mercredi 15 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 1 (seconde partie)


Cet homme avait un comportement étrange. Elle sentait son stress suinter par tous ses pores.
Le taxi se plongea dans la circulation et son compagnon de voyage sembla se détendre un peu au bout de quelques minutes. L'anxiété de Mirliton, elle, allait crescendo. Voyager avec un inconnu, quand on est timide, ne vous garantit pas un voyage serein.
Elle aurait voulu engager la conversation, histoire d'alléger l'atmosphère, mais les mots ne sortaient pas. Dans sa tête, elle tourna une phrase du genre :
- C'est gentil à vous d'avoir accepté de partager le taxi.
Mais elle trouva ça un peu court et niais.
Elle croisa l'œil foudroyant du chauffeur dans le rétroviseur central. Celui-ci n'avait visiblement pas digéré de devoir embarquer un représentant de la race canine malgré le dédommagement empoché.
Son voisin de banquette continuait à regarder à l'extérieur. Comme il semblait attentif aux boutiques de la rue, elle imagina une autre accroche :
- Vous aimez faire du lèche-vitrines ? Moi, j'adore ! J'ai dégoté quelques fringues originales. J'ai hâte de les montrer aux copines.
Mais l'homme se rencogna. Elle se ravisa donc. Parler chiffons avec un homme aux allures de docker n'était pas le meilleur moyen de lier une conversation.
Ah, la famille ! Peut-être que ce sujet qui concerne tout le monde sera plus propice ? Demandons lui s'il a de la  famille à Barroy se dit-elle.
Mais, comme s'il avait deviné ses intentions, il la regarda d'un air menaçant, ce qui la fit demeurer muette.
Au bout de cinq minutes, elle tenta quand même une présentation :
- Moi, c'est Myriam. Et vous, on vous appelle comment ?
Sa main tendue, un peu tremblotante, resta solitaire.
- On ne m'appelle pas, grogna-t-il.
Elle sursauta en entendant enfin cette voix grasseyante si particulière. Elle se rapprocha de Youpi qui reniflait l'air passant par le haut de la vitre entrouverte.
L'homme se retourna une nouvelle fois en appuyant son coude sur la plage arrière de la banquette.
- Vous ne pouvez pas doubler là ? Vous voyez bien que vous avez la place, fit-il remarquer d'une façon très désagréable, au chauffeur.
Celui-ci, pour toute réponse, mit la radio. La musique allégea un peu l'ambiance dans l'habitacle.
Un fin crachin s'était mis à tomber, et les essuies glace crissaient sur le pare-brise.
Mirliton épia discrètement son voisin de siège. Il devait avoir une petite quarantaine d'années. De légères pattes d'oie commençaient à marquer le coin de ses yeux. L'air sombre qu'il affichait ne lui rendait pas justice. Un sourire sur ce visage devait tout changer et lui donner un charme certain. Une petite fossette creusait avantageusement son menton carré. Ce qui frappa la jeune parisienne, c'était son oreille droite toute dentelée. Cette grande oreille, qui avait du réjouir plus d'un instituteur sadique, lui donnait une allure de sale gamin. On aurait cru une feuille de chou attaquée par une colonie de chenilles.
Se sentant observé, il finit par tourner la tête vers la jeune fille.
Mirliton plongea le nez dans son cabas, à la recherche d'une occupation. Elle en ramena son kit de confection de bracelets brésiliens en élastiques colorés. Le voyage allait être long. Autant s'occuper.
Le taxi emprunta le périphérique à Porte de Clichy et put enfin rouler à une allure plus vive. Dans ce sens, la circulation était plutôt fluide.

Mirliton s'était fixée plusieurs élastiques colorés sur les doigts et fabriquait consciencieusement un bracelet pour le chauffeur de taxi. Plusieurs lui échappèrent dans sa manipulation et allèrent cingler le visage de son co-voiturier, ce qui, bien sûr, n'arrangea pas son humeur ni son envie de communiquer.
Il roulait depuis un moment sur l'autoroute de Rouen quand, tout à coup, l'homme à la musette poussa un juron.
- J'en étais sûr ! Ah, le fumier ! Il a pas lâché... Accélérez !
Mirliton se pencha et vit alors en parallèle du taxi, qui roulait au centre des trois voies, la vieille berline beige remarquée à la gare Saint Lazare qui les doublait sur la gauche. Son cœur se mit à battre la chamade. Cet homme était donc bien poursuivi. C'était lui que ses occupants recherchaient. Qu'allait-il se passer maintenant ?  Il n'allait tout de même pas leur tirer dessus comme dans ces vieux films de gangsters ?
- Qu'est-ce qui se passe ? Vous voulez le volant ? Je respecte la limitation à cent trente. Ne vous en déplaise, Monsieur. Je ne vais pas risquer de perdre ma licence pour vous faire plaisir, lui répondit le chauffeur excédé par le comportement de son client. Vous avez un mariage, un accouchement, un enterrement ? Non ? Alors, laissez-moi conduire en paix...
L'homme aux oreilles de choux rongea son frein. La berline se rabattit derrière eux et se contenta de les suivre durant plusieurs kilomètres. Puis, une fois qu'ils furent entrés dans le Val d'Oise, elle se remit sur la voie rapide afin de rouler en parallèle du taxi. Les deux voitures se rapprochèrent dangereusement sous l'impulsion du chauffeur de gauche.
Mirliton en lâcha tous ses élastiques. Ce fou allait leur rentrer dedans !
Le passager de la berline, celui avec une barbichette et deux mèches recouvrant son crâne chauve, fit signe au taxi de ralentir et de se garer sur la bande d'arrêt d'urgence.
- Qu'est-ce qu'il me veut celui-là ? Il est fou ! Pourquoi il veut que je me range ?
Il fit signe à celui qui tentait de l'intimider, qu'il n'était pas question de céder à sa demande.
- Accélérez, il faut les semer. Ces types sont pas des anges...
- C'est après vous qu'ils en ont ? Vous les connaissez ?
- Posez pas de questions ! Accélérez !
Mirliton sentit la voiture s'envoler. Elle serra son cabas rose à pois d'un bras et son chien de l'autre. C'était bien sa chance ! Son co-passager était un bandit. Comment tout cela allait-il finir ?
- Que, que, qu'est-ce qu'ils vous veulent ? balbutia-t-elle.
- Un truc qu'est pas à eux, maugréa-t-il. Essayez de les semer je vous dis ! hurla-t-il au conducteur.
Le chauffeur de taxi, impressionné, peinait à atteindre les cent soixante kilomètres heure, ce qui semblait déjà être très excessif à Mirliton. Elle s'assura que sa ceinture était bien accrochée et se décida à passer celle de Youpi.
- Tiens-toi tranquille mon chien. C'est pour ta sécurité.
Mais la ceinture n'était pas complètement adaptée à la morphologie, ni à la position du chien. Elle parvint toutefois à le saucissonner comme elle put.
- Déportez vous sur la voie rapide, tenez votre gauche ! cria le passager au chauffeur de taxi paniqué.
- Mais il va me doubler par la droite ce chauffard !
En effet, la berline en avait sous le capot. Elle parvint à suivre l'allure du taxi et, même, à le rattraper.
Cette fois-ci, ce fut le conducteur, un homme à casquette et lunettes noires, tatoué jusqu'au menton, qui intima au taxi l'ordre de se garer. Heureusement, il y avait peu de voitures autour d'eux, et les rares automobilistes qui furent témoins de la poursuite, prirent rapidement du champ en voyant les deux voitures folles.

- Voilà ce que vous allez faire : vous allez obtempérer et vous garer devant eux sur la bande d'arrêt. Vous entendez ?
Mirliton et le propriétaire du taxi n'y comprenaient plus rien. Cinq minutes avant il fallait absolument leur échapper, et maintenant, leur compagnon de route voulait absolument qu'il s'arrête.
Le taxi mit son clignotant et décrocha progressivement vers le bas côté de l'autoroute, se conformant strictement aux ordres de son passager.
- Pourvu que tout se passe bien, pourvu que tout se passe bien, pourvu que tout se passe bien... se répétait en boucle Mirliton à voix basse, le nez enfoui dans le pelage de Youpi.
Celui-ci, loin d'être perturbé, continuait à renifler tranquillement le filet d'air qui passait au-dessus de sa tête.
Le taxi fut bientôt à l'arrêt. L'homme poussa alors le chauffeur sur le siège passager avant et se tortilla entre les deux banquettes pour prendre sa place au volant.
La berline arrivait juste derrière eux pour se garer à son tour.
Le nouveau conducteur du taxi attendit que l'homme à la barbichette et le conducteur à casquette descendent, puis s'approchent d'eux. C'est alors qu'il appuya sur l'accélérateur et fit un démarrage sur les chapeaux de roue. Il s'élança sur l'autoroute dans un bruit de moteur digne des plus grands circuits automobiles.
Une odeur de caoutchouc brûlé se fit sentir en même temps qu'une fumée grise s'échappait de l'arrière du véhicule.
Mirliton se retourna et aperçut au milieu de la fumée leurs deux poursuivants se précipiter vers leur voiture. La ruse avait visiblement marché. Ils avaient l'air pris de cour.
En faisant monter le compteur à deux cent à l'heure en quelques secondes, le poursuivi se donnait une chance de leur échapper.
La jeune fille remarqua que l'homme avait laissé tomber sa musette sur le plancher de la voiture en passant devant. Elle voulut la ramasser. En la soulevant, un pistolet de gros calibre et un marque bagages s'en échappèrent et tombèrent sur le sol.
Entendant le bruit mat qu'avait fait l'arme, l'homme passa sa main droite entre les deux sièges et récupéra son bien.
- Ça, c'est pas un jouet pour les jeunes demoiselles. Laisse le moi.
Mirliton se garda bien d'y toucher. Elle nota que l'avant bras qu'il avait tendu vers l'arme portait un tatouage au dessus du poignet. Il s'agissait d'une branche fine couverte de feuillage et de fleurs. Une branche d'olivier peut-être ?
Elle jeta un œil sur l'étiquette à bagages sans oser y toucher, accrochée qu'elle était à la banquette en voyant les aiguilles du compteur de vitesse s'affoler. Elle y vit le sigle euro tunnel cerné d'un cercle bicolore, rouge dans sa partie supérieure et bleu dans sa partie inférieure.
Pour l'heure, il était parvenu à mettre une sacrée distance entre la berline et eux. Celle-ci n'avait pas pu reprendre son élan aussi rapidement qu'eux.
Quand il donna un coup de volant à droite pour prendre la sortie qui se présentait, la jeune parisienne et son chien furent tous deux plaqués contre la portière.
Elle crut un instant qu'ils allaient manquer le virage, mais le taxi tint la route, même s'il mordit un peu sur le rond point qui suivait.
L'une des directions menait en sous-bois. Il s'y engagea donc pour protéger leur fuite. Ils perdirent alors de vue la berline définitivement. Ensuite, il bifurqua à chaque carrefour qu'il rencontra durant une vingtaine de kilomètres, traversa les hameaux et les petits villages, puis, il prit un petit chemin de traverse pour aller garer le véhicule derrière un énorme hangar en tôles grises.

Quand il éteignit le moteur, seul le souffle de Youpi se faisait entendre dans le véhicule.
Mirliton se mordit la lèvre d'angoisse.
L'homme appuya sa tête sur le volant et poussa un profond soupir. Le chauffeur de taxi regardait droit devant lui, comme tétanisé.
- Et maintenant ? Vous allez nous laisser partir ? osa-t-il demandé sur un ton de voix exagérément dramatique.
Mirliton ne put empêcher ses dents de s'entrechoquer.
L'homme resta muet quelques secondes, puis :
- On attend un peu, c'est plus prudent. Puis, vous reprendrez le volant. On a encore quelques kilomètres jusqu'à Barroy.
Le labrador poussa un aboiement d'impatience, ce qui fit sursauter tout le monde mais permit au moins de tirer chacun de cette espèce de torpeur post stress. Ben alors, on ne roulait plus ? Il avait hâte d'arriver, lui aussi, et semblait préférer une course folle à ce stationnement imprévu.
L'homme ouvrit la porte de voiture et revint aussitôt prendre sa place à l'arrière. Il ouvrit sa musette sur ses genoux en jetant un œil suspicieux à la gamine à côté de lui. Ce qui offusqua celle-ci. C'était quand même incroyable ! Ce bandit la soupçonnait d'avoir fouiller dans sa besace  !
Ils reprirent leur trajet au bout d'une demie heure et gagnèrent Barroy par de petites routes à peine goudronnées qui n'autorisaient qu'une vitesse de soixante dix kilomètres heure. Pour le coup, cette seconde partie du voyage sembla à chacun durer une éternité.
Le crachin s'était transformé en une pluie diluvienne et n'arrangeait rien à la morosité des occupants du taxi.
L'homme à la musette demanda au chauffeur de les laisser à un carrefour juste à l'entrée du village de Barroy.
Cela tombait plutôt bien puisque la maison de Mirliton se situait juste à l'angle de ce carrefour. Et juste en face, se trouvait le Quartier Général des M and P's : les Pépites.
- Tenez, voilà pour la course et le désagrément occasionné. Vous aurez sûrement des pneus à changer. Je paye pour la petite. Elle l'a bien mérité.
Mirliton et le chauffeur restèrent tous les deux interdits. On aurait cru une distribution de prix à la kermesse du village. La somme représentait le double de la course. Elle constata que son portefeuille était garni de billets du même type. Probablement aurait-il pu se payer un vol aller-retour en Australie avec une telle somme.
- Bien sûr, je compte sur votre discrétion. On ne s'est jamais croisés. Entendu ?
Les mots très polis du début de la phrase contrastèrent fortement avec le ton menaçant du "entendu" final. Cela suffit à convaincre ses deux interlocuteurs, et même peut-être Youpi qui baissa les yeux comme s'il venait d'être personnellement réprimandé.
L'homme sortit sous la pluie battante, oubliant même de refermer la portière après son départ, et emprunta la rue de Bourbires qui descendait vers le cœur du village.
Le chauffeur de taxi se précipita alors hors du véhicule, ouvrit son coffre et éjecta la valise de la jeune citadine à ses pieds avant de remonter prendre le volant.
Mirliton remonta son blazer rose sur sa tête et alla frapper à la vitre du taxi.
- Eh, attendez ! Vous n'allez pas partir comme ça ? Faut qu'on aille à la gendarmerie. Faut porter plainte, cria-t-elle à travers le carreau embué.
Pour toute réponse, le taxi démarra en trombe et reprit à vive allure la route communale qui le mènerait à la nationale lui permettant de retrouver la direction de la capitale.
Les cheveux si bien coiffés de Mirliton lui tombaient maintenant dans les yeux. Sa veste en cuir était trempée et sa jupe à froufrou ne froufroutait plus du tout.
- Vous parlez d'une arrivée ! murmura-t-elle. Et personne pour voir ça !
Elle regarda d'un air désolé le bracelet brésilien coloré qu'elle avait destiné au chauffeur du taxi.
Elle n'osa pas se diriger vers sa maison. On ne savait jamais, l'homme était peut-être encore là à l'épier et elle ne tenait absolument pas à ce qu'il sache où elle habitait.
Mais celui-ci avait disparu derrière le rideau de pluie.
Alors, elle prit sa valise ambulance par sa sangle et, son cabas rose à gros pois sous le bras, elle invita Youpi à se diriger vers chez Pirouly. C'était là que le reste des M and P's était censé attendre son arrivée.
Elle s'éloigna sous une pluie battante à la lueur bleue de ses gyrophares clignotant.

2 commentaires:

  1. Quel suspens !
    J'aime beaucoup cette écriture, rapide, condensée, qui sied bien à l'action.
    Hâte de connaitre la suite de l'histoire...
    Tu as su m'accrocher, bravo !

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    1. Merci Tidef210. Chapitre 2 samedi pour retrouver le reste de la bande des M and P's 😉

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