vendredi 24 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 2 (dernière partie)

Lorsque Martinou et Pirouly débouchèrent une nouvelle fois sur la prairie, les oiseaux noirs étaient toujours alignés sur la grille rouillée qui délimitait l'ancienne propriété du Colonel.
Il sembla au jeune garçon que son amie avait instinctivement ralenti le pas. Mais elle prit une grande respiration et revint au niveau de son camarade.
Ils empruntèrent tous les deux le chemin qui serpentait de la base de la colline au portillon à moitié sorti de ses gonds.
Arrivés là, les corbeaux et corneilles finirent tout de même par s'envoler en groupe, à l'exception de deux de leurs congénères.
Un corbeau restait agrippé à la margelle du puits qui trônait au milieu de la partie gauche du jardin. Une Corneille demeura perchée sur le fronton du péristyle. Elle avait une curieuse plume blanche sur l’aile droite
Tous les deux inclinaient la tête de côté et pointaient leurs yeux noirs avec une certaine effronterie en direction des nouveaux venus.
Martinou détecta une lueur d'intelligence dans ces petits yeux sombres et roulants, lueur qui n'était pas habituelle...
Ils franchirent tout de même le portillon et pénétrèrent dans le jardin, même si ce mot n'était plus très adapté à ce lieu redevenu sauvage.
Si la nature tendait à reprendre ses droits, quelques vestiges témoignaient par-ci par-là que cet endroit avait été entretenu dans l'esprit des jardins à la française.
Ainsi, émergeant d'herbes hautes desséchées, aperçurent-ils une vasque en pierre sur une colonne de marbre recouverte de lichens.
Des traverses de bois vermoulu séparaient les deux flancs du jardin pour mener à l'escalier en ciment où quatre marches formant pyramide menaient au péristyle tout de bois sombre.
Au pied de la maison, les pierres d'une antique rocaille, de gros grès moussus aux formes étranges, étaient visibles en différents points, émergeant de touffes d'oseille sauvage et de buissons d'aubépine. Sur la partie droite de cette ancienne rocaille, la statue d'une jeune fille en pierre leur tendait les bras d'un air désolé, comme si elle eut voulu qu'ils la sortent de là et redonnent à son corps sa blancheur d'antan.
En arrière plan, un épais lierre vert sombre s'était servi du pilastre central de la pergola pour monter à l'assaut de son toit d'ardoises.
Un roncier avait profité du travail du gel, au cours d'hivers rigoureux, pour faire ses racines dans les joints du mur de brique servant d'appui à cette pergola. Les végétaux poursuivaient patiemment leur travail de sape qui, un jour, finirait de mettre à bas cette maison construite par la main de l'homme.
Martinou leva des yeux craintifs sur l'imposante maison recouverte de lamelles de bois noircies par les intempéries et dont certaines, déclouées, menaçaient de se décrocher définitivement. Située plein sud, la maison n'avait pas du manquer de charme du temps de sa splendeur. Toutes ces fenêtres devaient apporter une jolie clarté dans chaque pièce.
Elle remarqua qu'aucune des vitres n'étaient brisées. Des rideaux étaient même encore en place à la plupart d'entre elles, même s'ils étaient gris de poussière.
La partie centrale du manoir était comme écrasée par les deux immenses tourelles qui l'encadraient. A l'étage, un balcon intérieur plongeait une large porte fenêtre dans l'ombre. Et juste au-dessus, le frontispice, percé d'un énorme œil de bœuf, s'élançait en pointe vers le ciel.
Les tours octogonales comportaient au premier étage une fenêtre en façade et une autre sur le côté du jardin, et probablement une troisième sur l'arrière de la maison.

Martinou reporta son attention sur le ré de chaussée, là sur le perron, cette solide porte en bois sombre percée de deux carreaux blancs et opaques à laquelle elle frappait dans son cauchemar... Seule la poignée ronde en laiton apportait une touche de lumière dans ce renfoncement.
Pirouly comprit que l'image du mauvais rêve de son amie n'était pas loin de surgir. Il tira donc son amie par la manche pour lui éviter de plonger dans une rêverie morbide. Ce geste la rassura, en lui rappelant qu'ils n'avaient pas besoin d'entrer dans cette maison.
Ils la contournèrent par l'aile gauche
Le corbeau et la Corneille à la plume blanche s'envolèrent soudain, et vinrent voleter autour d'eux comme inquiets de leurs faits et gestes.
- Qu'est-ce qu'il leur prend à ces deux là ? s'étonna Pirouly en tapant dans ses mains pour les faire fuir.
- J'sais pas... Ils sont bizarres, non ? T'as vu leur regard ?
- Non. Qu'est-ce qu'il a leur regard ?
- Ben, je sais pas... On dirait qu'elles pensent ces bestioles...
- Meuh, non ! Tu te fais des films. Elles sont juste un peu plus curieuses que les autres... Et moins froussardes ! Un peu comme nous, en fait !
- Pchiiittt ! Allez-vous en sales bêtes !!
Mais les volatiles les suivirent jusqu'à l'arrière de la maison, pas du tout dissuadés par les gesticulations de l'un et les bruits de l'autre.
Si le devant de la maison était plutôt nu et désolé, l'arrière était composé d'une esplanade assez chargée. En bordure, différents bâtiments se dressaient en plus ou moins bon état.
Dans l'alignement de la maison, de grands arbres aux teintes sombres, des résineux essentiellement, suivaient l'inclinaison du versant opposé de la colline et plongeaient en espaliers vers la vallée. Deux cèdres majestueux ombrageaient les abords de la bâtisse, escortés par des mélèzes, sapins et épicéas gravissant ce versant à leur suite.
Un kiosque en fer forgé avait été construit entre les bâtiments du côté gauche et cet angle de la maison. Des rosiers grimpants se jetaient sur lui dans une dernière étreinte passionnée, mettant leurs ultimes forces dans une dernière floraison aux couleurs délavées jaunes et rose.
Les deux oiseaux s'étaient tranquillement posés sur le poinçon du kiosque. Ils les fixaient toujours avec beaucoup d'insistance.
Les deux adolescents tentèrent de ne plus faire attention à eux. Ils furent curieux de voir le côté pile de la maison du Colonel qu'ils n'avaient jamais osé approcher à moins de cinquante mètres.
L'arrière était formé d'une terrasse en pierres sur laquelle une large porte-fenêtre s'ouvrait, issue secondaire de la maison victorienne. Cette terrasse, bordée par devant d'une large balustre taillée dans la pierre, rejoignait le jardin par une volée de cinq marches de chaque côté. Un tigre, sculpté en position assise, accueillait sagement le visiteur au bas de chaque volée de marches. Comme il montrait ses crocs et jetait un œil perçant et scrutateur, cela paraissait comme un avertissement à chaque invité qu'il devrait veiller à tenir sa place et à ne pas se sentir trop à l'aise le temps de sa visite...
Néanmoins, les deux amis trouvèrent que ces deux sculptures donnaient un air très prétentieux à ce petit balcon.
Martinou ne put s'empêcher de lever les yeux sur le dos gris des deux tours.
- Dépêchons-nous ! Il va faire nuit, et je n'ai pas envie d'être dans les parages à ce moment là. Cette maison est décidément sinistre ! Allons voir par-là, ça ressemble fort à un atelier.
En effet, en bordure de la propriété, un petit bâtiment en pierre, percé de deux petites fenêtres assez basses dont les encadrements affichaient de jolies toiles d'araignées, semblait un endroit idéal pour les bricoleurs.
Dans son prolongement, un cabanon en bois, entouré de grillage, avait sûrement été un poulailler et sa basse-cour.
Plus loin encore, une grange au toit affaissée témoignait que la propriété avait connu une activité d'élevage ou avait vécu de petits revenus agricoles.
Ils suivirent une allée de gravillons qui menait de la maison aux bâtiments.
Un hortensia grimpant avait poussé entre la porte de l'atelier et sa fenêtre de gauche. Ses branches génèrent l'accès.
Pirouly aperçut une colonie de gendarmes rouges et noirs qui s'échappèrent de la souche de l'hortensia. Il ne put s'empêcher de lever les pieds de dégoût.
- C'est quoi ces bestioles ? Pouah !
- Ce sont des punaises. On les appelle aussi gendarmes ou suisses.
- C'est bizarre qu'il y en ait autant ?
- Bah, ils vivent en colonie donc, non, c'est normal.
Martinou entra la première dans le bâtiment. Quelques insectes bourdonnèrent à leurs oreilles avant de s'enfuir.
- Beurk ! Ça sent bizarre là-dedans. Tu trouves pas ? interrogea Pirouly.
Martinou écarta une toile d'araignée qui lui barrait la joue.
- Oui, ça sent un peu le rance.
Ils regardèrent autour d'eux. Ils étaient apparemment au bon endroit puisqu'un établi était appuyé sur le mur du fond. Des outils, coincés chacun entre deux clous, étaient suspendus à la paroi. De vieux tonneaux en fer rouillé encombraient l'un des angles. De vieilles pelisses étaient suspendues à une patère, à gauche de la table à outils, toutes recouvertes d'une poussière épaisse et de toiles d'araignées.
- Tu vois une pelle, toi ? s'enquit Martinou, dont les yeux s'habituaient mal à la pénombre ambiante.
- Allons voir à côté. Peut-être les gros outils sont-ils rangés à part ?
Un passage sans porte menait dans une nouvelle pièce encore plus sombre.
Ils avancèrent prudemment sur le sol de terre battue, se tenant l'un à l'autre.
Pirouly prit le manche cassé d'une pioche et, se hissant sur la pointe des pieds, donna un coup au plafond de tuiles incliné. Deux ou trois tuiles glissèrent du toit, laissant un mince filet de lumière éclairer la pièce.
- C'est mieux comme ça, non ? crut devoir se justifier le jeune garçon sous l'œil réprobateur de sa comparse.
Sur leur droite, ils aperçurent une sorte d'armoire à trois vantaux.
- On dirait un bahut. Les gros outils doivent être là-dedans...
En même temps, elle poussa Pirouly devant, lui faisant signe de tirer les portes à lui.
Le jeune garçon lui jeta un œil de reproche par-dessus son épaule. Mais, finalement, il était assez content que la frousse ne soit pas de son côté. Il se frotta le nez de la manche de son ciré puis, il saisit vaillamment les deux poignées, et ouvrit d'un coup sec deux des battants du placard.
- Aaaaaaaaaaaaaah !!!!!!!
- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!!!! hurlèrent-ils en chœur.
La penderie comportait plusieurs niveaux, tous transformés en nichoirs. Là, au milieu des étrons et de la vielle paille noircie, ils découvrirent sur chaque nid un squelette de poule. Il y en avait aux plumes rousses, d'autres aux plumes noires, et d'autres grises, mais toutes avaient des orbites vides, la crête desséchée et le bec à moitié ouvert quand il ne pendait pas ou n'était pas tombé lors du processus de décomposition.
Qu'était-il arrivé à ces poules ? Comment avaient-elles pu mourir toutes ensemble ?
Cette vision aurait suffi à expliquer la frayeur de Martinou et Pirouly. Cependant, ce qui les avait réellement effrayés, c'était la tête d'homme posée sur le nichoir du milieu. Surtout quand cette tête dégarnie aux sourcils broussailleux et aux yeux vitreux avait bougé en ouvrant une bouche édentée tel un poisson qui aspire ses dernières goulées d'air avant de disparaître dans la besace du pêcheur.
Leurs cheveux s'étaient dressés sur leur tête et leur sang n'avait fait qu'un tour.
Ils criaient encore l'un et l'autre lorsqu'ils prirent leurs jambes à leur cou et se précipitèrent dans l'atelier voisin.
Dans sa fuite, Martinou aperçut derrière la porte de l'atelier la fameuse pelle qu'ils avaient tant espérée. Elle stoppa net et Pirouly la heurta.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? La sortie, c'est par là...
- Attends je prends la pelle... Après tout, on peut aussi se défendre avec...
Pirouly jeta un œil dehors, s'attendant à voir le corps de cette tête les attendre le pied ferme dans la cour, ou déambuler entre les cyprès les mains en avant.
Il sentit comme une goutte tomber sur la manche de son ciré. Il passa machinalement ses doigts à cet endroit et les ramena gluants sous son nez. Il renifla instinctivement la matière.
- Qu'est-ce que c'est que cette merde ?
Martinou revint vers lui avec la pelle. Ils levèrent la tête ensemble.
- Aaaaaaaaaaaaaah !!!!!!!
- Hiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !!!!!!! hurlèrent-ils une nouvelle fois à l'unisson.
Les jambes leur manquèrent. Il leur sembla qu'ils n'avaient plus assez d'air dans les poumons pour pouvoir respirer.
Suspendues à des crochets fixés dans les chevrons de la toiture, des dizaines de peaux de lapins et de renards, tendues sommairement sur des armatures en bois, se balançaient dans un léger mouvement au-dessus de leur tête. Leur revers carné suintait d'un liquide rendu brillant par les cristaux de sel.
Ils se jetèrent hors du bâtiment et coururent comme des dératés jusqu'au portillon de la propriété.
Le corbeau et la corneille s'élancèrent après eux en poussant des cris inquiétants.
Pirouly aperçut en contrebas de la colline, juste à l'orée du bois des tourbières, une silhouette courbée marchant d'un pas rapide. Cette silhouette n'avait que des épaules et... pas de tête ! Comme il courait devant (comme d'habitude), Pirouly tenta d'attirer l'attention de son amie sur cette étrange vision, mais le personnage avait disparu dans l'ombre du bois.
- Cours plus vite, lui enjoignit-il.
- T'es marrant toi. Avec une pelle qui pèse une tonne, c'est pas facile...
- Et eux, ils m'ont l'air soudain plus agressifs...
Martinou jeta un œil derrière elle et aperçut les satanés volatiles qui les poursuivaient. Mais ce qui provoqua un frisson indescriptible, c'est l'ombre qu'elle aperçut à l'une des fenêtres supérieures du manoir, celle de la tourelle ouest. Elle reporta le regard devant elle, le souffle court.
La forêt était en train d'engloutir le soleil, et il sembla à Martinou que celui-ci jetait un cri pour elle avant de répandre son sang sur la surface des arbres. La nuit était en train de tomber.
Avant de quitter la prairie, elle scruta une dernière fois la façade du manoir.
L'ombre avait disparu et les carreaux de la vieille maison ne reflétaient plus que les derniers rayons rougeoyants du soleil mourant.
Ils arrivèrent auprès de leurs amies complètement essoufflés après cette course folle.
Poucy et Mirliton se levèrent du talus où elles devisaient tranquillement et leur demandèrent aussitôt ce qui n'allait pas.
- Venez, ne perdons pas de temps, la nuit tombe... On va vous raconter en allant récupérer les bottes de Mirliton, articula la chef de troupe d'une voix blanche.
En traversant la portion de bois jusqu'au trou de boue, les filles s'exclamèrent tour à tour au gré du récit de leurs deux compagnons :
- Des poules momifiées... ?
- Une tête sans corps qui bouge toute seule... ?
- Des peaux de lapin séchées...?
- Une ombre à la fenêtre... ?
Mirliton n'en revenait tellement pas qu'elle en avait oublié qu'elle marchait en chaussettes dans les bois.
Poucy se demandait s'ils ne les faisaient pas marcher.
- Si tu nous crois pas, vas-y voir... On a mangé des noix et des poires, pas des champignons hallucinogènes ! insista Pirouly dont le stress retombait en pointes agressives.
- Je vous disais que cette maison était malsaine, renchérit Martinou.
Mirliton concéda :
- C'est vrai que je la trouve inquiétante cette baraque. C'est un endroit idéal pour les fantômes...
Arrivés près du trou marécageux, Poucy prit la pelle des mains de Martinou.
- Moi, je ne crois pas aux fantômes. Quelqu'un vous a vus dans les parages et a voulu vous éloigner d'ici en vous mettant une trouille bleue, leur dit-elle.
Martinou et Pirouly glissèrent un tronc d'arbre assez léger en travers du trou d'eau, puis un second à côté pour former une petite passerelle. Tout en s'affairant, ils protestèrent :
- Parce que tu crois que nous on y croit ?
- Hon, n'importe quoi ! On a passé l'âge !
- Avec ou sans tête, il y avait bien un homme... Il nous a pris par surprise mais il ne sait pas sur qui il est tombé... On va très vite savoir ce qu'il fiche là.
- Ben, moi, j'y crois aux fantômes, affirma Mirliton appuyée contre un arbre alors que ses amis se démenaient pour récupérer ses bottes fashions.
Ils la regardèrent éberlués. Est-ce qu'elle plaisantait ?
- Oui, j'y crois, appuya-t-elle en les regardant, consciente que le ton éthéré sur lequel elle avait commencé pouvait laisser croire qu'elle rêvait éveillée. Notre corps est énergie. Je crois que cette énergie, une fois qu'elle a quitté son enveloppe corporelle, va ailleurs. Et pourquoi pas dans les vieilles baraques comme celle-là ? Ça ne gène personne ?
Poucy ronchonna une remarque inaudible et plongea la pelle entre les deux bâtons avec lesquels Pirouly avait marqué l'endroit quarante cinq minutes plus tôt.
- C'est plutôt un squatteur, moi je pense, contra Martinou. Plus personne ne vient dans cette maison. C'est l'endroit idéal pour un sans abri... Ah, mais, Mirliton, ton agresseur de ce matin... Si ça se trouve, c'est là qu'il se cache...
- D'abord, il m'a pas agressée...
Poucy ne put s'empêcher de ricaner en ramenant une pelleté de boue sur le côté :
- Il t'a quand même embarquée dans une sale histoire.
- C'est moi qui ait voulu monter dans le taxi.
- Il t'a un peu pris en otage, tout de même !
- Pas vraiment puisqu'il m'a relâchée...
Poucy se demanda si Mirliton n'était pas en plein syndrome de Stockholm.
Pirouly lui dit, goguenard :
- Tu préfères qu'on l'appelle ton co-voiturier ?
- Ça me va... Bon, il était comment votre bonhomme ? Enfin sa tête, du moins...
Martinou et Pirouly s'employèrent à décrire le visage horrible aperçu au milieu des cadavres de poules.
Mirliton secoua la tête catégoriquement :
- Ttttt, ttttt, tttt, rien à voir ! L'homme à la musette était plus jeune et pas moche du tout.
- Ah ! Je comprends pourquoi Madame rechigne à l'appeler "son agresseur" ou "son kidnappeur"...
- Pirouly, ta remarque est déplacée. Ce Monsieur a l'âge de mon beau-père. Toi, tu manques un peu de maturité !
Pirouly se renfrogna. Mirliton avait le même âge que lui. Elle manquait pas d'air !
- De toute façon, je me demande bien comment un homme arrivé ce matin aurait pu tuer tant de lapins et de renards d'un coup et faire sécher leur peau en si peu de temps.
A cette remarque de Martinou, Poucy se mit soudain à rire à gorge déployée. Elle venait de ramener une des bottes de leur amie parisienne sous la forme d'un magma boueux informe. Était-ce cela qui la faisait rire ?
- Oh non, c'est pas drôle ! protesta Mirliton en recueillant du bout des doigts sa botte fleurie, méconnaissable.
On aurait cru un amas de glaise retiré trop tôt de son tour de poterie.
- Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? On va les nettoyer et c'est tout, s'agaça Martinou.
Poucy parvint à reprendre son sérieux.
- Non, c'est pas ça. L'homme que vous avez vu... Je sais qui c'est.
Elle secoua la tête, encore amusée, et plongea de nouveau la pelle dans les sables mouvants.
- De qui s'agit-il alors ? s'impatienta Pirouly.
- A votre avis, qui est le roi du braconnage et vient dans les environs pour ravitailler son amoureuse ?
- Le père Yvon ? demanda aussitôt le jeune garçon, un peu déçu de ne pas y avoir pensé plus tôt.
Martinou tapa dans ses mains :
- Mais oui, j'suis bête. J'aurai dû le reconnaître. Le pauvre vieux ! Il est tellement bossu que sa tête s'échappe de ses épaules. Quand on l'a vu s'enfuir au bas de la colline, du surplomb où on était, on ne voyait que son dos, évidemment. À son âge, il détalait encore bien...
Elle eut comme un soupir de soulagement et retrouva le sourire.
- Comme quoi, votre imagination s'emballe vraiment des fois, fit remarquer Poucy.
- Eh bien, voilà notre enquête la plus rapidement élucidée !! commenta Mirliton. Mais qui est ce Yvon au juste ? Et c'est qui son amoureuse ?
- Le père Yvon ? C'est un vieux du village, un peu simple d'esprit. Il habite dans un taudis, près de l'arbre de la Victoire. Il vit de pas grand chose. Heureusement, il a un grand potager dans lequel il fait pousser mille légumes. Et puis il a son élevage de lapins. Ce qui ne l'empêche pas de braconner par ailleurs.
Poucy lui tendit sa seconde botte.
Martinou compléta le portrait que son amie sportive avait commencé :
- Mais tu l'as déjà vu Mirliton. Tu sais, c'est celui qui remonte le village en tirant une charrette à bras remplie de ses outils et de ses récoltes du jour. Il est toujours en bleu de travail... Un petit homme tout rabougri...
- Ah, oui, je vois, ça y est ! Et il a une amoureuse ?
C'est Pirouly qui répondit cette fois-ci :
- Sa fiancée, vois-tu, c'est l'autre raison pour laquelle les promeneurs ne s'aventurent pas trop par ici. Elle vit dans une vieille cahute dans ces bois. C'est une sorcière, paraît-il. On l'appelle la Paulette. Moi, personnellement, je ne l'ai jamais vue... Mon grand-père dit qu'elle est guérisseuse, mais d'autres disent que certains sont allés la consulter et n'en seraient jamais revenus.
Mirliton avait écouté ses camarades avec beaucoup d'attention, une botte retournée dans chaque main pour en évacuer le maximum de boue.
- Et vous, les filles, vous l'avez déjà vue ? demanda-t-elle.
Martinou fit signe que non. Poucy, elle, avoua l'avoir aperçue de manière furtive lors d'un de ses joggings matinaux.
- Cette femme se cache dans les bois. Ceux qui l'ont consultée la rencontrent dans le chemin de la tourbe. Elle les magnétise là, en plein milieu du chemin. Personne ne sait vraiment où est sa cabane. C'est comme si elle avait jeté un sort pour que personne ne la trouve... Je crois qu'il y a beaucoup de fantasmes autour d'elle.
Mirliton scruta les tréfonds du bois et l'impression qu'ils étaient épiés lui revint, plus forte que jamais. Elle se garda bien d'en parler à ses amis.
- La nuit tombe. Vous voulez pas qu'on y aille, les incita-t-elle en se dépêchant d'enfiler ses bottes.
Elle sentit que leur fond était encore bien encombré, mais l'idée de tomber nez à nez avec la Paulette après une journée déjà riche en émotions lui fit relativiser ce désagrément. Elle les nettoierait à grande eau une fois rentrée. Elle n'avait qu'une envie maintenant, c'était de quitter les lieux.
Ils reprirent donc le chemin en allant d'un bon pas, tout en devisant.
- Je me demande si la Paulette et le père Yvon n'auraient pas jeté leur dévolu sur la maison du Colonel pour passer leur lune de miel... Après tout, elle doit être plus confortable que sa cabane au fond des bois.
- Alors tu crois que la silhouette que tu as aperçue à la fenêtre serait celle de la sorcière ? interrogea Pirouly.
- Bah, laissons-les tranquilles ! Au moins, là, ils n'entendent pas les ragots sur leur compte.
- De quels ragots tu parles, Martinou ? s'enquit Mirliton.
- La Paulette a perdu son mari il y a longtemps. Le Yvon était le meilleur ami du défunt. Ils se sont soutenus mutuellement dans cette épreuve. Comme la Paulette était réputée bonne connaisseuse de l'usage des plantes, ou des potions qu'elle pouvait en tirer, les gens ont très vite supposé que la mort du pauvre homme pouvait ne pas être naturelle... Yvon a eu beau la défendre contre ces accusations, ça c'est très vite retourné contre lui. Dans le meilleur des cas on disait qu'elle l'avait ensorcelé, au pire, qu'il était le mobile du crime supposé de la Paulette, ou même son complice. La Paulette a eu beau renoncer à l'héritage que lui laissait le Grand Paul (c'était le nom de son mari), comme preuve de son innocence, les rumeurs ont fini par avoir raison de ses nerfs. Lorsqu'elle est revenue de sa maison de repos, qui était plutôt un asile d'ailleurs, c'est là qu'elle s'est recluse dans les bois.
- Mais, la police ne l'a pas innocentée ?
- Si. Mais la rumeur a été la plus forte. Il restait toujours quelqu'un pour dire qu'il n'y avait pas de fumée sans feu... Le Yvon, lui, a mieux résisté. Il a continué à vivre au village mais il a continué à s'occuper d'elle. Il paraît qu'il allait la voir plusieurs fois par mois quand elle était internée.
- C'est horrible cette histoire ! Pauvre femme ! s'exclama Mirliton.
C'est avec soulagement qu'ils aperçurent la lumière des premiers lampadaires du village.
Ils déposèrent les noix, les noisettes et les poires dans le garage des Roulier.
Ils étalèrent les premières dans des cagettes en bois dont ils avaient garni le fond de papier journal et les rangèrent à proximité de la chaudière. Quant aux poires, elles furent stockées dans le cellier à une température plus fraîche.
Mirliton se montra peu encline à remonter chez elle. Elle n'avait pas pensé à aller allumer le chauffage, et elle risquait d'avoir bien froid. Et puis, seule dans sa grande maison, même avec la compagnie de Youpi, elle n'était pas très rassurée.
Elle fut grandement soulagée quand Martinou lui proposa de venir passer la nuit chez elle.
Ce que son amie n'aurait jamais avoué, c'est que son invitation n'était pas totalement désintéressée. Martinou craignait que cette nuit ne ramène une fois de plus le Colonel à la vie.

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