dimanche 18 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (1ère partie)

Chapitre IX


La rue principale de Barroy luttait contre la nuit d'encre qui s'était installée depuis une heure déjà.
Les ronds lumineux formés par ses rares lampadaires contraient difficilement cette obscurité.
Le froid avait fait place à une douceur humide, et la pluie drue de la journée s'achevait en crachin tenace.
Malgré ces conditions peu propices à la promenade, deux ombres se suivaient à trois ou quatre mètres de distance. La première glissait vivement tantôt sur le bitume luisant, tantôt sur les murs humides des maisons. Elle s'immobilisait parfois pour attendre la seconde ombre plus massive, plus lente, se dandinant à sa suite.
- Mais qu'est-ce que tu fiches Charles ? Avance donc un peu plus vite, pesta une petite femme à la gestuelle nerveuse.
- Bah, file ! M'attends pas ! Va donc ! lui répondit Mr Roulier sur un ton débonnaire dans lequel perçait toutefois une pointe d'agacement.
- Oui, oui, bon, bon, allez... Et si tu tombais ? se justifia sa femme en piétinant d'impatience.
- Mais t'en fais pas pour moi. J'ai ma canne. Et puis j'ai les pieds larges, je tombe pas comme ça.
Il s'arrêta sous un lampadaire et souleva légèrement sa casquette d'ouvrier pour s'essuyer le visage avec un mouchoir en tissu à carreaux de la taille d'une serviette de table. Puis, d'un geste tranquille, il le remit dans la poche de son bleu de travail et cracha en biais le jus noirâtre de sa chique.
Jeanne Roulier resserra sur son cou ridé les cordons de son capuchon en plastique transparent et replongea les poings dans son imperméable qui la faisait encore plus petite et menue.
En lui tournant le dos, elle ronchonna :
- Les pieds larges ! Hon ! On aura tout entendu ! Si tu glisses, t'auras beau avoir les pieds larges, tu ne t'en casseras pas moins la binette.
Charles Roulier répliqua encore :
- Et même si je tombe, qu'est-ce que tu pourras faire ? Tu ramasseras pas ma grosse carcasse...
Jeanne haussa les épaules et se remit à trottiner devant.
- Bon, bon, allez, avance au lieu de dire des bêtises ! Et puis c'est pas moi qui ai accepté de sortir dîner par ce temps...
Charles avança à nouveau de son pas tranquille, son gros ventre rond l'empêchant d'aller au rythme de son épouse.
- Tu sais bien que je pouvais pas dire non. Le petit Pirouly est rentré chez lui. Il faut bien qu'on aille le voir puisqu'on n'a pas eu le temps de lui rendre visite à l'hôpital. Qu'est-ce que tu as à te presser ? Les poules sont rentrées, non ?
Elle ne sut que répondre et ne fit que grommeler.
Il est vrai qu'ils s'étaient inquiétés tous deux de cette hospitalisation soudaine de leur petit-fils. Il était bien qu'ils s'assurent par eux-mêmes de son état de santé. Jeanne Roulier tapota machinalement le cabas qu'elle portait sur son avant-bras replié. Elle espérait que le petit cadeau qu'elle avait choisi lui plairait...
S'ils arrivaient un jour !
Avec cette tortue qu'elle avait pour mari !
Elle se retourna une nouvelle fois.
- Si tu ne te hâtes pas, on arrivera pour le petit déjeuner ! ironisa-t-elle.
Cette fois-ci, le père Roulier eut un geste d'humeur en agitant sa canne devant lui.
- Eh bien, va donc acheter les croissants !
Elle leva les yeux au ciel et reprit son petit trot.
Entre les époux Roulier, tout était sujet à dispute depuis des années. Pirouly s'en serait inquiété s'il n'avait perçu, avec l'instinct des enfants, un fond d'affection tenace et solide qui prouvait que ces deux là s'étaient aimés plus que tout.
Toutefois, la pudeur de l'un et la rudesse de l'autre n'avaient pas facilité la communication et le rapprochement, ce qui avait même installé certaines rancœurs et frustrations.
Charles n'avait jamais été un modèle de vertu, ni un mari exemplaire, mais, à sa décharge, Jeanne n'avait pas non plus été l'épouse affectueuse et attentive qu'il attendait. Comme pour l'insoluble problème de la poule et de l'œuf, on pouvait s'interroger longuement sur l'origine de leur attitude respective.
Il n'en restait pas moins que leurs rapports demeuraient tendus. Certains gestes furtifs du grand-père envers son épouse (qui les recevaient assez maladroitement) laissaient entendre, malgré tout, que l'affection entre les deux n'était pas si loin. Ce qui les rendait souvent attendrissants aux yeux du jeune Pirouly.



Il n'y avait qu'à observer leur comportement quand un des deux tombait malade. Les yeux inquiets et le front soucieux, l'un errait alors comme une âme en peine et redoublait de soins au chevet de l'autre.
Mr et Mme Roulier remontèrent ainsi le village en se houspillant mutuellement, toutefois satisfaits de ces stimulations réciproques.
Arrivés au grand carrefour qui devait les amener par la gauche au lotissement où leur fils avait construit son pavillon de ses propres mains, ils furent dépassés par un vélo dont le bruit de la dynamo frottant sur la roue attira leur attention.
- Bonsoir Mr et Mme Roulier ! Vous allez voir Pirouly ?
Charles Roulier rejoignit lentement la jeune fille qui s'était arrêtée pour parler à son épouse.
- Oui, on va fêter son retour chez lui. Ses parents nous ont invités pour le souper, expliqua celle-ci.
- Et toi, où vas-tu par ce sale temps, jeune fille ? s'inquiéta le grand-père.
- J'ai pensé que ça ferait plaisir à Pirou que je lui ramène son vélo. Il était resté dans la buanderie depuis son malaise. Et puis je voulais prendre des nouvelles aussi, avoua-t-elle.
- Espérons que notre venue ne le fatiguera pas trop...
- Oh non, madame, je suis certaine qu'il sera heureux de vous voir.
- Je lui ai pris un petit cadeau, chuchota la vieille dame en écartant un peu les pans de son cabas pour laisser voir à Martinou le paquet emballé.
Elle sourit et, sur le même ton de la confidence, elle l'assura :
- Ça va lui faire plaisir. Il adore les cadeaux.
Charles Roulier en avait profité pour continuer son chemin et prendre de l'avance sur sa femme. Il se retourna et la héla :
- Bon, alors ! Qu'est-ce que tu fais à traîner comme ça ? On va être en retard !
Jeanne le regarda, interloquée. Elle secoua la tête en regardant Martinou l'œil navré.
- Je ne sais pas quoi faire de lui, lui glissa-t-elle.
La jeune fille se remit en selle et les accompagna en roue libre tandis qu'ils continuaient à se chamailler. Elle dut toutefois se ranger à droite de la route car une voiture arrivait en face d'eux.
Elle était encore à une quinzaine de mètres du véhicule quand un étrange phénomène se produisit.
Sortis de nulle part, des faisceaux rougeâtres partirent à la rencontre des phares de la voiture. Ce fut comme une lutte soudaine entre deux rayons lumineux.
Les fins faisceaux rouges coupèrent en deux l'épais rayon jaune des feux de route dans une danse vive et saccadée.
Martinou eut l'impression qu'une faille venait de s'ouvrir devant elle. Charles et Jeanne Roulier, agrippés l'un à l'autre, furent comme absorbés dans cette porte tracée dans l'air par les fins rayons.
Elle entendit les freins de la voiture, puis elle fut éblouie quand les faisceaux se retournèrent contre elle. Elle se crispa en attendant le choc avec la voiture, mais rien ne vint. En même temps, elle lâcha le guidon du vélo de Pirouly et tomba dans le talus. L'herbe, haute et drue à cette saison, amortit sa chute, mais son coude frotta sur le bord de la route goudronnée.
Quand elle se releva, elle vit le véhicule sur le bas-côté opposé. Le conducteur avait évité de justesse le pilier du portail d'une propriété. Mr et Mme Roulier étaient encore dans les bras l'un de l'autre, blêmes tous les deux.
Ils ne savaient par quel miracle l'automobiliste avait pu les éviter.
Des habitants du quartier, attirés par le bruit des coups de freins brutaux, sortirent dans la rue, s'emmitouflant à la va-vite dans leur manteau. L'un se dirigea vers la portière du conducteur hébété, d'autres vinrent vers Martinou pour l'aider à sortir du fossé. La manche de son blouson était déchirée au coude.



- Tu saignes, lui dit un voisin en consultant la déchirure par laquelle il apercevait la chair de l'articulation ensanglantée.
Deux femmes étaient près des Roulier pour s'assurer qu'ils n'avaient rien et leur demandaient ce qui s'était passé.
Mais l'un comme l'autre était bien embarrassé pour trouver une explication. Tout ce qu'ils purent dire, c'était que chacun était rangé, que la voiture roulait à une allure normale et que, tout à coup, ils avaient été éblouis. C'était là que l'accident s'était produit.
Le conducteur finit par sortir de son véhicule. C'était un jeune homme. Il était encore tout tremblant. Il confirma le récit des Roulier. Quelqu'un lui demanda s'il roulait pleins phares en traversant le lotissement. Il s'en défendit.
Martinou dut aussi se justifier en assurant que le phare de son vélo fonctionnait et que, non, le conducteur n'avait pas pu être surpris. D'ailleurs l'éclairage de la rue aurait permis de la rendre visible même sans phares.
Un vieux monsieur crut bon toutefois de lui recommander de porter un gilet fluorescent quand elle se promenait à la nuit tombante. Mais le jeune conducteur affirma qu'il l'avait parfaitement vue et que là n'était pas le problème.
Enfin, la voiture n'ayant pas de tôle froissée et l'écorchure de Martinou étant bénigne, tout le monde remis de sa frayeur, le groupe se dispersa.
- Tu devrais désinfecter rapidement cette plaie. Donne-moi le vélo de Pirouly. Je lui ramène. Rentre plutôt chez toi. Tu dois avoir envie de calme après cet incident... Allez, allez, file.
Martinou accepta machinalement le conseil de la grand-mère de Pirouly et lui tendit le vélo. Elle regarda autour d'elle étrangement.
- Bon, bon, allez, rentre ma fille. Je vois bien que tu es encore un peu sous le choc. Vas te reposer... Allez, vas, la bouscula Jeanne Roulier toujours un peu bourrue quand elle risquait de s'attendrir.
Martinou n'était pas choquée. Elle cherchait simplement autour d'elle ce qui avait pu provoquer cette perturbation de son champ visuel. D'où cet éblouissement avait-il pu venir ? Elle scruta les fenêtres des façades alentours.
Un garnement aurait-il utilisé un de ces faisceaux laser interdits car ils pouvaient causer de graves perturbations, notamment dans le trafic aérien, par son rayon aveuglant ?
Y avait-il un objet fluorescent dans la décoration d'une des propriétés alentours qui aurait provoqué ce reflet nocif ?
Elle partit à l'opposé des Roulier en tenant son coude blessé.
Ceux-ci virent bien que quelque chose la préoccupait mais se dirent que sa chute en était la cause, alors qu'elle cherchait en fait la cause de sa chute...
Ils arrivèrent bientôt chez leur fils. Avant d'entrer, Jeanne Roulier fit jurer une nouvelle fois à son époux qu'il n'accepterait plus d'invitation à dîner en cette saison. Cet incident prouvait bien qu'à leur âge, il valait mieux se tenir tranquille au coin du feu devant une bonne émission de variétés. Charles ne trouva rien à redire. Pour une fois, il partageait sa conclusion.
Ils racontèrent leurs péripéties à leur fils et leur belle-fille tandis que ceux-ci les débarrassaient de leur par-dessus humides.
Aussi, c'est avec un certain bonheur qu'ils rejoignirent Pirouly dans sa petite chambre cosy. Bien blotti au fond de ses draps, il les accueillit avec chaleur. Ses parents avaient eu bien du mal à lui faire quitter sa chambre mansardée, faisant valoir qu'en s'installant au même étage qu'eux, ce serait plus facile de veiller sur lui. Il avait fini par accepter et occupait la chambre de son frère aîné parti vivre en ville avec sa copine.
- Oh, mais tu dois être heureux ici avec toutes ces belles maquettes d'avions, de chars, de jeeps que ton frère a laissées, commenta sa grand-mère en regardant tout autour d'elle.
Pirouly leva les yeux vers les avions suspendus par du fil à pêche au plafond de la chambre et afficha une moue ambiguë.
Était-ce parce que ces maquettes étaient à mille lieux de sa sensibilité ou bien parce que son frère lui avait interdit de jouer avec ? Ses grands-parents ne le surent pas vraiment.
Toujours est-il que le cadeau qu'ils lui avaient amené le réjouit beaucoup plus franchement.
C'était un petit mouton blanc en peluche au regard doux. Il était si ressemblant, qu'on aurait cru qu'il allait se mettre à gambader et à folâtrer sur le couvre-lit. A moins que les appareils de guerre pointant tous leurs canons des étagères de la chambre fraternelle ne l'abattent au premier saut guilleret...
A cette sombre idée, Pirouly serra le petit mouton contre lui, ce qui ravit sa grand-mère. D'autant qu'il le fit sans complexe. Sous ces deux regards bienveillants, il pouvait oublier qu'il n'était plus en âge de s'attendrir sur une peluche d'enfant.



Sa grand-mère sortit encore de son cabas deux petits livrets  cartonnés.
- Tiens, je t'ai aussi amené des albums de coloriage au cas où tu t'ennuierais. Tu te souviens ? Chaque fois que tu étais malade, je t'en apportais un. Je n'allais pas manquer à la tradition...
Pirouly ne s'en offusqua pas, au contraire. Avec une grand-mère, on demeurait pour toujours un tout petit enfant. Il acceptait des choses d'elle qu'il n'aurait plus tolérées de sa mère.
La tradition prenait une autre dimension. Ce sentiment naturel que rien ne changerait jamais était rassurant pour lui à l'âge où le monde bougeait trop vite aux alentours. C'était la garantie qu'au moins un endroit subsisterait, ultime refuge immuable où l'on continuerait à manger le rosbif du dimanche ainsi que l'éternelle salade de fruits frais en regardant le coucou sortir à heures fixes de son petit chalet suisse, une bulle temporelle épargnée par la marche des hommes, par la fuite du temps et par les pas écrasants du progrès. Aussi sûrement que reviennent les saisons, on continuerait après le dessert à aller déranger le chat blotti dans le fauteuil du grand-père, ou on courserait les poules lâchées dans la cour avant d'aller jouer dans la grange sur les vieilles charrettes encore remplies du foin séché de la dernière fauche, ou bien on irait faire tournoyer une énième fois la vieille chouette empaillée suspendue dans l'atelier de grand-père Charles. On ramasserait des marrons et on en ferait des petits bonshommes avec des allumettes pour figurer les bras, les jambes et le nez. Puis grand-mère sortirait sa boîte en métal à l'extérieur bleu et à l'intérieur doré contenant des gâteaux sablés aux formes diverses dont le préféré de Pirouly était celui incrusté d'une cerise confite, cette boîte à gâteaux qu'on aurait dit tout droit sortie de chez Mme Scudéry.
Oui, c'était vraiment bon de se voir dans ces regards là, comme s'ils plaçaient tout l'espoir de l'avenir entre vos mains, la force d'y faire face et de construire un monde pas trop moche sans renier celui du passé.
Cette visite apaisa Pirouly.
Il fut un tantinet soucieux de l'incident survenu à leur arrivée et s'inquiéta de Martinou. Il ne faisait aucun doute qu'elle s'était déjà remise de sa chute mais il s'assura qu'elle allait bien au moment où ses grands-parents l'avaient quittée.
Ils parlèrent encore un instant dans la ruelle du lit jusqu'à ce que la soupe fut servie.
- Bon, bon, allez mon grand, viens donc avaler une bonne assiette de potage. Ça va te renforcer.
Et la grand-mère s'échappa de la chambre pour donner un coup de main à sa bru pour le service.
Son grand-père lui jeta un œil complice.
- Tu sais bien que ta grand-mère ne reste pas en place une seconde. C'est déjà un miracle que tu l'aies retenue plus de cinq minutes assise sur le bord de ton lit.
Son grand-père exagérait l'exploit car, en fait, du quart d'heure qu'elle avait passé dans la pièce, la vieille femme n'avait pas dû rester assise deux minutes d'affilée.
Elle s'était levée tour à tour pour replacer un objet dans un axe selon sa logique, puis pour soulever les rideaux et scruter de plus près le motif du tissu, ou bien passer un doigt sur un joint décollé du papier peint.
Elle donnait toujours l'impression d'entrer dans un musée chaque fois qu'elle allait quelque part. Ses hôtes redoutaient chaque instant qu'elle aille ouvrir les placards pour compléter sa visite. Il était toujours déconcertant de lui tenir la conversation et de la voir soudain se tordre le cou pour tenter d'apercevoir la pièce d'à côté à laquelle elle n'avait pas encore eu accès.
Curiosité ou émerveillement des intérieurs modernes, à moins que ce ne fut une façon de se donner contenance en visite ? Il était difficile de trancher.



- Au fait grand-père, j'ai appris aujourd'hui que tu étais tatoueur à tes heures perdues, lança Pirouly en enfilant la robe de chambre que Charles Roulier lui tendait.
Celui-ci marqua sa surprise.
- Oh, ça fait bien longtemps que je n'ai pas sorti mon dermographe. Je tremblote un peu trop maintenant pour faire du bon travail... Mais qui t'a parlé de ça ?
Pirouly resserra les cordons de sa robe de chambre autour de sa taille.
- C'est le père Gazpouel. Il était dans la même chambre que moi à l'hôpital de Chambard.
- Mon pauvre ! Tu devais avoir hâte de sortir de là ? plaisanta-t-il.
- Ça va. Il était plutôt distrayant. Il m'a raconté toutes ses campagnes militaires du dix neuvième et vingtième siècle...
Charles Roulier rit de bon cœur, un drôle de rire, presque silencieux qui secouait fortement les épaules. Son visage ressemblait plus que jamais à celui d'un gros bébé farceur.
- Il a trop lu les chroniques militaires. Ça lui est monté à la tête.
- Est-ce que tu te souviens de tous tes clients et des tatouages que tu as fait pour chacun ? demanda encore Pirouly en accompagnant son grand-père jusqu'à la salle à manger.
- Tsssss ! C'est pas facile ce que tu me demandes là... Oui, je pense que je devrais y arriver. Au pire, j'ai gardé les motifs dans un gros classeur à la maison...
- Et si je te dessine un tatouage là maintenant, peut-être que ça te rappèlera la personne à qui tu l'as fait ? proposa Pirouly impatient.
Et sans attendre de réponse du grand-père il se tourna vers sa mère :
- Maman, tu as une feuille et un crayon à papier pas loin ?
Son père dut le rappeler à l'ordre.
- On va manger. Tu verras ça avec ton grand-père après le dessert.
Charles Roulier, voyant la mine déconfite de son petit-fils et pour le faire patienter, lui promit en lui tapotant le dos.
Dès sa dernière cuillère de crème brûlée avalée, Pirouly revint donc à la charge. Sa mère lui tendit la feuille et le crayon demandés en début de repas. Il s'installa sur un coin de table et il s'appliqua à reproduire le tatouage aperçu sur l'avant-bras de l'homme à la musette tandis que les adultes buvaient tranquillement leur tisane en devisant.
Quand il releva le nez de sa feuille, il fit une grimace en jaugeant son dessin.
- C'est pas terrible, mais ça donne à peu près ça...
Il tendit la feuille à son grand-père.
Le regard bleu de celui-ci détailla le dessin, imperturbable. Il reposa enfin la feuille en claquant sa langue sur son palais, tandis que son épouse s'émerveillait encore du dessin tracé par Pirouly.
- Plus tard, il sera dessinateur ce titi là ! Ça c'est certain !
Les parents de l'intéressé se regardèrent avec une certaine indulgence mêlée de tendresse.
Mais Pirouly laissa sa grand-mère jouer les devineresses. Il était suspendu aux lèvres du grand-père qui avait, à ce moment là, l'apparence d'un sphinx.
- Est-ce que tu te souviens avoir tatoué ce motif sur quelqu'un ? le pressa le jeune garçon.
Le vieux Charles sortit de son immobilité. Il semblait hésiter.
- Je suppose que les personnes qui se font tatouer une branche d'olivier ne sont pas monnaie courante. Quelqu'un du village peut-être ? insista Pirouly.
Son grand-père regarda Mr Roulier père comme s'il en attendait de l'aide, mais ce dernier ne parut pas comprendre.
- Eh bien, je ne me souviens plus. Tout ce que je peux dire, c'est que ce n'est pas une branche d'olivier qui symbolise plutôt la paix et la victoire. Là, ce que tu m'as dessiné, c'est plutôt une branche de cerisier. Sa fleur symbolise l'amour, la force, et la domination dans la culture chinoise. Au Japon, c'est plutôt le symbole de l'évolution, de la beauté, ou du cycle de la vie. Pour les japonais, ça veut dire en gros : "Profitez de la vie puisqu'elle est courte."



Sur ce, Charles Roulier prit à son tour le crayon à papier abandonné sur la table par son petit-fils. Après un instant à l'observer en train de dessiner, Pirouly put juger du bon coup de crayon de son grand-père.
- Tu vois, ça c'est un tatouage de rameau d'olivier avec ses fleurs ouvertes. Ses pétales sont plus en pointe et la branche est feuillue. Des feuilles fines et longues... Le tatouage que tu as reproduit est dans le style du cerisier : un rameau tortueux sans feuilles et des fleurs plus charnues avec des pétales bien arrondies.
Pirouly compara l'esquisse de son grand-père à la sienne et dut avouer que ça n'avait rien à voir.
- Ce serait donc quelqu'un d'amoureux qui te l'aurait fait faire, pensa-t-il à haute voix, ce qui fit sourire les quatre adultes autour de lui.
C'était en effet un indice bien mince quand quatre vingt dix pour cent des gens tombaient amoureux à un moment donné de leur vie.
- Mais Charles, tu pourrais peut-être jeter un œil à tes vieux classeurs. Tu y notais le nom de tes clients par modèle.
Grand-père Charles fronça les sourcils et s'embarrassa un peu dans ses mots.
- Moui... Si... Enfin tu fais le ménage si bien... Si tu les as pas jetés. Le retrouver serait un miracle.
Il rit d'une manière un peu forcée et se pencha sur Jeanne pour murmurer quelque chose.
Pirouly eut l'impression qu'il reprochait à sa femme de se mêler de choses qui ne la regardaient pas.
Celle-ci, d'ailleurs, abandonna son air enjoué et sembla se raviser.
- Pirouly, si tu débarrassais la table plutôt que d'ennuyer ton grand-père avec tes histoires de tatouage...
La suggestion de son père était faite si fermement que le jeune garçon dut s'exécuter. Il abandonna aussi pour ne pas attirer plus d'ennuis à sa grand-mère.
Il empila donc les assiettes à dessert et les petites cuillères, ramassa les tasses et disparut dans la cuisine. Il eut le temps d'entendre son père dire à ses invités :
- Il y a un problème avec ce tatouage ?
Le garçon s'empressa donc de déposer sa charge dans l'évier et mit l'eau à couler comme s'il commençait la vaisselle, puis il revint à pas de loup tendre l'oreille dans l'embrasure de la porte de la salle à manger.
Son grand-père chuchotait :
- ...Alors, j'ai préféré dire que je ne me souvenais plus. Tu m'avais dit que dans son délire il semblait obnubilé par le Colonel Whereasy. Je me suis dit que lui parler de Gary, le descendant du Colonel, ce serait entretenir son obsession...
- Tu as bien fait papa. Il est déjà assez perturbé comme ça.
- Oui, tu as été sage Charles. Pour le classeur, je lui dirai que je l'ai effectivement jeté par inadvertance. Le lien entre ce tatouage et le Colonel restera donc caché. Sinon, le connaissant, on va le voir arriver demain pour qu'on lui trouve ce fichu classeur.
Le père de Pirouly éleva soudain la voix, ce qui fit sursauter le garçon caché dans le couloir, à l'angle de la porte.
- Pi-rou-ly !! Ne laisse pas couler l'eau comme ça ! Si tu fais la vaisselle, prends une bassine ou bouche la bonde de l'évier... On va encore payer une note d'eau exorbitante avec cet olibrius !
Pirouly crut plus prudent de retourner dans la cuisine pour suivre les conseils économiques de son père.
Tout en lavant les assiettes, son cœur battait la chamade.
Alors comme ça, l'homme à la musette s'appelait Gary et était un descendant du Colonel ! Quand les filles allaient savoir ça, elles allaient être fières de lui. Bien que mal en point, il n'avait pas chômé et cette information s'avérerait sûrement un élément précieux pour faire avancer leur enquête.




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