vendredi 17 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 2 (première partie)


Chapitre 2

Madame Roulier s'activait dans sa cuisine depuis une bonne demi-heure.
Après avoir fait le ménage dans les chambres, balayé la maison, elle avait entrepris de faire un gâteau à la crème de lait et au chocolat. Elle savait que les enfants adoraient ce gâteau fait avec la crème récupérée sur le lait bouilli. La recette le prévoyait nature, mais le moral de son fils et de ses amies était au plus bas en ce jour pluvieux. Elle comptait bien que ces quelques cuillerées de chocolat en poudre, ajoutées à leur gâteau préféré, ne seraient pas de trop pour leur redonner le sourire.
En parallèle, elle veillait soigneusement à son bœuf mironton qui mijotait sur un lit d'oignons déjà joliment dorés.
Cette femme, habituellement douce et calme, faisait preuve d'une énergie débordante lorsqu'elle s'occupait de sa maison et des repas familiaux. Gare à celui qui venait sur son territoire dans ces moments là. Il avait tôt fait de se prendre un coup de cuillère sur les doigts, ou un coup de louche sur les fesses.
Aussi, avait-elle envoyé Martinou, Poucy et Pirouly jouer dans la pièce d'à côté. Entre les bruits de fouet sur son saladier et les bouillonnements de son mironton, elle entendait quelques protestations de loin en loin. Il s'agissait d'un jeu avec parcours et billets de banque, et les comptes semblaient souvent contestés.
Cet après-midi, elle s'attaquerait à sa couture. Elle avait quelques ourlets à faire, des braguettes à remplacer, des chaussettes à repriser et des boutons à recoudre.
La pluie battait les carreaux de la cuisine.
Elle se dit qu'il faisait bon être à l'intérieur, bien au sec et au calme. Son caractère s'accordait bien avec cette ambiance feutrée, caractéristique de l'automne.

Il en allait autrement pour les trois amis réunis autour de la table de la salle à manger, peu habitués qu'ils étaient à demeurer enfermés. Ils étaient tous les trois penchés à la lumière jaunâtre du plafonnier sur un jeu de société avec salaires de pacotille à la clé. Quelques mariages, accidents et huissiers ralentissaient la course des participants et perturbaient les comptes.
Pirouly était bon dernier et commençait à s'agacer.
Ce n'était pas tant de perdre qui le contrariait, mais c'était surtout de voir toujours Martinou grande gagnante. Ce fait systématique avait quelque chose de suspect à ses yeux. Il en venait à se préoccuper davantage des moindres faits et gestes de son amie que de sa propre stratégie. Surtout quand celle-ci manipulait les billets de banque.
L'ayant remarqué, Martinou finit par lui mettre les billets sous le nez pour qu'il recompte avec elle.
- Ça va ? Le compte est bon ? demanda-t-elle avec quelque impatience.
- Moui. Hon,hon ! ronchonna Pirouly.
Poucy s'amusait à les observer. Aussi mauvais caractère l'un que l'autre, se disait-elle.
Ces dernières années, le caractère du jeune garçon tendant à s'affirmer, il y avait eu quelques heurts entre les deux.
Martinou continuait à couver son camarade comme un cadet et, surtout, tentait de le mener par le bout du nez comme auparavant. Or, l'orgueil masculin du jeune garçon s'était éveillé en même temps qu'un duvet de plus en plus foncé recouvrait ses joues.
Le pauvre tentait déjà de s'affranchir d'une mère protectrice. Il supportait mal d'avoir à faire double front.
Si Poucy l'avait bien compris, Martinou avait plus de mal à s'y faire et tombait parfois dans le piège de l'autoritarisme.
Ce qu'elle ne savait ni l'une, ni l'autre, c'est que, depuis trois ans qu'il était au collège, Pirouly avait eu beaucoup de difficultés d'intégration. Son caractère mature et sa sensibilité lui avaient mis à dos tous les gros durs de sa classe qui faisaient une tête de plus que lui.
Cela avait été un combat de tous les instants pour ne pas devenir leur tête de turc. Comble de ses défauts, il était bon élève et la coqueluche de toutes les jolies filles. Alors les gars le lui faisaient payer. Croche-pieds dans les rangs, cible dans les buts en sport, servi le dernier à la cantine, affaires vandalisées ou cachées... Un jour, il avait dû aller chercher sa trousse au fond de la cuvette des toilettes.
Le seul endroit où il était en sécurité au collège, c'était le Centre de Documentations et d'Informations. Là, il n'y croisait pas ses ennemis qui, bien souvent, ne savaient même pas dans quel sens se tenait un livre.
Par fierté, il avait choisi de ne rien dire. Mais, peu à peu, ces humiliations quotidiennes avaient fini par le rendre méfiant des autres. Il était sur la défensive.
Même avec ses amies, il lui arrivait maintenant d'avoir des sautes d'humeur, même s'il savait qu'elles n'y étaient pour rien.

La semaine passée, sa patience et sa résolution de ne pas céder à la violence avaient volé en éclats. Un certain Patrice avait poussé la provocation un peu trop loin et Pirouly avait fini par lui sauter dessus. S'était ensuivie une bagarre au corps à corps dont aucun des deux n'était sorti vainqueur. Pas un de leurs camarades n'était intervenu ! Au contraire ! Tout le monde s'était massé autour des deux combattants et avaient commencé, soit à les encourager, soit à lancer des paris. Entre deux coups de poings, c'est peut-être ce qui avait le plus choqué le sensible Pirouly : l'humanité de l'individu qui s'efface devant l'animalité du groupe.
Heureusement, l'attroupement peu discret avait attiré les surveillants et le fameux Patrice et lui s'étaient retrouvés dans le bureau du Proviseur. Verdict : quatre heures de colle à effectuer ensemble.
Pirouly avait encore cette histoire sur l'estomac (et un peu sur le nez aussi) et, bien qu'en vacances depuis la veille, il appréhendait déjà le retour au collège.
Poucy lança les dés, puis avança son pion. Rien de passionnant pour elle. Elle gagnait dans cette case un séjour chez mémé.
Pendant que Pirouly jouait à son tour, Martinou se leva pour écarter les rideaux de la porte fenêtre, essuya la buée des carreaux et tenta d'apercevoir le dehors.
Une pluie torrentielle continuait de tomber. La rue en pente ressemblait à la surface d'une rivière. Un nid de poule devant le portail de la rue faisait un tourbillon sur lequel quelques feuilles mortes venaient tourner avant d'être emportées avec de petits cailloux en aval. Les grosses gouttes qui tombaient sur le balcon formaient une écume blanchâtre sur le ciment gris souris.
- Eh bien ! J'espère qu'on ne va pas avoir ce temps durant toutes nos vacances. Ça va être galère sinon, commenta Martinou avant de revenir à la table de jeu.
Elle lança les dés après avoir regardé où s'était déplacé Pirouly.
- En tout cas, t'es tranquille Pirou. C'est pas par ce temps que ta copine va venir t'attendre devant chez toi, le titilla Poucy en le regardant en coin, un léger sourire aux lèvres.
- Lâche-moi avec ça, c'est pas ma copine je vous ai dit.
Martinou fit un clin d'œil à Poucy.
Depuis la rentrée, Pirouly était poursuivi par les assiduités d'une toute nouvelle barrésoise. Elle s'appelait Quorratulaine Hamplot. Elle était la fille d'un riche industriel d'origine indienne qui semblait vouloir offrir à sa famille un cadre de vie un peu plus serein que celui qu'offraient les grandes métropoles dans lesquelles ils avaient vécu jusqu'ici.

Ils avaient acheté la villa d'une des premières femmes aviatrice décédée l'année précédente dans sa quatre vingtième année. Cette aviatrice à la retraite avait aussi une grande ménagerie que les Hamplot avaient également rachetée, pensant qu'elle distrairait leurs deux filles. Ainsi Quorratulaine et sa sœur Zarafa se vantaient d'avoir deux chevaux, trois poneys, une chèvre, deux paons, une vache et deux bisons.
Elles avaient proposé plus d'une fois au jeune homme de venir leur rendre visite. Il avait jusqu'ici toujours trouvé une bonne excuse pour décliner l'invitation.
Tous les matins, dans le bus les menant au collège, les sœurs Hamplot et leurs amies Houalala Djémal et Mandy Bulle, lui retenaient une place au milieu d'elles tout au fond, sur la rangée de six sièges. Elles riaient bruyamment à tout ce qu'il disait, même quand ça n'était pas drôle.
Cette fréquentation n'arrangeait pas ses affaires. Le quatuor de jeunes filles indiennes étaient pour le moins méprisé par nombre des collégiens, d'une part à cause de leur origine étrangère, d'autre part à cause de l'originalité de leur tenue qui, sans être des tenues traditionnelles, y faisaient largement référence par leur coupe et les broderies qui les ornaient. Les unes et les autres s'obstinaient à porter de petits chaussons perlés, malgré les intempéries de ces derniers jours.
Quorratulaine avait le haut de son oreille droite percée à trois endroits et ornait ses cheveux noirs de jais de filaments argentés, quand sa sœur affichait des ongles décorés de signes étranges sur fond blanc. Leurs deux comparses avaient chacune une pierre brillante au creux de la narine gauche.
Ce qui ne facilitait pas non plus le rapprochement avec leurs camarades, c'était aussi le fait que les quatre amies de même origine semblaient fonctionner en cercle fermé et etaient bien décidées à ne faire aucun effort pour en sortir. Il faut dire que la minauderie et la préciosité dont chacune faisait preuve achevaient de les mettre au ban de la vie collégienne.
Si certains enviaient Pirouly de cette apparente intimité, lui s'en serait bien passé. Il les trouvait pour le moins ennuyeuses et superficielles.
Quorratulaine se comportait en véritable tyran avec sa petite sœur comme avec Houalala et Mandy. Lorsqu'il s'en était étonné franchement auprès d'elle, elle lui avait répondu avec un naturel déconcertant que sa sœur cadette lui devait le respect et que les deux autres n'étaient, après tout, que les filles des employés de son père. Cette réponse avait laissé sans voix le jeune garçon.
Il avouait bien, pourtant, que Quorratulaine était une beauté exotique parfaite, mais ce qu'il avait découvert de son tempérament la lui rendait parfaitement moche et antipathique.
Bien qu'il lui montra très rapidement des signes d'indifférence, la jeune fille d'origine indienne avait commencé à lui faire de petits cadeaux. Ainsi il avait reçu dans son casier au collège ou dans sa boite à lettres, un livre sur l'Inde et sa culture, un pendentif avec l'œil de Shiva, un pendule argenté et un livret sur les bienfaits de la méditation. Puis, ce mardi et ce jeudi, elle était venue sonner chez les Roulier et avait demandé à le voir à Mme Roulier qui l'avait accueillie. Pirouly avait fait répondre à sa mère qu'il était occupé à ses devoirs. Mais la seconde fois, elle avait entrepris d'attendre qu'il eut fini en s'asseyant sur le muret du jardin.
Cette fixation qu'elle faisait sur lui commençait à le mettre très mal à l'aise.
- Tu devrais te méfier Pirou... Un jour tu vas retrouver tes cochons d'Inde dans la friteuse ! C'est comme ça que ça finit les relations passionnelles ! l'avertit Martinou en faisant allusion à un classique du cinéma de suspens dans lequel un homme adultère est harcelé par son ex maîtresse éconduite qui finit par s'en prendre à sa famille.
Pirouly finit par sourire en haussant les épaules. Ces choses de l'amour lui étaient encore étrangères. Il lui semblait que cela le tirait peu à peu vers le monde des adultes, et il résistait encore. Ses camarades, deux ans plus âgées, s'étaient déjà aventurées sur les chemins du flirt, et cela avait commencé à creuser un léger fossé entre elles et lui, ce qui le laissait perplexe.
Tout allait soudain trop vite. Il savait que les choses allaient changer et son inquiétude grandissait. Il aurait tant aimer que tout reste comme avant.
Il avait croisé le petit ami de Martinou et cette situation lui avait semblé très étrange. Ce garçon qu'elle ne connaissait pas quelques mois plus tôt bénéficiait d'une proximité et d'une complicité avec elle qui semblait dépasser l'entente que lui, Pirouly, avait toujours eu avec son amie. Pour la première fois, il passait au second plan. Il avait alors l'impression d'une mise à distance alors que ce n'était qu'un changement de perspective provoquée par la comparaison des deux relations.
C'est, en tout cas, ce que Martinou avait tenté de lui expliquer par un laconique : "Mais toi, c'est pas pareil ! T'es comme mon petit frère !".
Commentaire qui l'avait à la fois rassuré et vexé.
Ce statut de petit frère était-il plus enviable ?
Peut-être trouverait-il une fille qui le verrait autrement, après tout...
N'était-ce pas cette autre chose que voyait en lui la jeune Quorratulaine ?
Il fallait qu'il fasse le point sur tout cela mais il avait, avant tout, d'autres soucis à régler.
Martinou avait seize ans maintenant. Ses tresses avaient disparu au profit d'une coiffure déliée. De petites mèches de différentes longueurs tombaient sur son front et ses joues et couraient en dégradé jusqu'à ses épaules. Ses yeux vifs brillaient encore davantage depuis qu'elle passait ses cils au mascara et les soulignait d'un trait de crayon noir. Même si sa poitrine n'avait pas pris la même ampleur que celle de ses copines Poucy et Mirliton, les formes de l'adolescence ne l'avaient pas épargnée.
Martinou leur fit soudain signe de se retourner :
- Il y a quelqu'un sur le balcon !

En effet, une silhouette sombre se dessinait à travers la buée formée sur les carreaux.
- Tu crois que c'est Quorra ? demanda Pirouly un peu anxieux et prêt à se cacher.
Poucy se leva pour écarter le rideau. La personne au dehors frappa vivement le carreau en plaquant son visage dessus. Alors Poucy s'empressa d'ouvrir à l'invité surprise.
Ils poussèrent tous les trois un "oh" d'exclamation en se regroupant devant l'entrée.
Mirliton se tenait là, devant eux, toute ruisselante, ses cheveux d'une drôle de couleur aplatis jusqu'aux épaules. Son maquillage s'était dilué sur ses joues laissant des traces noirâtres qui semblaient couler de ses mèches de même couleur. Ses lunettes embuées laissaient deviner de petits yeux égarés. La jeune fille serrait son cabas blanc à pois contre son blaser rose dont le cuir avait souffert. Avait-elle froid ou cherchait-elle à dissimuler la transparence de son caraco blanc trempé ? Sa jupe à volants jaunes et blancs gouttait sur ses Rangers rouges. Ses collants à pois rose étaient tachés de boue jusqu'aux genoux.
- Mais poussez-vous donc ! Laissez-la entrer enfin ! intervint Madame Roulier qui arrivait dans leur dos pour accueillir son visiteur.
Ils revinrent de leur stupéfaction et s'écartèrent pour laisser le passage à leur amie parisienne. Ils eurent un sourire amusé en voyant la valise ambulance qu'elle dissimulait jusque là derrière elle. Ils se dirent qu'elle avait une conception étrange de l'expression "faire sa valise".
En effet, des morceaux de vêtements dépassaient de tous les côtés. Avec ses deux gyrophares bleus, cette valise ressemblait à un grand monstre aux yeux scintillants, mangeur de vêtements colorés.
- Entre donc ma fille, tu vas attraper la mort en restant sous cette pluie glaciale, l'invita la maman de Pirouly.
Au même instant, Youpi, qui avait fait un tour de jardin, se présenta et tenta de se faufiler aux côtés de sa maîtresse dans la salle à manger. Il était dans un aussi mauvais état que Mirliton.
- Non, non ! Reste là, toi ! Va coucher ! lui ordonna Madame Roulier en tirant Mirliton complètement ramollie vers l'intérieur pour claquer la porte au museau du labrador.
Youpi resta donc sous la pluie.
- Pirouly, va chercher une serviette de bain et un peignoir. Les filles, restez pas planter là, aidez Mirliton à se débarrasser de ses affaires mouillées ! Je descends au garage pour ouvrir à Youpi, qu'il se mette à l'abri et sèche un peu... Je remonte vite pour te faire une bonne tisane ma chérie.
Elle gratifia son invitée d'une caresse au menton avant de disparaître pendant que chacun s'exécutait.
Mirliton, touchée par cet accueil et l'empressement de ses amies autour d'elle, et la pression de la matinée retombant, se mit à pleurnicher et à hoqueter.
- Mais qu'est-ce qui s'est passé ? T'es venue à pieds de la gare ? Tu pouvais pas appeler ? L'un de nos parents serait allé te chercher... C'est pas ce qui était prévu d'ailleurs ?
Mirliton redoubla de sanglots à l'écoute de ce sermon qui ne s'en voulait pas un.
Poucy jeta un œil de reproche à Martinou tout en l'aidant à extirper la citadine de son blouson en cuir rose.
Martinou fit une mine désolée.
- Ben ton cuir, il a pris un sale coup ! ne put s'empêcher de constater Poucy en le déposant sur le dos d'une chaise.
Mirliton redoubla de pleurs.
Ce fut au tour de Martinou de lancer un regard de reproche à Poucy.
- Chuuutttt ! Calme-toi et raconte-nous, reprit cette dernière, embarrassée d'avoir augmenté son chagrin.
Pirouly revint avec une grande serviette de bain et un peignoir éponge.
Les filles lui retirèrent ses lunettes et lui frictionnèrent la tête avec la serviette.
Mirliton sortit de là-dessous toute ébouriffée.
- C'est sympa cette couleur que tu t'es faite. T'arrives toujours à nous étonner, la félicita Martinou en lui pinçant la joue.
- Oui, elle a raison, confirma Poucy en passant ses mains sur les mèches bicolores.
La petite parisienne parvint enfin à esquisser un sourire.
- Alors, est-ce que tu vas nous raconter ? s'impatienta Pirouly en l'attirant sur le canapé, côté salon.
- Oui, et débarrasse-toi de tes fringues, je vais les mettre à sécher, lui demanda Martinou.
Mirliton enfila le peignoir que Poucy lui tendait, se tortilla dessous pour enlever ses vêtements, puis les tendit à son amie qui les avait réclamés.

C'est seulement alors qu'elle se laissa aller dans le canapé entre Poucy et Pirouly. Martinou, elle, prit un des fauteuils qui leur faisaient face.
Elle entama alors le récit de sa mésaventure de la matinée. Elle fut seulement interrompue par Madame Roulier qui vint déposer entre ses mains une infusion de thym, censée prévenir tout état grippal. Elle en profita pour l'informer que Youpi était couché au sous-sol près de la chaudière avec une bonne assiette des restes de la veille. La jeune citadine la remercia chaleureusement et, ne voulant pas alerter son hôtesse, attendit que celle-ci eut remis une buche dans le poêle et soit sortie de la pièce pour poursuivre.
Lorsqu'elle eut finit de leur relater son histoire, ses camarades y allèrent de leurs commentaires et questions :
- Eh bien, pour une fois, c'est toi qui amène l'aventure à nous.
- Tu as du avoir une trouille pas possible ?!
- Tu as une idée de la maison vers laquelle il s'est dirigée ?
- Un pistolet ? Cet homme est dangereux. Je me demande bien ce qu'il vient faire à Barroy...
- T'es sûre que vos poursuivants étaient pas de la police ?
Mirliton, le nez plongé dans son mug, regardait ses camarades et se contentait de remuer la tête, une fois à l'affirmative, une fois à la négative, ou bien levait les yeux au ciel.
Maintenant qu'elle était en sécurité, un petit frisson de plaisir lui parcourut le dos. Elle ne savait pas trop si c'était du au feu de bois, à la tisane, ou à l'excitation de ses amis. Peut-être était-ce tout simplement le plaisir d'être au centre de leur intérêt et de se sentir soudain importante.
La voyant silencieuse, Martinou intervint :
- Bon, repose-toi et essaye d'oublier ce type pour l'instant. Si on le croise, fais-moi confiance, j'irai lui dire un ou deux mots... Dans un petit village comme Barroy, on va vite savoir où il a atterri.
Mirliton la remercia, déposa son mug sur la table du salon et se renfonça dans le canapé.
- Quoi de neuf pour vous, sinon ? demanda-t-elle en jetant un regard circulaire.
Tandis que chacun lui racontait sa rentrée, elle les observa à tour de rôle. Comme ils avaient tous changé !
Martinou semblait un peu plus rêveuse. Ses tresses disparues, son côté volontaire et sa franchise semblaient plus affirmés dans la maturité. Le jeune Anthony qu'elle avait rencontré lors d'une partie de pêche à la truite n'y était sûrement pas pour rien. C'est sûrement pour lui qu'elle se faisait maintenant les yeux.
Poucy, elle, avait pris des épaules. Était-ce lié à la natation à laquelle elle s'était mise activement depuis deux ans ?
Ses boucles raccourcies faisaient davantage ressortir sa carrure athlétique. Ses boucles d'oreille à la gitane atténuaient un peu son aspect garçon manqué. Son front, naturellement ombrageux, était toujours là, trahissant son côté soupe au lait et têtu. Elle portait un ensemble jogging vert et blanc dont le gilet ouvrait sur un tee-shirt blanc à col en v.
Elle posa les yeux sur Pirouly. Ce fut pour lui qu'elle s'inquièta le plus. Sans avoir trop grandi, il avait en revanche maigri, lui qui n'était déjà pas très gros. Il lui fit penser à ces scies musicales qui ployaient sous un archet. Son visage, habituellement si frais et naïf, était comme recouvert d'un voile d'inquiétude et d'amertume qui lui faisait grise mine. A moins que cette impression ne soit provoquée par le fin duvet qui recouvrait difficilement ses joues émaciées ? Du coup, elle trouvait que sa fragilité et son androgynie s'étaient accentuées. Il était là sans être là. Il avait toujours été discret mais tout en participant. Aujourd'hui il s'effaçait presque et décrochait régulièrement de la conversation. Il avait l'air sur le qui-vive, comme inquiet.
Madame Roulier interrompit ces bavardes retrouvailles :
- Mirliton, si tu peux descendre maîtriser Youpi. Il refuse de laisser entrer mon mari dans le garage. Je crois qu'il ne l'a pas reconnu...
Le fait que Youpi lui ait montré les crocs alors qu'il rentrait chez lui pour la pause déjeuner, n'avait pas mis Monsieur Roulier dans les meilleures dispositions. Aussi se montra-t-il maussade tout au long du repas, ronchonnant au babillage constant de ces adolescents pleins d'énergie.
Une fois le bœuf mironton et le gâteau au lait engloutis, la maîtresse de maison conseilla à son fils et ses amies de profiter de la jolie éclaircie du ciel pour aller prendre l'air. Elle savait qu'ainsi son mari pourrait faire sa sieste sans craindre d'être réveillé en sursaut, ce qui le mettait toujours en fureur. Tout incident diplomatique serait évité.
A Mirliton qui insistait pour l'aider à faire la vaisselle, elle répondit :
- Ne t'inquiète pas, je m'en occupe. Je vais la faire tranquillement pendant que mon café coule. Allez vous aérer tant qu'il ne pleut pas.
Trop heureux de pouvoir échapper à cette corvée, aucun n'insista réellement. Ils enfilèrent leur ciré et sortirent sans demander leur reste.
- Tu devrais laisser Youpi, car depuis l'ouverture de la chasse il faut promener son chien en laisse. Évitez de rentrer dans les bois. Restez sur les chemins, leur conseilla la maman de Pirouly avant de refermer la porte derrière eux.
Le pauvre Youpi, resté dans la propriété des Roulier, les regarda s'éloigner en passant son museau entre les barreaux de la grille.
- Regarde comme il a l'air malheureux. Tu devrais prendre sa laisse.
- Dans cinq minutes il aura oublié qu'on est partis sans lui. Il va aller taquiner les lapins de ton père. Et puis si je veux ramasser des noix et des noisettes pour Dusty et Jason, ça va pas être pratique d'avoir Youpi en laisse, se justifia l'indigne maîtresse.
Celle-ci s'était changée et avait opté pour une tenue plus pratique pour une promenade campagnarde. La seule petite touche excentrique qu'elle s'était autorisée était ses bottes en caoutchouc à fleurs multicolores.
- On en a déjà pas mal récoltées, l'informa Martinou. Si tu veux on t'en donnera... Les écureuils ont sûrement ramassé les dernières tombées.
- Ça coûte rien d'aller voir, soutint Poucy.
- Oui, moi je connais un coin qui est pas trop exploré. J'y vais avec mon père quand je l'accompagne aux champignons. Après le chemin de la tourbe, il y a deux énormes noyers à l'entrée du bois, les informa Pirouly en traînant ses pieds dans une flaque d'eau où le soleil jouait de ses timides rayons.
- Allons-y alors, céda Martinou.
Le temps était plutôt doux et agréable malgré les nuages gris qui roulaient les uns sur les autres et obscurcissaient régulièrement le soleil d'automne. La luminosité était jaunâtre. Quelques touffes d'herbe verte subsistaient au milieu de grandes herbes séchées.

Ils longèrent d'abord un pré bordé d'un vieux mur en pierre dont certaines portions s'étaient affaissées, puis, ils bifurquèrent au carrefour de la Croix Rouge pour emprunter la route du hameau des Groux. Ils passèrent sous des marronniers et rentrèrent la tête dans les épaules, s'attendant à tout instant à ce que l'un de ces arbres libère de sa coque verte et brunâtre son fruit dur et brillant. Quelques impacts se firent entendre autour d'eux sur le bitume tâché par les fruits écrasés, mais ils quittèrent la route du hameau sains et saufs pour filer à main gauche par un sentier en pente abrupte sentant bon les feuilles mortes et l’humus. Ce petit chemin enlaçait le flanc ouest de la roche barrésoise.
- Regardez comme c'est magnifique ce paysage ! Tous ces arbres aux couleurs si différentes !
Mirliton balaya de la main les prés et les bois alentours dont le feuillage rosissait ou jaunissait selon l'espèce des arbres mais aussi selon leur exposition. Certains étaient déjà entièrement nus, et offraient des trouées plus ou moins importantes dans ces larges bandes boisées.
Les trois autres sourirent. Grâce à leur amie citadine, ils se sensibilisaient à nouveau à ce qu'ils avaient sous les yeux au quotidien, magie de la nature à laquelle ils finissaient, sinon, par ne plus porter attention.
De grands oiseaux noirs volaient au-dessus de cette scène, complétant l'ambiance automnale. L'oreille affûtée des petits campagnards distinguait le cri des corbeaux de celui des corneilles, ponctué parfois par le jacassement d'une pie perturbatrice.
- C'est étonnant, depuis qu'on se connaît, vous ne m'avez jamais emmenée dans ces bois, s'étonna Mirliton en prenant garde à ne pas érafler son ciré au contact des ronces qui bordaient le chemin étroit.
Les trois barrésois s'entre-regardèrent.
Martinou expliqua, une certaine gêne dans la voix :
- C'est que ce coin n'est pas très joyeux... Et puis, après le chemin de la tourbe, c'est marécageux. Il n'y a pas grand chose à voir, sauf à y attraper des maladies... L'été, c'est truffé de moustiques. Et l'hiver, c'est brumeux.
Poucy et Pirouly affichèrent un sourire un peu narquois.
- Quoi, c'est vrai ! Qu'est-ce que j'ai dit ?
- Ce que Martinou ne te dit pas, c'est que cet endroit lui fiche la trouille comme aucun autre endroit...
Mirliton, mains dans les poches, se tourna vers Martinou en inclinant la tête, intriguée par ce que venait de dire Pirouly. Quoi ? La vaillante Martinou, chef d'équipe et courageuse aventurière, avait peur ?
- N'importe quoi ! Je trouve juste l'endroit malsain, c'est tout ! Y'a des mauvaises "vaïbs", protesta Martinou en accentuant la sonorité british de l'expression. Tu vas voir Mirliton, je suis sûre que tu vas pas aimer non plus...
- Elle ne te parle pas des cauchemars qu'elle fait sur le Colonel, chuchota Pirouly à l'oreille de la petite curieuse, mais pas suffisamment bas cependant pour que l'intéressée ne l'entende pas.
Martinou le foudroya du regard.
- J'ai fait ce cauchemar deux fois... Et encore... J'étais petite, se justifia-t-elle en haussant les épaules.
- Taratata ! A chaque fois, il t'a tellement impressionnée que tu voulais plus sortir de chez toi durant plusieurs jours, renchérit Pirouly. Et tu l'as fait trois fois, dont l'une il y a quelques mois.
- Mais c'est qui ce Colonel qui t'a fait flipper ? interrogea Mirliton retenant une branche pour Pirouly qui arrivait après elle.
Poucy se retourna pour lui expliquer :
- Il y a plusieurs histoires sinistres à propos de cette zone de Barroy. La plus connue concerne la maison sur la colline. Tu vas l'apercevoir, là, au bout de ce sentier. C'est l'ancien manoir du Colonel Whereasy. C'est un anglais qui vivait ici à la fin du dix neuvième siècle après avoir fait l'essentiel de sa carrière militaire aux Indes. Quand il a été en retraite, plutôt que de retourner en Angleterre, il s'est installé en France et a acheté ce terrain à l'écart du village pour faire construire cette grande maison de style victorien, tout en bois. Sa femme, apparemment, s'y ennuyait à mourir et le laissait y vivre seul avec quelques domestiques une bonne partie de l'année, préférant les salons Londoniens plus lumineux et vivants. Un jour d'octobre 1898, il a étrangement disparu. Le lendemain, on a retrouvé des traces de lutte dans le salon, sa pipe, son monocle brisé et un morceau de sa chemise arrachée et ensanglantée. Ses domestiques, à qui il avait donné congé ce soir là, n'ont rien vu, rien entendu.
- Et il a été retrouvé ensuite ? demanda Mirliton, attentive au récit de sa camarade.
- Non, justement, jamais ! Enlèvement ? Assassinat ? Disparition volontaire ? Toutes les hypothèses ont été évoquées. Les gendarmes ont cherché partout : les puits, les bois, la rivière... Jusqu'en Inde où on a cru qu'il était reparti par nostalgie.
- C'est donc un mystère qui n'a jamais été résolu ? en conclut Mirliton.
- C'est sûrement pour ça que Martinou fait ce cauchemar régulier dans lequel elle frappe à la porte du manoir et où le fantôme du Colonel vient lui ouvrir la porte, précisa Pirouly qui, malgré ses bottes, glissa sur une partie terreuse du chemin.

Martinou devant eux, fit volte-face :
- Non ! C'est pas juste Pirouly ! Raconté comme ça, tu me fais passer pour une fille impressionnable et hystérique. Dans mon rêve je vais frapper à la porte du manoir et c'est le corps putréfié du Colonel qui vient m'ouvrir. Il me dit d'une voix caverneuse : "Cela fait longtemps que je t'attends petite." Et quand je lui sers la main pour le saluer, c'est son bras tout entier qui se décroche et tombe à mes pieds. Des milliers de mouches se mettent alors à virevolter autour de moi.
Elle fit une pause après avoir débité son histoire d'une traite, puis, les yeux exorbités et un sourire inquiétant sur les lèvres, se pencha vers Mirliton :
- Alors ? Effrayant, non ?
Mirliton fut forcée de reconnaître que la version de Pirouly ne donnait pas toute la mesure du cauchemar récurrent de leur chef de groupe. Raconté ainsi, le traumatisme de ce cauchemar était plus compréhensible.
Pirouly s'abstint d'en rajouter. Il avait lui-même eu ce type de mauvais rêve persistant. Il se dirigeait, en pleine nuit, à la lumière de sa lampe torche, vers la cave de sa maison et voyait en sortir un inquiétant valet de pique au visage belliqueux, tenant une lance acérée en main et qui, de l'autre, tentait de l'attirer à sa suite dans l'obscurité. Si dans son cauchemar les cris qu'il poussait ne généraient aucun son, ses cris dans le réel auraient suffi à ameuter tout le quartier si ses parents ne le réveillaient à chaque fois pour lui apprendre que c'était un vilain cauchemar.
Durant cet échange, le sentier leur avait fait traverser un bois épais et sombre. Ils furent heureux d'apercevoir à quelques mètres l'orée de ce bois.
Ils débouchèrent sur un paysage dégagé aux doux reliefs. On aurait pu croire qu'une taupe géante avait habité ici il y avait longtemps. Au milieu de ce paysage de prairies vallonnées, une colline plus haute que les autres était couronnée par une étrange bâtisse.
C'était le fameux manoir du Colonel.

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