dimanche 11 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 8 (dernière partie)

De façon assez inattendue, Poucy se mit à éclater de rire, un de ces rires libérateurs, d'une légèreté telle que l'inquiétude de ses amies s'envola avec lui sous l'ossature de ce toit imposant.
- Mais qu'est-ce qu'on est cruches !
Elle lâcha le bras de Martinou et s'avança vers l'inconnu.
Ses deux amies restèrent blotties l'une contre l'autre, un peu stupéfaites de la voir se diriger de son pas souple de sportive vers l'homme en uniforme.
Elle s'arrêta devant lui, fit un signe militaire, puis porta une main familière sur son bras replié.
Elle badina avec lui :
- Excusez-nous Colonel. Mes amies et moi avons perdu tout sens du discernement. Il faut nous pardonner cher ami, mais, voyez-vous, votre stature et votre mémoire sont telles que ce lieu en demeure tout imprégné et nous rend impressionnables. Mais je vous retiens... Vous devez sûrement être en route pour une partie de croquet avec les autres gentlemen ?
Les filles s'approchèrent de l'étrange duo. Mais pourquoi Poucy lui parlait-elle de ce ton pointu et cérémonieux ?
Elle se tourna toute souriante vers ses camarades.
- Approchez jeunes demoiselles ! N'ayez crainte, ce Colonel là ne mord pas... Mais voyons Colonel, faites donc votre révérence je vous prie ! Où sont donc vos bonnes manières ?!
Sur ces mots, elle porta une main à l'épaulette du Colonel et le força à s'incliner exagérément.
Dans ce plongeon imposé, la casquette glissa de cette tête aussi raide que le corps étrangement rigide, et vint rouler aux pieds des deux jeunes filles encore sur la réserve.
Martinou et Mirliton comprirent alors qu'elles avaient eu peur d'un mannequin d'osier vêtu d'un vieux costume militaire ayant sûrement appartenu au vrai Colonel.
En regardant de plus près, elles s'aperçurent que la tête de chiffon était mangée aux mites à en juger les trous par lesquels s'échappait un peu d'étoupe à plusieurs endroits, et que l'uniforme, tout décoloré, avait perdu de son clinquant d'antan.
- Qu'est-ce qu'on est sottes ! s'exclama Martinou dans un soupir de soulagement.
Elle retrouva le sourire pour la première fois depuis leur pénible fuite à travers les marais.
- Oui. C'est le pouvoir de l'auto-suggestion, conclut Mirliton. On craint tellement de voir quelque chose que notre esprit finit par interpréter tout dans ce sens...




Elles remirent le mannequin dans sa position originale, et époussetèrent un peu la veste et la casquette.
- Oh ! Regardez derrière lui ! Il y a plusieurs cadres avec des photographies...
Martinou se glissa derrière le mannequin de couturière, écarta quelques toiles d'araignées, et tira vers elle un premier cadre. Étant donné son poids, celui-ci devait être en plâtre peint.
Elle le tendit avec un gros effort à Poucy qui le déposa dans le rayon de lumière créé par l'œil de bœuf.
Mirliton prit un vieux chiffon qui traînait là et débarrassa la vitre du cadre de sa couche de poussière.
- Pouah ! Heureusement que Pirouly n'est pas là, le pauvre, il aurait sûrement éternué tout ce qu'il savait !
- S'il pouvait nous voir, il nous traiterait de dingues... En petites culottes sous un vieux plaid usé, dans un grenier ouvert à tous les courants d'air à extirper de vieux objets datant de plus d'un siècle !!
Martinou sourit tendrement à la remarque de ses amies. Elle déposa d'autres cadres de différentes tailles et de différents formats contre le mur, puis retourna dégager une boîte à chapeau débordantes de clichés photographiques pour la ramener dans la lumière. Elle bouscula au passage un vieux rocking-chair qui se balança encore un long moment avant de s'immobiliser à nouveau.
Durant ce temps, Mirliton et Poucy avaient fini de décrasser le premier cadre. C'était comme si elles avaient ouvert une fenêtre sur des temps anciens. Martinou s'arrêta pour regarder avec elles la photographie ainsi découverte.
Des particules de poussière dansaient encore avec agitation dans le halo de lumière projeté sur la photographie et semblait réanimer un monde inconnu.
C'était la photographie d'un couple en tenues assez chics malgré le drap épais dans lequel elles semblaient être faites. La femme portait un chapeau noir assez large et au sommet écrasé, orné d'un gros ruban plissé blanc ou d'une couleur pâle autant qu'elles purent en juger sur un cliché noir et blanc. Elle serrait contre sa veste sombre agrémentée de dentelles plus claires sur les épaules et à l'embouchure des manches, un gros chat angora aux yeux tout aussi vifs que ceux de sa maîtresse. En effet, cette femme, d'une trentaine d'année, avait un regard des plus clairs où perçaient un peu d'arrogance et de défi. Sa longue jupe noire l'enveloppait jusqu'aux pieds.
L'homme ressemblait au Colonel du portrait admiré dans le salon du manoir. Il était un peu plus vieux, mais les rides au coin de ses yeux ajoutaient encore du charme au personnage. Son costume de drap épais était bien taillé près du corps et accusait un peu plus d'épaisseur.
- Regardez, ça a été pris au pied de la colline. Derrière eux au fond, là-bas, on voit les bases de la maison avec les premiers échafaudages, fit remarquer Mirliton.
- Ça doit dater d'à peine une dizaine d'années avant la disparition de Whereasy, ajouta Martinou qui avait vu trois jours avant sur le fronton du manoir la date d'achèvement de sa construction.
Poucy reposa le lourd cadre contre le mur et en prit un second plus petit en bois. Mirliton recommença avec celui-ci son opération de nettoyage, même s'il était moins empoussiéré que le précédent.
Elles découvrirent la famille Whereasy au grand complet, réunie autour du patriarche assis une pipe à la main dans un fauteuil crapaud. Près de lui, il y avait son épouse assise un cran plus bas sur une chauffeuse, dos à la cheminée où brillait un feu généreux. Trois jeunes gens debout les entouraient ( leurs enfants probablement) : une jeune fille d’une vingtaine d’années qui avait les mêmes yeux que l'épouse du Colonel, un garçon à la fine moustache qui devait atteindre tout juste les vingt ans et, lui, ressemblait plutôt à son père avec cette bouche sensuelle rare chez les hommes et cette mâchoire carrée, et enfin le petit dernier très discret du haut de ses douze - treize ans.


- Ça a été pris dans le salon en bas. Je reconnais le miroir sur la cheminée.
Martinou fit signe à Poucy d'amener un autre tableau.
Un cadre ovale permit aux filles de mieux apprécier le physique de Mme la Colonelle. Sans chapeau, elle avait davantage de classe et d'allure. Elle portait dans son regard ce même air farouche défiant quiconque de la cerner. Sa coiffure élaborée, montée en chignon, ajoutait à sa prestance. Une écharpe de zibeline entourait son col orné des dentelles de sa chemise dont les manches bouffaient au sortir d'un gilet de velours la corsetant. Son gros chat blanc angora était cette fois-ci assis majestueusement sur la tablette d'une colonne tronquée à hauteur du bras du siège accueillant Mme Whereasy.
La dernière photographie encadrée montrait le couple Whereasy devant un palais aux colonnes protodoriques. Ils posaient fièrement l'un au bras de l'autre sur les marches de l'édifice. Ils étaient entourés de personnes richement apprêtées. La Colonelle brillait de nombreux bijoux. Elle portait une veste bouffante aux épaules, aux boutons croisés sur la poitrine et bien resserrée à la taille sur une longue jupe tulipe moirée de reflets brillants. Cela contrastait fortement avec les tenues plutôt sobres des autres photos familiales.
Le Colonel n'était pas en reste au niveau élégance dans un smoking à la coupe impeccable. Il tenait à la main un chapeau haut de forme et des gants blancs.
- Ils sont où sur cette photo à votre avis ? demanda Mirliton, la tête inclinée.
- Je ne sais pas mais ce bâtiment me dit quelque chose. Je l'ai déjà vu quelque part, répondit Martinou, songeuse.
- Tu crois que c'est en France ? questionna Poucy.
- En tout cas, c'est pas à Paris. Ça ne me dit rien ce bâtiment, réagit Mirliton d'un ton catégorique.
- Comme toutes les parisiennes, tu crois que tous les monuments se trouvent à Paris. Pourquoi ce ne serait pas à Dublin, Berlin, Londres, Madrid, s'agaça Poucy.
- Poucy à raison ça peut même être une ville de province...
Mirliton s'excusa. Elles avaient raison, tout ne tournait pas autour de Paris.
Martinou amena ensuite à leurs pieds le carton à chapeau rond contenant des photographies. Il y en avait de toutes les époques, des photos couleurs, des Polaroïds et des photos cartonnées. Elles trouvèrent même une photographie gravée sur verre. Elles sélectionnèrent les photos les plus anciennes. Certaines avaient jauni à un tel point qu'on ne pouvait plus distinguer ni le décor, ni les personnages représentés. D'autres, collées par l'humidité, avaient des morceaux entiers de papier déchiré amputant les personnages tantôt d'un bras, tantôt d'une jambe. Mais, en gros, on retrouvait les mêmes personnes. Il y avait aussi des photos de l'entre deux guerres. Sur l'une d'entre elles, Mme la Colonelle apparaissait avec quarante ans de plus. Elle avait visiblement vécu âgée car, au dos d'une de ses dernières photos, il y avait une date inscrite : 1930. Elle était enfoncée dans un fauteuil et paraissait doublement rabougrie. Un bonnet de dentelles sur la tête, elle fixait l'objectif sans vraiment regarder, de cet air absent qu'on les gens en fin de vie, hésitant entre deux mondes dont l'un qui ne les veut plus et l'autre qui tarde à les inviter. Sa passion des gros chats avait seule perduré car un gros chat blanc reposait sur ses genoux, dernier réconfort d'une vie terminée en solitaire. Enfin, pas si solitaire que ça puisqu'une autre photo la montrait entourée de jeunes filles attifées à la mode des années folles, avec leurs longs colliers de perles et leur tour de tête emplumé, ravies de poser avec leur aïeule. A en juger par l'expression de l'aïeule en question, le plaisir n'était visiblement pas partagé.
- La pauvre femme, elle a du souffrir toutes ces années sans savoir ce qui était arrivé à son mari. Elle n'a jamais pu faire son deuil, compatit Poucy en remettant la photo dans la boîte à chapeau.
- Oh ! Regardez celle-ci ! Elle a été prise le même jour que la photo prise devant le palais. Celle du cadre blanc. Ils ont la même tenue, observa Martinou.
Ses deux complices étudièrent cette nouvelle photo avec attention.
- Ils ont pas l'air de s'en faire. Regardez, ils ont une coupe de champagne à la main, fit remarquer Mirliton.
- C'est qui ce vieux chauve entre les deux ? demanda Poucy comme si le mannequin d'osier derrière elles allaient pouvoir la renseigner.
- Ça a l'air d'être un personnage officiel. Regardez, il porte dans sa main un papier roulé, entouré d'un ruban cacheté. Et il a une sorte d'insigne sur sa veste, détecta Martinou.
- Il a une tête de Ministre je trouve, plaisanta Mirliton.
- C'en est peut-être un, répliqua Poucy sérieusement.
- Regarde dans le tas de photos s'il y en a pas d'autres de la même journée. Ils étaient sûrement conviés à un événement officiel. Mais lequel ?
Poucy s'exécuta et ramena à elle une nouvelle poignée de photos. Elles trouvèrent au milieu quelques Polaroïds datant des années soixante-dix, preuve que la famille Whereasy avait occupé le manoir plus longtemps que la rumeur ne le disait. Il y avait d'autres photos en couleurs. Elles purent constater que la mode du polo et du golf était passée au fil du temps. Les descendants du Colonel avaient préféré se mettre au rugby. Un jeune homme aux épaules carrées posait ballon ovale en mains, ses cuisses musclées bien arquées sur le gazon et buste en avant, prêt à faire face à un attaquant.
- Moui... Je préfère l'élégance du Colonel. Son arrière petit-fils ou arrière arrière petit-fils à moins de style, critiqua Mirliton en passant la photo à Poucy d'un air dédaigneux.
- Pour jouer au rugby, vaut mieux pas y aller le petit doigt levé en lissant sa moustache, opposa Poucy, visiblement plus sensible aux charmes du rugbyman.


- Ah ! En voilà une de la cérémonie en question, les interrompit Martinou plus concentrée sur leurs recherches. Vous voyez, ils inauguraient quelque chose.
Effectivement, les Whereasy posaient maintenant devant un ruban que tenaient deux enfants d'une dizaine d'années. Le Colonel tenait dans sa main droite une paire de ciseaux, prêt à le découper dans sa partie centrale. A ses côtés, son épouse et le vieil homme chauve à l'allure de Ministre le couvaient du regard.
Derrière eux, au-delà du ruban, on apercevait un cube vitré posé sur une table recouverte d'un tissu velours que les filles imaginèrent crème. Dans cette vitrine, le tissu formait un petit monticule au sommet duquel était posé une pierre sombre mais scintillante à en juger les petits traits luminescents qui s'en échappaient pour irradier cette partie de la photographie.
- Ils inaugurent un diamant ? s'étonna Mirliton en plissant les yeux pour mieux voir le cliché.
- Mais non, c'est un rubis ! s'exclama Martinou comme si elle venait d'élucider le dernier mystère du monde. Le voilà le lien entre notre homme à la musette et le Colonel Whereasy ! C'est le Laal Naabhi !
- Le Nombril Rouge ! s'exclamèrent à leur tour les deux autres.
- On sait maintenant qui a ramené des Indes cette pierre rare. Cela faisait sûrement partie des prises de guerre du Colonel. Et ce bâtiment est le musée de l'histoire colonial de Londres.
- Je me disais bien qu'ils avaient tous des têtes d'anglais, persifla Mirliton.
- Qu'est-ce qu'elles ont les têtes d'anglais ? la toisa Poucy qui n'aimait pas ce genre de commentaires irréfléchis qui menait à d'autres valeurs peu glorieuses.
Mirliton toussota, un peu gênée.
- Oui, excuse-moi, c'est bête ce que je viens de dire.
- Humm, j'aurai pu te dire que t'avais une tête d'oie, mais je ne l'ai pas fait, la sermonna gentiment son amie.
- Bon, arrêtez de vous chamailler toutes les deux. Ça ne nous aide pas à comprendre pourquoi l'homme à la musette a volé le rubis et pourquoi il le ramène à Barroy, là où le Colonel habitait.
- Il veut peut-être le restituer aux descendants des Whereasy...
- Poucy, tu connais des Whereasy à Barroy ? lâcha Martinou du même ton sur lequel elle aurait dit "Ne dis donc pas de bêtise !".
Mirliton défendit sa camarade :
- Le Colonel avait une fille. Si c'est cette branche qui a traversé le vingtième siècle, le nom s'est perdu. Mais il y a quand même des descendants...
Martinou se dit que la jeune parisienne marquait un point.
- C'est d'ailleurs peut-être ce descendant qu'il espérait retrouver à la fête du potiron, renchérit Poucy.
Leur chef soupira.
- Décidément cet homme nous glisse entre les mains, comme ses motivations.
Elles demeurèrent un instant silencieuses. Seule la pluie frappant la vitre du gros œil de bœuf et ruisselant sur l'ardoise rythmait leur réflexion. Le vent sifflait entre les tuiles fines et faisait bouger quelques toiles d'araignées entre deux poutres comme il avait fait bouger une demi-heure plus tôt le mannequin d'osier en lui donnant un semblant de respiration.
Elles contemplèrent encore quelques photos avec une sorte de recueillement. Dire que ces personnes avaient respiré le même air, avaient ri, parlé, crié, pleuré, aimé... Puis, le temps avait passé, il les avait éprouvés, secoués, éveillés, blessés, brisés, puis il les avait tués.
Le froid se fit sentir vivement et les filles éprouvèrent soudain le besoin de quitter cet endroit sombre et poussiéreux, et retourner au ré de chaussée bien chauffé, de retourner à la vie, ces réflexions les entraînant peu à peu vers leur propre avenir, leur propre destin inconnu, excitant et angoissant.
Elles replacèrent les cadres et la boîte à chapeaux où elles les avaient trouvés, puis se faufilèrent à nouveau dans le bric à brac qui encombrait la pièce mansardée. Une tête de lit en fer forgé, une machine à coudre à pédalier, des abats jour frangés en vessies de porc...
Sur une tablette en bois, Mirliton aperçut un objet à la forme étrange recouvert d'une housse.
- C'est quoi ça ?
Elle joignit le geste à la parole et souleva la housse de cuir craquelé. Elle découvrit un magnifique gramophone au pavillon de tôle dorée et au pourtour sculpté en corolle. Le support, en bois de merisier, portait sur le devant une petite plaque d'étain sur laquelle était gravé le nom de l'inventeur, l'allemand Émile Berliner.

Sur la platine en métal, un disque reposait, prêt à s'élancer pour jouer sa ritournelle. Sur le côté, une petite manivelle en fer permettait de remonter le mécanisme.
- Les fiiiiilles ! Où êtes-vous passées ? Il va falloir y aller maintenant. J'ai fini pour aujourd'hui. Vous venez vous préparer ? Vos vêtements sont secs.
C'était Cerise Pardotti qui les interpelait du ré de chaussée d'une voix de stentor. Elle rameutait ses troupes.
- Venez, ne la faisons pas attendre. On l'a déjà suffisamment contrariée pour aujourd'hui, leur recommanda Martinou pour une fois raisonnable.
Elles refermèrent soigneusement la porte du grenier et descendirent tour à tour les deux escaliers en file indienne.
- Alors, l'exploration était intéressante ? s'assura Cerise en retirant un fil de poussière de la chevelure crépue de Poucy.
- Oui, on a bien aimé.
- Vous n'avez touché à rien j'espère...
- Non maman. Tu nous connais.
Cerise jeta un œil en coin à sa fille, l'assurant, qu'en effet, elle les connaissait bien.
- Vos vêtements sont restés au chaud dans le sèche-linge. Venez donc par là. Vous allez pouvoir vous rhabiller. Vous avez l'air gelé.
Elle les accompagna jusqu'à la cuisine.
Martinou poussa un soupir de contentement en s'emmitouflant dans son pull propre.
- Hmmm, ça sent bon, trouva Mirliton en reniflant ses manches une fois revêtue.
- Tenez mesdemoiselles, reprenez une tisane avant qu'on s'élance dans le froid et la pluie, leur proposa Cerise en remplissant leur tasse d'eau chaude infusée au thym.
- Tu n'en prends pas maman ?
- J'ai la peau dure ma fille. Les microbes n'ont pas de prise sur moi.
Martinou la crut sans peine en repensant aux trois dernières nuits où elle avait surpris sa mère revenant de dehors, encore victime d'une de ses crises de somnambulisme.
- On voulait te demander maman... Est-ce que ta patronne serait de la famille du Colonel Whereasy ?
Cerise Pardotti passa un coup de torchon machinalement sur la table de cuisine. Elle semblait réfléchir.
- Non, je ne pense pas. Pourquoi ? finit-elle par demander d'un ton détaché.
- Oh, pour rien. Avec tous ces objets qui rappellent les Whereasy, le portrait dans le salon par exemple, on se disait que la maison devait être restée dans la famille.
- Pas que je sache...
- C'est quoi son nom à ta patronne ?
Cerise tourna le dos, prit son cabas, sembla hésiter.
- Euh, c'est Cunningham. Madame Cunningham...
- Ah, tu vois, c'est anglais quand même. Tu pourras lui poser la question quand tu la verras ?
- Euh oui... Mais je l'ai surtout par téléphone...
- Alors tu lui demanderas par téléphone, c'est pas grave.
Cerise acquiesça un peu contrariée, ramassa ses clés.
- Je vais vérifier si j'ai bien tout fermé. Vous me rejoignez dans le hall ?
Les filles finirent leur tisane en bavardant.
- Tu crois qu'on pourrait revenir demain ?
- Bah, si ma mère est d'accord, oui...
- Je suis sûre que Pirouly serait ravi de visiter le manoir. S'il est sorti de l'hôpital, ça lui changera les idées.
- Je vais demander à ma mère, vous avez raison les filles. Et puis, s'il fait beau, nous pourrons visiter la propriété.
- Oui, tu nous montreras le tombeau des poules.
- Ça sonne moins bien que le tombeau des moines, grimaça Poucy à cette plaisanterie de la parisienne  faisant allusion à l'une de leurs premières aventures.
Elles discutèrent encore un instant puis déposèrent leur tasse dans le lave-vaisselle et sortirent de la cuisine.
- Tiens, je n'avais pas vu ces escaliers tout à l'heure, s'étonna Mirliton en plongeant le regard dans les marches étroites situées immédiatement à gauche en sortant de la cuisine.
- Oui, moi non plus. Vous voyez, on a encore la cave à visiter lors de notre prochaine visite, ajouta Poucy d'un ton enthousiaste.
- Ah non ! Désolée mes belles, mais la cave est fermée !
Elles firent toutes les trois un bond.
Cerise venait d'apparaître près d'elles comme si elle était sortie de nulle part. Elle avait parlé étrangement fort.



Voyant qu'elle les avait surprises, la mère de famille adoucit son ton.
- Je n'ai pas les clés. Sûrement y-a-t-il du trop bon vin dans cette cave...
Elle leur montra la direction du hall.
Les filles lui emboîtèrent le pas, affichant une mine déçue.
Cerise fit jouer l'interrupteur pour éteindre le lustre éclairant l'entrée.
Les filles regardèrent tout autour d'elles. Elles eurent la sensation d'être sur une scène de théâtre dont on venait d'éteindre tous les projecteurs. Ainsi plongé dans la semi-obscurité, le manoir reprit un peu de l'aspect menaçant qu'elles lui avaient trouvé les jours d'avant.
- Maman ? On pourra revenir avec toi demain si tu travailles ?
Sa mère allait lui répondre quand elle tendit l'oreille, intimant en même temps à sa fille de se taire.
- Quoi ? ne put s'empêcher de demander celle-ci.
- Écoutez !
Les trois filles des M and P's tendirent l'oreille à leur tour.
- Vous n'entendez pas de la musique ?
- C'est le vent, non ?
Mirliton semblait vouloir se rassurer. Il y avait bel et bien une mélodie plus élaborée que celle dont était capable le vent. Cette mélodie s'élançait parfois comme mieux parvenir jusqu'à leurs oreilles.
- Ça vient d'en haut ? dit Poucy en levant les yeux.
Cerise emprunta l'escalier en montant doucement, son attention auditive portée désormais sur l'étage.
Martinou colla aux talons de sa mère, Poucy et Mirliton à sa suite.
Des bribes de mots leur parvinrent enfin.
"Talalein, talalein... Par un soir doré
Patati, patatin... C'est dans les blés
Talali, talala... L'anneau des promis"
- C'est dans le grenier, affirma Martinou en poussant sa mère dans le couloir des chambres, à l'étage.
Cerise se dirigea d'un pas prudent vers l'escalier de meunier tapi dans l'ombre.
La voix du chanteur se faisait de plus en plus distincte.
"...Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir
Non, non, nulle bretonne n'est si mignonne
À voir que la Fleur de blé noir..."
- Vous êtes montées là-haut tout à l'heure ? les interrogea Cerise arrivée devant la porte entrouverte de la soupente.
- Oui, mais je suis certaine d'avoir refermé derrière moi, affirma Martinou avec force.
Ses amies confirmèrent en secouant la tête avec tout autant de véhémence.
Mme Pardotti repoussa la porte et entra sous le toit.
"... Et puis dans la nuit claire, où tous rassemblés
Nous danserons sur l'air où l'on bat le blé..." continuait le chanteur invisible.
- Ah, je vois... Vous avez tripoté le gramophone, conclut la mère de famille, les mains sur les hanches, en apercevant le gramophone dont le saphir courait entre les sillons de la galette noire.
Peu solidaires, Poucy et Martinou se tournèrent vers Mirliton.
- Je vous jure que je n'ai pas touché à la manivelle, protesta celle-ci.
- Tu es la seule à avoir approché l'appareil, précisa Martinou comme un reproche.
"...Ah, nulle bretonne n'est plus mignonne à voir
Que la belle qu'on appelle Fleur de blé noir...
- Tu es sûre de ne pas t'être appuyée dessus par inadvertance ? Le mécanisme est peut-être sensible, tempéra Poucy.
- J'ai pas touché à la manivelle, je te dis.
- C'est vrai qu'il faut encore poser le saphir sur le disque après. Je pense que Mirliton s'en serait rendue compte, la défendit encore Poucy.
"... Vivant la vie heureuse que Dieu nous fera
Attendons la faucheuse qui nous fauchera
Quand vous verrez que tombe notre dernier soir
Semez sur notre tombe des fleurs de blé noir..."
- Maman, tu peux arrêter ce truc ? Ces paroles me fichent la trouille...
- Oui, ma chérie, tu as raison... D'autant que la légende dit que c'est cette chanson qu'écoutait le Colonel le soir où il s'est volatilisé.
Cerise leva le bras de l'appareil, ce qui fit taire cette voix fantomatique sortie d'une autre époque pour communiquer par delà le temps son message d'amour morbide.
Le silence fut vertigineux.
La femme et les trois jeunes filles scrutèrent avec inquiétude la nuée d'objets qui encombrait le grenier.
Leurs regards se posèrent en même temps sur le mannequin d'osier à la silhouette militaire.
Était-il bien à la place où elles l'avaient laissé ?
Celui qui avait actionné le gramophone était-il encore là, caché dans l'ombre ?

 


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