vendredi 10 février 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 1 (première partie)


Chapitre 1

Mirliton repoussa la lucarne de la salle de bain d'un geste impatient.
Le bruit strident des klaxons lui parvenait un peu trop nettement à son goût et les gaz des pots d'échappement commençaient à lui picoter la gorge.
C'était l'heure où Paris prenait son élan pour une journée marathon qui ne s'achevait, en général, qu'aux alentours de vingt deux heures.
Elle posa un trait de khôl sous ses yeux avec une certaine dextérité, puis jugea de l'effet dans l'ovale de la glace au-dessus du lavabo. Elle poussa un soupir.
Au moins, ce soir, elle serait loin de cette agitation perpétuelle, entourée du reste de la bande des M and P's, bien au calme au sein du petit village Picard de Barroy.
Quelqu'un frappa à la porte.
- Tu as fini de te préparer Myriam ? Tu vas rater ton train, tu sais... Il est déjà huit heures.
- Oui maman. Mon train n'est qu'à huit heures quarante cinq. Je ne mets pas une heure pour aller à la gare Saint Lazare ! répondit-elle à sa mère sur un ton agacé.
Elle ajusta ses lunettes sur son nez.


C’était la troisième fois qu'elle venait frapper à la porte de la salle de bain. A croire qu'elle était pressée de la voir déguerpir !
C'etait pourtant avec difficulté que Mirliton avait obtenu l'autorisation de partir seule pour Barroy en empruntant le train.
Madame Hautainful avaient décidé de rester sur la capitale.
Elle avait perdu son emploi en septembre et, depuis, tentait en vain de décrocher un nouveau poste.
Le beau-père de Mirliton, Monsieur Hautainful, semblait plutôt encourager son épouse à prendre son temps et à profiter de son statut de femme au foyer. Ce qui déplaisait souverainement à la mère comme à la fille.
Il semblait à Mirliton que cette perte d'emploi avait amené une certaine tension dans le foyer.
En deux mois, elle avait vu de nouvelles rides apparaître sur le front de sa mère et aux commissures de ses lèvres. Elle ne se maquillait plus comme avant, et cela accentuait la fatigue de son visage. Cet événement avait clairement eu un impact physique et moral sur la nouvelle chômeuse.
Et puis il y avait ces verres que Mirliton trouvait régulièrement dans l'évier. Une certaine odeur d'alcool s'en dégageait. Pourtant, elle était persuadée que sa mère ne recevait pas au cours de ces longues journées. Elle n'avait pas vu ses amies ni ses voisines depuis sa nouvelle situation, comme si elle se repliait sur elle-même. Son beau-père rentrant tard du travail, cela ne pouvait pas être des verres pris en amoureux...
Mirliton évita le regard inquiet de son reflet et ajusta ses mèches blondes aux pointes brunes coiffées en pétard.
Cette nouvelle coiffure allait sûrement plaire à ses camarades. Ces cheveux bicolores s'adaptaient bien à son look manga.
Elle enfila son blazer en cuir rose, réajusta les dentelles de son caraco au-dessus de sa poitrine, et redonna du volume au frou-frou de sa mini-jupe jaune. Ses collants en laine blanche, tachés de gros pois roses, détonaient avec ses rangers rouges.
Elle boucla sa trousse de toilette après un dernier ajout de gloss à paillettes, puis sortit de là, satisfaite.
Sa mère la toisa du regard :
- Tu comptes pas aller à Barroy attifée de la sorte ?
Mirliton l'ignora et prit le couloir pour regagner sa chambre.
Sa mère insista sans passion, en la suivant jusqu'au palier :
- Tu devrais te changer. Pour la campagne, c'est pas une tenue !
Mirliton jeta sa trousse de toilette au milieu de ses affaires dans la valise ouverte sur le lit.
- Maman, j'ai quatorze ans. A Barroy, on me connaît. Ça ne les choquera pas. Et puis je m'habille comme ça pour aller au collège. Je vois pas pourquoi je devrais m'habiller différemment pour aller voir mes amis.
Sa mère soupira en resserrant le col de son peignoir sur son cou.
- C'est sûrement toi qui as raison ma chérie. Il ne faut pas se laisser imposer quoi que ce soit par les autres. Reste toi même...
Le ton sur lequel elle prononça cette phrase interpela la jeune fille.
Elle y perçut une grande tristesse en même temps que des regrets et une grande résignation. Elle revint vers sa mère et lui prit affectueusement la main.
- Ça va aller maman. Ne t'inquiète pas. Et puis j'ai Youpi avec moi... Et pour toi ? Ça va aller ?
Madame Hautainful esquissa un faible sourire et posa sa main sur la joue de sa fille.
- Oui... Georges revient ce soir de sa mission. Et puis les garçons sont là.
Mirliton jeta un œil sur Dusty et Jason qui chahutaient dans le salon et avaient déjà semé mille jouets dans le couloir de l'appartement. Ces deux là ne seraient sûrement d'aucune aide à leur mère mais, au moins, ils la distrairaient de ses idées noires. Quant à son égoïste de beau-père...
- Allez, ne traîne pas, chérie ! Tu vas être en retard.
Mirliton boucla sa valise ambulance. Elle avait craqué sur cette valise blanche décorée d'un gros astérisque bleu marine et surmontée de deux mini-gyrophares qui clignotaient quand elle roulait. Ainsi, elle était sûre de ne pas la perdre de vue et les piétons qui la croiseraient, ne la manqueraient pas non plus!
Elle était vraiment heureuse de partir. Alors pourquoi avait-elle ce nœud dans la gorge qui l'empêchait de savourer totalement cette joie ?
Depuis la rentrée, tout semblait aller de travers. Sa troisième débutait plutôt mal au niveau de ses résultats et la situation de sa mère la préoccupait.
Elle haussa les épaules et se dit que souffler une quinzaine de jour à Barroy ne lui ferait pas de mal. Elle reviendrait plus forte pour la soutenir et se reprendre au niveau scolaire.
Youpi épiait le moindre de ses gestes, les yeux aux aguets et les oreilles dressées depuis qu'il avait aperçu la valise. Mais lorsqu'elle s'empara de sa laisse, il ne tint plus en place. Il se mit à japper autour d'elle et sauta à pattes jointes sur la valise.
- Descends ! Et calme toi ! On y va, mais sois sage !
Le labrador surexcité courut à travers le couloir puis s'assit sur son postérieur devant la porte de l'appartement, tirant la langue d'excitation.
Les frères de Mirliton déboulèrent à leur tour et l'entourèrent de cris.
- Dis, Mirliton, tu nous ramèneras des noix et des noisettes ?
- Moi ze veux des bombecs de cé Madame Bercère... Tu sais, les roses qui pétillent dans la bousse...
Mirliton sourit à Dusty et Jason en ajustant son cabas rose à pois blancs sur son épaule.
- Oui, si vous voulez, mais attention...! Pas de bêtises en mon absence ! leur dit-elle en fronçant les sourcils.
Puis, apercevant Jason en train de lorgner vers le fond du couloir, elle crut devoir ajouter :
- Et in-ter-dic-tion d'aller dans ma chambre ! Compris ?
Ses petits frères de huit et dix ans baissèrent le nez et murmurèrent une promesse en croisant les doigts dans leur dos, puis ils repartirent vers le salon en hurlant.
- Tiens, voici les clés de la maison. Donc, tu as bien compris...? En arrivant tu...
- Oui, maman, je remets le compteur électrique, j'ouvre l'eau, et j'ouvre tous les volets  et les fenêtres pour aérer, puis, au bout d'une heure, je referme les fenêtres et, enfin, je règle le chauffage. Ça fait mille fois que tu me le dis !
- Tu appelles au moindre soucis, hein ?
- Oui. Et toi, si tu n'arrives pas à me joindre à la maison, tu n'appelles pas la police, essaies de me joindre chez l'une de mes amies. Je dois passer quelques nuits chez Martinou et chez Poucy aussi...
Elle embrassa sa mère, lança un dernier au revoir à ses frères, trop occupés à s'écharper pour lui répondre, et regarda sa montre.
- Oui, euh là, il faut que j'y aille...
A force de se dire qu'elle avait le temps, elle n'avait pas vu les minutes filer et redoutait maintenant de manquer son train.
Elle dévala les cinq étages à vive allure avec sa valise, son cabas et son chien, traversa à toute allure la cours pavée où elle salua Mme Grosjean, la concierge, en train de rentrer les poubelles, puis elle se jeta dans la rue Saint Placide.
Elle se faufila parmi les gens pressés. Elle évita de justesse un vélo qui roulait sur les trottoirs pour gagner du temps. Youpi lui fit faire un détour par le caniveau.
- Oh, dépêche-toi vilain museau, on va manquer notre train !
Youpi jeta ses deux pattes tour à tour en arrière, comme pour s'essuyer les coussinets, et lui jeta un regard de reproche. Est-ce qu'il venait l'ennuyer avec les horaires de train quand elle faisait ses petites affaires ? Non, bon sang !
Elle reprit sa course échevelée en direction de la station de métro Sèvres Babylone, profita d'un bouchon pour traverser la route entre les voitures. Elle se fit klaxonner par un coursier en scooter qui se faufilait comme elle et avait failli heurter son chien. Heureusement, les reflets bleus insolites de la valise ambulance avait attiré son attention et il avait pu freiner à temps.


Au moment où elle arriva aux portillons du métro, elle réalisa qu'elle avait laissé sa carte d'abonnement au fond de son sac scolaire. Elle fouilla frénétiquement son cabas et en extirpa son porte monnaie. Mais, à part une dent de lait que Youpi avait perdu quand il était chiot et un jeton de chariot de supermarché, elle n'y trouva que quelques pièces jaunes insuffisantes pour payer son ticket. Elle se résolut donc à casser l'un de ses jolis billets.
En apercevant l'air peu engageant de la guichetière, et sa timidité reprenant le dessus, elle reprit son souffle et se présenta devant l'hygiaphone.
- B'jour madame, un ticket s'il vous plaît.
La femme leva un sourcil et inclina la tête sans un sourire pour lui signifier qu'elle n'avait pas compris. Malice ou surdité, c'était difficile à dire. Mirliton répéta sa demande.
La femme consentit à prendre le billet qu'elle lui tendait pour la régler et lui rendit la monnaie avec tout autant de froideur et sans jamais avoir desserré les dents.
Si, Mirliton perçut quand même un léger soupir chez la dame, ce qui prouvait qu'elle était toutefois humaine et capable d'exprimer au moins une émotion : l'ennui.
Elle put enfin passer au tourniquet et elle s'emberlificota un instant avec la laisse de son chien et ses bagages. Elle tenta de démêler tout ça tout en empruntant le couloir qui menait au quai.
Un flux de voyageurs fraîchement débarqués ralentit quelque peu sa progression. Elle eut l'impression d'être un saumon tentant de remonter une rivière à contre-courant. Après deux tours sur elle-même et quelques annonces assourdissantes de sécurité ou de civisme que crachaient les hauts parleurs, elle n'était plus sûre d'être toujours dans la bonne direction.
La rame venait de passer. Elle se laissa tomber sur un siège en plastique. Ne sachant que faire de ses longues jambes de criquet, elle se leva à nouveau pour fixer la pendule du quai. Il était huit heures trente et son train partait à huit heures quarante cinq.
Pourquoi n'avait-elle pas abrégé ses préparatifs ou accéléré l'allure quand sa mère lui en avait fait la remarque ? Elle avait une boule au ventre maintenant.
Youpi gémit d'impatience.

La rame arriva enfin. Elle se glissa entre les gens avec valise et chien. Certains la foudroyèrent du regard. Que venait faire cette gamine avec tout son bardas en pleine heure de pointe ? Ne savait-elle pas que ce créneau était réservé aux travailleurs ?
D'autres jetaient plutôt un œil craintif en direction du chien comme s'ils le confondaient avec un doberman. Et puis, il y avait ceux qui, au contraire, couvaient d'un œil énamouré le charmant toutou prêt à avancer vers lui une main sympathisante.
Mirliton se dit qu'il aurait été peut-être plus prudent de mettre sa muselière et pria pour  que Youpi demeure de bonne composition jusqu'à la station Saint Lazare.
Un homme déploya son journal sous son nez et elle n'eut pas d'autre choix que de participer à la lecture d'un article sportif détaillant la stratégie offensive dont avait fait preuve l'équipe de France lors du match de la veille, ce qui leur avait valu un score de zéro à six buts... en faveur de l'équipe adverse.
Une fois arrivée à sa station, elle et son chien furent emportés par la masse des gens et déposés sur le parvis de la cour de Rome.
Il était huit heures quarante.
Mirliton s'élança dans les grands escaliers de marbre, où il y avait moins de monde, et tira sa valise alors qu'elle était elle-même tirée par Youpi.
Elle allait poser le pied dans la galerie commerciale supérieure quand elle sentit le manche de sa valise devenir soudain très léger.
Elle ordonna à Youpi de s'arrêter net. Elle n'avait plus en main que la poignée tirette en plastique. Elle se retourna et aperçut sa valise blanche et bleue rebondissant de degré en degré, et terminer sa chute tout en bas. Le pire était qu'elle s'était ouverte lors de sa descente et tous ses vêtements s'étaient répandus dans le hall dans un festival de couleurs digne des plus grands feux d'artifice. On se serait crus dans une publicité pour la lessive, ou bien dans une de ces rues étroites de l'Italie en travers desquelles sèchent le linge en guirlandes fleuries.
Les mini gyrophares ne cessaient plus de clignoter et donnaient un air de dance floor à ce hall de gare.
La jeune fille se tourna vers les quais, désespérée. Elle crut voir son train s'envoler par la verrière, deux grosses ailes blanches l'emportant loin d'elle.
Elle se précipita au chevet de sa valise made in Japan. Elle attacha Youpi à l'une des balustres de la rampe en pierre, et commença à ramasser ses affaires éparpillées. Elle était rose de honte.
Les gens la dévisageaient, soit amusés, soit désolés, quand ils n'étaient pas indifférents. Une dame, moins pressée que les autres , s'arrêta quand même pour l'aider à rassembler toutes ses frusques.
Quand elle boucla sa valise à nouveau, il était huit heures cinquante. Son train pour Barroy était parti sans elle.


Elle s'assit alors sur les marches de l'entrée de la gare, à quelques mètres des taxis.
Youpi pigna et la regarda, désolé. Il lui lécha la main en guise de consolation.
- Oh, mon Youpi, qu'est-ce qu'on va faire maintenant ? Les trains pour Barroy ne sont pas légion. Il faut attendre quinze heures quinze pour le prochain, lui confia-t-elle en consultant sa fiche horaires.
Elle soupira et son labrador posa une patte compatissante sur son genou.
Elle rechignait à retourner chez elle. Elle savait qu'elle devrait reconnaître auprès de sa mère qu'elle aurait du l'écouter et moins lambiner. Mais attendre plus de six heures dans la gare ne lui semblait pas une solution enviable non plus. En la moitié de ce temps, elle aurait écumé toutes les boutiques de la galerie marchande. Et après, que ferait-elle ?
Les marteaux piqueurs semblaient s'être donné rendez-vous dans le quartier. Les gyrophares des voitures de police et des pompiers faisaient une concurrence déloyale à leurs cadets muets, fixés au sommet de sa valise.
Ah, dire qu'elle aurait du être, à cette heure, en train de filer vers ce havre de paix qu'était Barroy et qu'elle n'avait pas revu depuis les grandes vacances. Il lui tardait de retrouver toute la bande, mais aussi les bois et les champs de son village d'adoption, les chants des moineaux, des merles et des mésanges.
Elle changea de place, voyant qu'elle gênait les voyageurs en transit.
D'un pas lent, elle remonta  la rue intérieure qui reliait les deux parvis et le long de laquelle les taxis venaient attendre leurs clients.
C'est alors qu'elle assista à une curieuse scène. Elle aperçut un homme traverser la cour du Havre d'un pas décidé. Il se retournait régulièrement comme s'il craignait d'être suivi. Il se précipita sur le premier taxi de la file.
Cet homme, d'une taille imposante et robuste, avait les cheveux rasés, un large front bombé au-dessus d'un nez écrasé à la manière des boxeurs, une mâchoire carrée. Des pectoraux imposants saillaient de sa chemise à carreaux déboutonnée du col sur un tee-shirt blanc. Il portait un pantalon de velours côtelé beige. Une musette kaki, portée en bandoulière, barrait son torse.
Il se pencha à la vitre ouverte du chauffeur.
- Vous faites uniquement Paris intra-muros ? demanda-t-il d'une voix grave un peu éraillée.
- Non, je fais aussi la région parisienne.
- Province ?
- Ça dépend... A quelle distance votre province ?
L'homme jeta un œil par-dessus le toit du taxi en direction du carrefour de la rue Saint Lazare et de la rue du Havre, tout en répondant :
- Moins de cent kilomètres. Une heure par l'autoroute. Je vous paye la course retour...
Puis, voyant que le chauffeur tiquait un peu, il ajouta brusquement :
- Bon, vous prenez ou pas ?
- Vous allez où exactement ?
L'homme à la musette regarda autour de lui avant de répondre :
- Barroy, en Picardie...
Mirliton était arrivée à hauteur du taxi au moment où il donnait sa destination. Elle n'était pas sûre d'avoir bien entendu, l'homme ayant baissé d'un ton. S'agissait-il bien de Barroy ? Si c'était le cas, elle avait peut-être une chance d'arriver à l'heure chez ses amis...
Prenant son courage à deux mains, elle intima l'ordre à Youpi de se tenir près d'elle, réajusta son cabas rose à pois blancs sur son épaule et, tenant sa valise par la sangle, la tirette étant cassée, elle s'approcha timidement de l'homme en négociation avec le taxi.
Elle toucha timidement son bras.
L'homme à la musette la regarda en biais.
- Excusez-moi Monsieur... J'ai bien entendu ? Vous allez à Barroy ?
Son œil tenait de celui d'un oiseau de nuit. Il sortait de l'ombre de son arcade sourcilière comme l'iris d'un rapace éclairé par un feu intérieur.
Il regarda une nouvelle fois le carrefour qui marquait l'angle de la place du Havre. Il paraissait anxieux. Il répondit sans vraiment la regarder :
- Oui, pourquoi ?
Mirliton répondit toute rougissante :
- J'ai manqué mon train pour Barroy. Je me disais que nous pourrions peut-être partager le coût du taxi...
L'homme se raidit et secoua la tête dans la négative.
- De toute façon, moi, je prends pas les chiens, se manifesta le chauffeur en lorgnant sur Youpi pourtant très sage aux côtés de sa maîtresse.
- Bon, vous acceptez cette course, oui ou non ? grogna l'homme à la musette.
- Mais, j'ai de l'argent, insista Mirliton qui ne s'avouait pas vaincue par la réponse de l'homme, ni celle du taxi.

Elle agita sous leur nez son porte monnaie Ciao Cutty.
L'homme releva la tête et fit un geste pour l'écarter comme on écarte une mouche qui importune. Puis, il se ravisa soudain. Son visage s'était tendu.
- File moi ta valise, petite !
Mirliton, heureuse de ce revirement, obéit aussitôt. Quand il enleva la valise ambulance, elle eut l'impression qu'il soulevait une boite vide.
- Bon, vous, ouvrez le coffre. Moi et la petite, on embarque... Et fissa ! articula-t-il d'un ton rogue.
Le chauffeur de taxi allait protester, quand son collègue de derrière se mit à klaxonner, trouvant sûrement que l'embarquement traînait un peu trop.
- Eh, si tu veux pas de clients, pense aux copains, hein ! lui cria-t-il à moitié sérieux.
L'interpelé finit par descendre pour ouvrir son coffre. Aussitôt, l'homme à la musette s'y engouffra jusqu'aux reins pour y déposer la valise clignotante.
Mirliton et le chauffeur se regardèrent circonspects voyant qu'il ne se redressait pas. Faisait-il les poussières là-dedans ? Était-il narcoleptique et s'était-il endormi la joue sur le bagage ? A moins qu'il ne se soit bloqué les reins ?
- Tout va bien Monsieur ? demanda Mirliton en se penchant un peu  en avant.
Après tout, s'il choisissait de s'installer dans le coffre, ça lui laisserait la banquette arrière pour elle et son chien.
Au même moment, une vieille berline à la peinture usée remonta doucement la voie parallèle à la gare et qui reliait la cour du Havre et la cour de Rome. La vitre du passager était baissée. Un homme au visage émacié, barré d'une barbiche noire, scrutait la foule sur les trottoirs. Le courant d'air qui s'engouffra par la vitre ouverte souleva les deux mèches qui recouvraient sa tête dégarnie. Ses petits yeux noirs passèrent sur Mirliton et son chien sans s'y arrêter.
La voiture venait de passer quand le taxi de derrière se remit à klaxonner.
L'homme qui allait partager le taxi avec Mirliton s'extirpa enfin du coffre et la poussa brusquement jusqu'à la portière arrière qu'il lui ouvrit.
- Fais monter ton chien... Vite !
La jeune fille hésita. Son désir de gagner Barroy et de rejoindre ses amis au plus vite ne lui faisait-il pas perdre toute notion de prudence ? Elle regarda le chauffeur de taxi que l'homme pressa également. Ce chauffeur un peu gras pourrait-il la protéger ?
Après tout, Youpi ne semblait pas en alerte puisqu'il avait déjà sauté sur la banquette arrière et la regardait, interrogatif mais confiant. Ben alors qu'attendait-elle pour s'installer ?
Il saurait bien la protéger, lui, si cet homme montrait la moindre mauvaise intention.
Elle monta donc, poussée par son co-voyageur.
- Mais, je ne prends pas de chien, je vous ai dit, protesta encore le propriétaire du taxi.
- Vous ferez nettoyer la voiture avec ça...
Avant d'embarquer à son tour, l'homme lui glissa un billet d'une couleur que Mirliton n'avait jamais vue .
Le chauffeur fut sensible à l'argument et consentit à s'assoir sur son règlement. Il s’installa  au volant et mit le contact, puis décrocha à droite pour prendre la route.
Son passager jeta un dernier coup d'œil par la lunette arrière. Il eut un sursaut.
- Foncez ! Prenez par la rue de Rome et évitez la place Clichy.
Mirliton ne put s'empêcher de se retourner. Elle vit la fameuse berline, qui était passée au ralenti devant eux cinq minutes plus tôt, faire un demi tour assez nerveux.
Elle était soulagée d'être en route pour leur destination mais son instinct lui disait que quelque chose ne tournait pas rond. Ne s'était-elle pas un peu précipitée ? 


A suivre....

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