan d'un geste franc à Pirouly.
Celui-ci serra le volatile dans ses bras, comme il le faisait petit, lorsque sa mère lui tendait sa peluche préférée après un terrible cauchemar.
Puis, il prit ses jambes à son cou sans demander son reste et se faufila à travers les lianes, les lierres, les poupées désarticulées, dans les fils desquelles il s'emmêla un instant, slaloma entre les cairns morbides, en bouscula deux qui se répandirent en un bruit cristallin, et atteignit enfin la porte de sortie : ce rideau de lierre épais qu'il n'aurait jamais dû franchir.
Avant de passer le seuil de cet univers sinistre et sordide, il fut tenté de regarder derrière lui, mais, à l'idée d'être enfin fixé sur ce à quoi ressemblaient un prétu et un thug, il préféra s'abstenir. Son imagination lui avait déjà donné un aperçu plus qu'effrayant qui n'avait rien à envier au physique du père Yvon et de la vieille Paulette.





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