vendredi 30 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (dernière partie)


Telle une armée de nains industrieux, les quatre femmes et les cinq adolescents traversèrent la route pour gagner le cimetière.
Mme Roulier, s'apercevant que les M and P's commençaient à s'égailler, intercepta son fils en le tirant par le bras.
- Tu restes avec nous chéri. On n'a pas fini. Tu te souviens de ce que je t'ai dit ?...
Pirouly se renfrogna.
- Oui, maman. Je reste. Les filles et Ronflette aussi je crois... Tu n'y vois pas d'inconvénients j'espère ? lui répondit-il avec une certaine acrimonie.
D'ailleurs son affirmation devint aussitôt une interrogation en son for intérieur, car il aperçut Ronflette et Mirliton en train de s'éloigner sur la route qui montait vers le centre du village.
Inquiet, il se tourna vers Martinou et Poucy. Elles aussi semblaient prendre un autre chemin que celui du cimetière.
- Tu veux pas venir te détendre un peu avec nous ? On a déjà bien bossé, non ? proposa Martinou.
Ce fut Mme Roulier qui répondit pour le jeune garçon :
- Pierre n'est pas encore très en forme les filles. Je préfère qu'il reste pas trop loin de moi pour le moment.
- Bah, moi je trouve qu'il est plutôt en forme. Il a d'ailleurs bien trimé dans l'église avec tous ces seaux qu'il a charriés pour vous, rétorqua Martinou un peu piquante.
Mme Roulier préféra ne pas répliquer et monta les quelques marches qui menaient au cimetière un peu en surplomb.
Elle se retourna une nouvelle fois vers son fils en disant plus fermement :
- Ne tarde pas chéri. On t'attend.
- Ta mère nous tient responsables de ton malaise ou quoi ? s'insurgea discrètement Martinou en se rapprochant de son ami alors que sa mère disparaissait de sa vue.
- C'est vrai qu'elle nous regarde bizarrement depuis dimanche soir. On dirait qu'elle se méfie de nous, trouva aussi Poucy.
Le jeune garçon répondit distraitement en lorgnant par dessus leurs épaules Ronflette et Mirliton qui continuaient de deviser un peu plus loin. La conversation semblait plutôt privée.
Cela n'échappa pas à Martinou et Poucy. Elles se retournèrent toutes deux.
- Qu'est-ce qu'il y a ? questionna Poucy voyant le visage contrarié de Pirouly.
- Non rien... Juste, ils vont où ? Ils restent pas non plus ?
- Pirou, si tu veux qu'on reste, dis le franchement plutôt que de faire ta mine de chien battu, s'agaça Martinou.
Il reporta alors son attention sur elle. Un éclair métallique brilla au fond de sa pupille.
- Pourquoi il faudrait toujours te supplier ? Si tu veux tu restes, sinon t'es libre de t'en aller, répondit-il sèchement.
Il tourna le dos à ses deux amies, poussa rageusement la grille mal huilée du cimetière, et s'enfuit en courant dans le dédale des tombes.
- Il est vraiment à fleur de peau en ce moment, commenta Poucy devant la mine déconfite de Martinou.
- Bon, on va rester, sinon il va nous faire un caca nerveux. Et puis je voudrais lui parler de sa future consultation chez Paulette. On ira au marché demain matin pour acheter le coq.
- Tu crois que c'est le moment pour lui parler de ça ? Il m'a pas l'air dans de très bonnes dispositions, fit remarquer Poucy, sagement. Et puis sa mère va pas le lâcher comme ça...
Ce qui fit soupirer Martinou.
- On verra ça, répondit-elle revancharde.
Et elle entra à son tour d'un pas résolu dans le cimetière.
Poucy secoua la tête et lui emboîta le pas.
Un petit camion blanc venait d'arriver et de se garer le long du mur du cimetière.
Sa conductrice interpela Poucy qui dut revenir sur ses pas.
C'était Mme Falouja, sa mère.
- Tu peux nous donner un coup de main s'il te plaît ? Avec Sajka on amène des fleurs pour garnir les tombes. Monique et les autres ont terminé ?
Poucy salua Sajka d'un léger signe de tête tandis que sa mère faisait le tour de la fourgonnette pour aller ouvrir les deux portes à l'arrière.
- On vient juste de terminer l'église. Elles commencent seulement le nettoyage des tombes, la renseigna-t-elle.
- C'est pas grave, on va toujours décharger les chrysanthèmes et les pensées, décida sa mère en montrant le stock de fleurs qu'elles venaient d'acheter à la jardinerie de Chambard.
Poucy ignora les pots que lui tendait Sajka, fondatrice des Care-pets, Association en faveur de la protection animale, mouvement que Mme Falouja avait intégré quelques années auparavant. Elle préféra se saisir elle-même d'une jardinière de pensées.
Sa mère haussa les épaules en regardant d'un air désolé Sajka qui paraissait contrariée que la jeune fille ne l'ait pas débarrassée des pots qu'elle lui tendait.
Poucy ouvrit le chemin. Les deux femmes la suivirent entre les tombes.
- Tu vas déposer ça où ? s'inquiéta Sajka qui pensait avoir juste à déposer son chargement à l'entrée du lieu.
- T'as qu'à me suivre et tu sauras, répondit sèchement Poucy.
Sajka jeta encore un œil entendu à Mme Falouja.
Celle-ci justifia :
- Les tombes dont on s'occupe sont plus situées au fond du cimetière, de l'autre côté du monument dédié aux morts de 14-18. On a qu'à déposer les pots autour de la stèle pour l'instant.
Après quelques allers retours entre le monument aux morts et le véhicule utilitaire, elles allèrent enfin saluer les femmes déjà à l'ouvrage.
 
Quelques pierres tombales rutilaient déjà, encore fumantes des vapeurs d'eau chaude qu'elles venaient de recevoir.
Léontine et Ginette brossaient énergiquement d'autres marbres d'un geste expérimenté en ramenant le balai-brosse dans un seau pour le rincer.
A cette étape, les tombes ressemblaient à des baignoires débordantes de mousse, les deux femmes n'ayant pas lésiné sur le produit nettoyant.
Thérèse Roulier et Monique s'occupaient de toutes les plaques funéraires à la mémoire des chers disparus et veillaient surtout à réattribuer au bon propriétaire chacune d'entre elles, quand la tombe était prête.
Chantal, elle, donnait le dernier coup de lustre avec un chiffon imbibé d'un produit redonnant son brillant au marbre le plus terni. Elle pestait dès que le doux vent qui balayait les allées ramenait soudain des feuilles mortes pour salir son œuvre.
Les M and P's furent préposés à la décoration. Ce n'était pas bien compliqué. La Léontine leur avait montrés la disposition type : une jardinière au pied de la pierre tombale et un pot de chrysanthèmes à disposer de chaque côté de la tête.
Pirouly était occupé à caler un de ces pots quand Ronflette et Mirliton vinrent enfin les rejoindre. Il en fut distrait et, du coup, renversa le terreau noirâtre sur la pierre propre qui, comble de malheur, était d'un blanc immaculé.
Martinou le brocarda gentiment.
Plutôt que de réparer sa maladresse, il bougonna méchamment et s'enfuit en direction du quartier le plus ancien du cimetière.
Ronflette et Mirliton s'approchèrent en plaisantant entre eux, puis voyant le pot renversé, s'avisèrent seulement de la disparition de Pirouly.
- Joli travail, ironisa le jeune Bartichaut.
- C'est pas mon œuvre, se défendit Martinou. C'est celle de Mr Pirouly qui a encore ses nerfs.
Et elle désigna la zone du cimetière où se dressaient les anciens mausolées à la mode funéraire de la fin du dix neuvième siècle, réservés aux riches familles. Ronflette scruta les pignons ouvragés qui se dressaient par là comme ceux d'un lotissement américain trop bien ordonnancé, à la différence près que ceux-ci avaient noirci au fil du temps par la pollution et le lichen.
Il tendit encore le regard vers le tombeau des Le Héron qu'ils avaient eu l'occasion de visiter lors d'une précédente aventure. Il était certain que son ami s'y était réfugié.
Son sourire s'effaça un peu.
- Je vais aller le voir...
- Je serais toi, Ronflette, je resterais tranquille. Laisse-le. Il va se calmer et il va revenir comme si de rien n'était. Laisse-le faire, tu verras...
Mirliton le prit par la main et l'entraîna à l'opposé vers le monument aux morts.
- On va plutôt les aider à terminer.
Mme Falouja ramena bientôt deux thermos que les travailleurs accueillirent avec grand plaisir ainsi que les spéculos qui les accompagnaient.
En cette fin d'après-midi d'automne, où le temps ensoleillé avait réchauffé les cœurs et les corps, le déclin du soleil leur sembla une confiscation hâtive et injuste, et le froid mordant qui s'installa fut perçu comme un supplice supplémentaire.
Alors que ses rayons n'atteignaient plus que les toits des maisons, les revêtant d'un ultime voile doré, Mme Roulier et ses amies avalèrent leur gobelet de thé chaud avec une grande satisfaction. Ce leur fut d'un grand réconfort après le dur labeur.

Pirouly revint alors tout contrit et taciturne, ce qui contrasta avec l'ambiance plutôt joyeuse qui régnait autour de cette collation.
Ronflette lui tendit chaleureusement un gobelet chaud.
- Tiens, avale ça, crevette. Ça va te réchauffer.
Il s'empara du gobelet et s'empressa d'y plonger le nez, mais il fut bien obligé de relever la tête à un moment donné, les yeux étrangement brillants. Les filles mirent ça sur le compte du thé trop chaud. Mais au geste amical que Ronflette fit envers son camarade, en posant sa main sur son épaule brièvement, ce dernier comprit qu'il avait perçu son émotivité.
Mirliton se glissa entre les deux pour remonter la fermeture Eclair du gilet de Ronflette.
- Et toi tu vas attraper froid si tu continues à te promener comme ça, fit-elle remarquer avec un ton aussi inhabituel que le regard qu'elle déposa sur le beau jeune homme.
Cette minauderie et cette intonation langoureuse dans laquelle perçaient plusieurs sous-entendus agacèrent souverainement le jeune Pirouly. Cela ne faisait pas partie de la gamme d'expressions employées habituellement par son amie parisienne. Elle, si originale et imprévisible, lui parut soudain, à travers cette simple phrase, une personne très commune et banale, à la limite de l'écœurant.
Il eut l'impression que, par ce geste anodin, Myriam prenait soudain pleine possession de Ronflette et, par le même coup, semblait s'arroger naturellement le droit de lui dicter son comportement dans une perspective de lui ôter tout esprit d'indépendance.
Qu'avaient-ils pu se dire tout à l'heure qui lui donnait soudain des ailes au point d'oser ce genre de comportement envers le jeune Bartichaut ? La relation entre les deux s'était comme détendue.
En lui-même, Pirouly se dit, qu'après tout, c'était sur son conseil que Ronflette avait enfin parlé à Mirliton. Les choses s'étaient sûrement éclaircies et mises au point et chacun en était sûrement soulagé...
Le fil de leur amitié s'en trouvait  renoué. C'était mieux comme ça pour tout le monde.
Il tenta de voir le bon côté des choses mais, au fond de lui, une part d'inquiétude continuait de subsister. Il n'en finissait plus de plonger le nez dans son gobelet alors qu'il y avait longtemps qu'il en avait bu la dernière goutte. C'était une manière pour lui d'échapper aux regards environnants. Il lui semblait que, sinon, les autres allaient y lire des choses qu'il ne tenait surtout pas à révéler.
Et, en effet, son regard fuyant prenait les allures de celui d'une bête traquée et acculée quand celui de ses amies ou de sa mère tentait de s'ancrer en lui. Celles-ci le remarquèrent bien mais ne surent y donner de signification, si ce n'est son état de fatigue des derniers jours.
Quand la nuit fut complètement tombée, toutes les tombes requérant de l'attention étaient propres et fleuries. La petite troupe de bénévoles quitta les lieux, contente de sa journée et la satisfaction d'une bonne action accomplie au fond des consciences.
Mme Falouja proposa à chacun de monter dans la fourgonnette , mais tout le monde déclina l'invitation, même sa fille.
- Ça n'a pas l'air d'être la grande entente avec Sajka, observa Martinou en se penchant à l'oreille de Poucy qu'elle avait vu grimacer à la proposition de la présidente des Care-Pets de monter en voiture.
Celle-ci chercha à minimiser :
- Oh... On a juste pas grand chose à se dire, c'est tout...
Le durcissement de la mâchoire de Poucy fit comprendre à son amie qu'elle n'en saurait pas plus.
Elle était la plus secrète et la plus introvertie d'entre tous. Martinou savait qu'il était inutile avec elle de forcer la confidence. Elle parlerait quand elle en ressentirait vraiment le besoin... Si elle en ressentait jamais le besoin !
Le groupe commença à monter la rue de l'église en direction du centre du village où chacun emprunterait un chemin différent aux carrefours successifs de Barroy.
Ronflette et Mirliton traînaient encore en arrière continuant leurs apartés.
- Mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien mijoter ces deux-là ? s'impatienta Martinou que leur attitude commençait à intriguer.
Elle s'arrêta pour les attendre, imitée par Poucy et Pirouly.
En avant, Mme Roulier, inquiète, se retourna pour dire :
- Pierre, tu suis, hein ? On rentre maintenant. Ton père ne va pas tarder à revenir du travail, il ne faut pas le faire attendre.
Excédé, il préféra ne pas répondre.
- Alors, qu'est-ce que vous fichez tous les deux ? C'est quoi ces messes basses ? les chahuta un peu Poucy.
Les deux accusés se regardèrent.
- Tu le leur dis ? demanda la jeune parisienne d'un air suppliant.
- Non, vas-y, c'est plutôt à toi de le leur dire.
Pirouly rentra la tête dans les épaules. Le froid semblait vouloir entrer par toutes les embouchures de son blouson léger et l'engloutir définitivement.
Poucy le sentit frissonner près d'elle. Il lui sembla même que ses lèvres bougeaient toutes seules, comme une prière muette.
- Bah, allez-y, accouchez ! les pressa Martinou d'un œil ironique montrant qu'elle savait déjà de quoi il retournait.
Mirliton prit alors la main de Ronflette en sautillant sur place de façon imperceptible.
Les yeux de Pirouly se fixèrent sur ces deux mains liées et ne purent s'en détacher. C'était comme si en se joignant elles avaient créé un tourbillon vers lequel il était entraîné malgré lui.

Il n'entendit pas ce qui suivit. À quoi bon ?
Il avait deviné, il avait pressenti, il avait redouté ce moment et il savait déjà chaque mot que son amie parisienne allait prononcer.
Il n'entendit donc pas l'annonce faite de cette manière très exacerbée qu'avaient les adolescents d'annoncer la moindre chose anodine ou exceptionnelle, car cette hiérarchie n'existe que dans l'esprit des adultes et que ce qui compte chez eux est qu'il arrive quelque chose, chose surprenante ou pas.
Il n'entendit pas non plus la réaction non moins disproportionnée de celles qui reçurent la nouvelle comme si le jackpot du loto venait de tomber, se sentant obligées d'être au diapason ou pour se donner l'impression qu'elles étaient ultra concernées, en criant, en sautant, et en congratulant outre mesure.
Il vit juste les trois filles tourbillonner autour de lui puis se jeter dans les bras les unes des autres. Il fut serré tout aussi affectueusement.
Mais, autour de lui, tout était devenu noir. Les trois filles du groupe s'étaient lentement effacées et, là, dans la même immobilité que lui, les membres et le coeur figé, il aperçut Ronflette, les mains dans les poches, les épaules un peu courbées, un demi-sourire gêné sur les lèvres, et une expression dans les yeux qu'il ne lui avait jamais vu. Il semblait lui demander pardon, et ce pardon cachait mille autres choses qui adoucirent un peu sa peine. Des choses qu'il n'y avait pas besoin de formuler pour les comprendre, soudain si proches et si lointains, si complices et si étrangers à eux-mêmes, si muets et si disserts.
Cette ouverture du sourcil en accent circonflexe qui voulait dire :
- Ne m'avais-tu pas demander de lui parler ?
Oui, c'est vrai, c'est ce que Pirouly avait même exigé... Mais avait-il souhaité ce résultat ?
Un scintillement au fond de la pupille de Ronflette le justifia encore :
- C'est mieux comme ça... C'est pour te protéger... Nous protéger...
Ou ce scintillement voulait-il plutôt dire :
- Ne m'en veut pas... J'ai fait ce qu'on attendait de moi...
Bien que non prononcé, ce "on" résonna de manière inquiétante dans la tête de Pirouly. Qui était-il ce "on" ?
Il emporta avec lui ce regard, ses réponses et ces interrogations qui tournoyèrent dans sa tête comme un problème de mathématiques à plusieurs inconnues, un de ces problèmes qui vous fait bouillir le cerveau à le liquéfier.
Il les emporta aussi comme un voleur emporte un butin tant convoité ou comme un porteur du flambeau olympique transporte et protège sa flamme alors qu'une bourrasque menace de l'éteindre.
Il était maintenant dans sa chambre et, pourtant, il y avait toujours cette obscurité, ce froid, ce regard de son ami gravé sur sa rétine, si douloureux, si précieux et qui continuait à lui confier sans un mot tout ce qu'il avait toujours voulu lui confier
 


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