samedi 24 juin 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 9 (seconde partie)


Mais le lendemain matin, sa mère refusa de le laisser rejoindre les M and P's.
- Il est encore trop tôt mon poussin. Hier encore tu étais hospitalisé. Tu ne vas pas pas déjà aller t'agiter avec tes amies. Tu sais comme Martinou ne reste pas une minute en place... Si j'étais sûre que vous restiez sagement à jouer à des jeux de société... Peut-être ! Mais cela m'étonnerait beaucoup de vous... Surtout que le soleil est de retour et qu'il fait presque un temps de printemps aujourd'hui.
- Justement maman, je vais pas rester enfermé une autre journée. J'ai besoin d'air moi !
- Eh bien, viens avec moi. Je vais nettoyer l'église cet après-midi avec Monique et Chantal... Et peut-être la mère de Martinou, même... Tu pourras t'oxygéner, et moi j'aurai un œil sur toi. T'es encore un peu pâle...
- Nettoyer l'église ?
- Oui, tous les ans, pour la Toussaint et la fête des morts, on nettoie l'église et ensuite on va lessiver quelques tombes dont personne ne s'occupe.
- Super ! Pour m'oxygéner et me remonter le moral, t'as raison, il y a pas mieux !
Mme Roulier passa son index sur la joue de son fils, ce qui le fit ronchonner.
- Tu sais bien ce que je pense de la religion, chéri... Il ne s'agit pas de ça là. Je te parle d'un moment de solidarité et d'amitié. Tu vas voir, on va passer une excellente après-midi avec mes copines.
Et en effet, Pirouly aima l'ambiance. Bien que l'intérieur de l'église fut bien froid, l'atmosphère bon enfant et les rayons du soleil qui jouaient dans les vitraux colorés suffirent à réchauffer très vite la petite équipe de ménagères.
Pirouly avaient finalement vu débarquer quatre femmes du village avec leur armement de balais, de seaux, de lavettes et plumeaux, toutes coiffées comme sa mère d'un fichu coloré pour protéger leur chevelure des fils de poussière et des toiles d'araignées, et vêtues d'un tablier coloré.
Les femmes trouvèrent que l'église sentait le moisi et le salpêtre. Elles commencèrent donc par ouvrir les deux battants de la grande porte en bois et la porte de la sacristie pour créer un courant d'air vivifiant.
L'odeur du soleil d'automne commença à chasser ces relents de crypte.
Pirouly se sentit intimidé par la majesté du lieu. Il n'était entré qu'une fois dans l'édifice datant du XII ème siècle et n'avait pas franchement goûté ce lieu sombre et solennel.
Mais aujourd'hui, c'était différent.
Était-ce le fait que la nef, formée de trois travées aux voutes gothiques, était envahie par cinq femmes gazouillant gaiement ? Etait-ce lié à ces rayons de soleil rasants, décidés à éclairer le moindre recoin, se faufilant à travers l'édifice par les portes ouvertes et les sept magnifiques vitraux ?
On pouvait y admirer le mariage de la Vierge, le couronnement de la Vierge par la Sainte Trinité, ou encore Saint Dominique recevant le rosaire des mains de Notre Dame, sans oublier la mort de Saint Louis, saint patron de Barroy, ou bien le mystère de l'Annonciation richement coloré.
Tous ces Saints et ces extraits d'évangile n'évoquaient pas grand chose pour Pirouly, mais il était sensible à ces couleurs, ces postures, et ce qui s'en dégageait.
Il passa doucement sous la tribune d'orgue en admirant respectueusement le décor chargé de ce lieu de culte. Il se retourna et, levant les yeux, contempla le haut buffet de l'orgue nanti de treize tuyaux encadrés par deux tourelles. Sur chacune de ces tourelles, cinq autres tuyaux d'un plus large diamètre s'élevaient vers le ciel peint de l'église.
Pirouly se demanda combien de cérémonies cet orgue avait pu accompagner depuis qu'il était là, c'est à dire depuis cent cinquante ans. Combien de mariages, combien de baptêmes, combien d'enterrements avait-il bercés de ses notes graves et puissantes ?
Il lui sembla qu'à lui seul cet orgue symbolisait le cycle de la vie.



Monique le sortit de ses songes en le bousculant au passage avec un escabeau en bois léger qu'elle portait en équilibre sur son épaule et qu'elle était allée prendre dans la sacristie.
- Bon, je m'attaque aux vitraux. Souhaitez-moi bon courage.
Chantal la croisa avec des chiffons et une boîte à cirer en main.
- Moi, je cire les bancs, les prie-Dieu et les repose-pieds.
Pirouly dut se ranger un peu.
Tandis que les femmes s'organisaient, il continua d'admirer la statuaire religieuse.
Saint Jean-Baptiste, un petit agneau à ses pieds, tendait un bras au-dessus de lui comme s'il voulait le baptiser. De l'autre côté de l'allée, Saint Marcel et la crosse avec laquelle il aurait accompli l'exploit d'assommer un dragon attaquant Paris, paraissait lui dire : "Ne craint rien, je veille sur toi.".
Saint Antoine de Padoue, patron des marins, des naufragés et des prisonniers, qu'on évoquait aussi pour retrouver des objets perdus, Saint Jean l'évangéliste, qui commandait de s'aimer les uns les autres, tenant une coupe de poison entre ses mains, une vouivre perchée sur son épaule, Sainte Jeanne d'Arc, célèbre pucelle d'Orléans en tenue d'arme, ou Saint Joseph et l'enfant Jésus, toutes ces figures de la religion chrétienne finirent de l'escorter jusqu'au transept.
Sa mère et Léontine avaient entrepris de dépoussiérer les nombreux candélabres fixés au mur.
Il s'arrêta un instant au pied du chœur. D'instinct, il sentait que ce domaine était réservé à l'officiant. Sur sa droite, la chaire de prêche le dominait de sa cuve en chêne dont le dossier était surplombé par un dais que le curé appelait l'abat-voix.
Face à la chaire, le confessionnal attendait que quelque repenti vienne confier ses tourments entre ses parois feutrées, bien à l'abri derrière son rideau de velours lie de vin.
A l'un des piliers supportant la voûte du chœur, d'épaisses cordes étaient entortillées à leur accroche fixée solidement dans la pierre.
Pirouly rejeta la tête en arrière et suivit des yeux ces cordes montant dans les frondaisons du clocher. Un large plancher de bois l'empêchait d'apercevoir les cloches auxquelles elles étaient reliées. Mais sur le pilier, en face de chaque accroche, il vit de petites plaques de cuivre gravées à leur nom : Marie-Dominique, Caroline-Gabrielle, Marie-Adèle et Alphonse-Elise.
C'était ainsi que la paroisse avait baptisé la grosse cloche et ses trois cadettes, toutes quatre encore à traction manuelle.
Pirouly se souvint à ce propos que son père avait eu l'honneur d'être présenté à ces demoiselles lorsqu'on lui avait demandé de remplacer le coq au sommet du clocher, coq envolé à la faveur d'une forte tempête. Il avait du se faufiler sur le toit pointu en enlevant quelques tuiles à son sommet, puis il avait joué les alpinistes le temps de placer sur sa flèche le coq flambant neuf. Les villageois l'avaient observé en frissonnant tout le long de la manœuvre, retenant leur souffle de peur de le voir chuter.
Il avait alors appris que le coq, déjà considéré comme un symbole solaire au moyen-âge, était devenu, sous l'impulsion du pape Léon IV, le représentant du messie annonçant le passage des ténèbres à la lumière. Toutes les paroisses avaient donc peu à peu adopté ce type de girouette.



- Ah, voilà le plus beau ! s'écria soudain la Ginette en train d'astiquer la rampe séparant le transept du chœur.
Pirouly ramena son regard sur terre pour vérifier qui méritait ce bel enthousiasme de la ménagère.
Une silhouette se profila dans la trouée lumineuse formée par l'ouverture du grand portail cintré et avança jusqu'au narthex.
L'homme, au physique bien découplé, avança dans sa direction d'une démarche virile et assurée.
Les quatre autres femmes suspendirent leurs gestes et certaines sifflèrent le nouveau venu. Ces sifflets étaient teintés d'un zeste de provocation et de beaucoup de second degré.
Ronflette, car c'était lui, n'en fut pas le moins du monde désarçonné.
- Ne faites pas attention à moi jolies soubrettes, je viens juste voir mon pote... Mais aussi vérifier que vous vous comportez bien et que vous êtes en paix avec le Seigneur.
Il agita son majeur et son index à l'horizontal devant ses yeux plissés en les pointant dans leur direction.
Pirouly repensa à la vision qu'il avait eu et dans laquelle son ami lui était apparu en pagne ceinturé d'un cobra en or. Ronflette, entouré du halo blanchâtre dispensé par le pâle soleil d'octobre, avait ici la même beauté simple et dégageait la même impression de solidité, de douceur. Il en ressentit un grand réconfort comme dans sa vision.
Pirouly jeta un œil rapide sur le grand crucifix en bois suspendu au-dessus du retable, au fond du chœur, pour s'assurer que le Christ en plâtre, d'une beauté martyr, n'était pas descendu de sa croix pour aller faire un tour.
Mais non, c'était bien Grégorien Bartichaut, son ami de l'école primaire, son meilleur ami après les filles des M and P's, Grégorien dans toute la fraîcheur de ses quinze ans, un brin crâneur, mais avec tant d'innocence et de désinvolture, qu'il en était attendrissant.
Ces atouts n'avaient pas échappé aux cinq femmes expérimentées qui entrevoyaient dans ce jeune homme un futur bourreau des cœurs. Elles décidèrent de jouer un peu avec lui et de profiter qu'il était encore inoffensif pour le chahuter.
- Oh, mais mon coquelet, il va falloir attendre d'avoir un peu plus de plumes au croupion pour venir nous picorer la crête, le héla Monique du haut de son escabeau tout en passant son chiffon noirci sur un vitrail jaune soleil.
- As-tu au moins fait ton catéchisme béjaune ? Même à la vierge t'as pas du lui faire bien peur, renchérit Chantal en éclatant de rire.
Léontine vint secouer son plumeau sous le menton du garçon.
- Attends voir, t'as un peu de poussière sous le menton... Oh, mais !... Attendez les filles ! C'est pas de la poussière ! Ce sont ses quatre poils au menton !
Les cinq femmes rirent de plus belle à cette répartie.
Pirouly se retint de rire par solidarité avec son camarade, mais il trouva drôles les remarques un peu paillardes du contingent de ménagères.
La Ginette ajouta de sa voix criarde :
- Bah ! Contrairement au curé, t'as pas du les faire sonner souvent tes cloches, toi !
Et les rires résonnèrent à nouveau sous les voûtes de l'église.
Ronflette, imperturbable, leur adressait des bisous qu'il faisait s'envoler vers elles en soufflant sur le bout de sa main ouverte.
Seule Mme Roulier l'épargna, femme plus réservée. Mais elle ne dissimula pas son amusement.
- Mesdames ! Si Mr le curé vous entendait, il serait choqué,les sermonna le jeune hidalgo, mi-sérieux, mi-plaisantin.
- Ton curé, il avait pas les mains dans les poches quand, gamines, on jouait avec lui à colin-maillard. Y avait pas que ses yeux qu'étaient bandés ! lâcha Léontine en levant son petit doigt devant son nez pour ceux qui n'auraient pas compris.
Ginette confirma en agitant ses mains devant elle, les yeux fermés :
- Oui, il avait pas froid aux yeux ni aux mains.
Ronflette, arrivé près de Pirouly, serra le poing en même temps que lui et ils se heurtèrent les phalanges en guise de bonjour.
- Elles sont déchaînées ces dames ! Elles ont fini le vin de messe ou quoi ?
Pirouly ricana nerveusement.
- Mais non, c'est ton charme naturel. Sûrement ton tee-shirt à bretelles...
L'ami tira sur son tee-shirt innocemment comme s'il se demandait ce que ce vêtement pouvait avoir de particulier.
- Je crois qu'il est un peu... moulant... précisa Pirouly amusé.
Ronflette sembla enfin comprendre.
- Heureusement que j'ai mis un sweat gilet, sinon elles se roulaient par terre.
Les cinq mères de famille étaient toutes retournées à leurs tâches en riant plus doucement.
- Content que tu sois sorti de l'hosto Pirou. Ça fait plaisir de te revoir debout.
Pirouly parut gêné. Il n'osa pas lui répondre qu'il était aussi heureux de le voir près de lui. Il se sentait moins mélancolique.
- Alors, tu as parlé à ton grand-père pour le tatouage ? demanda Grégorien en entraînant Pirouly dans le déambulatoire.
- Oui. Il a pas voulu me l'avouer, mais j'ai entendu qu'il confiait à mes parents que le tatouage en question, il l'avait fait à un descendant du Colonel...
Son ami parut faussement intéressé. Il l'interrompit :
- Ok, mais pour me faire mon tatouage, tu lui as demandé ? Est-ce qu'il serait d'accord ?
Pirouly s'excusa :
- J'ai pas vraiment demandé parce qu'il m'a dit qu'il ne tatouait plus à cause de son tremblement à la main...
Ronflette fut déçu. Mais son attention se focalisa aussitôt sur autre chose. Il venait d'apercevoir le tronc où les paroissiens venaient déposer leur aumône. Il jeta un œil par-dessus son épaule pour vérifier si les femmes les regardaient puis, rassuré, il s'approcha du pilastre en bois surmonté d'un archange aux ailes bleues déployées câlinant une harpe dorée.


Pirouly crut un instant que Ronflette allait glisser une petite pièce dans la fente ouverte entre les pieds aux sandalettes de l'enfant ailé. Mais, au lieu de ça, son camarade passa derrière la colonne en bois, donna un léger coup sur les charnières qui permettaient l'ouverture de la grosse tirelire. La serrure devait être ancienne car la porte du socle qui permettait de récupérer régulièrement les deniers du culte s'ouvrit sans problème et sans avoir usé de la clé.
Pirouly écarquilla les yeux.
- Mais, qu'est-ce que tu fais ?
Ronflette lui adressa son plus joli sourire, celui qui dessinait trois petites fossettes partant de la commissure de ses lèvres vers sa joue.
- Bah, je suis un paroissien ou pas ?
Pirouly fut désarçonné par la question.
- Euh oui... Enfin non... Si tu es croyant alors peut être...
- Je crois à tout ce que tu veux. Ça dépend combien y a là-dedans.
Et il plongea la main dans la colonne en creux. Des rides soucieuses apparurent d'abord sur son front. Il fouillait consciencieusement à l'aveugle quand sa face s'éclaira et un sourire de vainqueur apparut sur ses lèvres.
- Bingo !
Pirouly jeta à son tour un œil inquiet vers le transept. Pourvu que l'une des femmes ne vienne pas traîner par ici avec son plumeau ! Surtout pas sa mère !
Ronflette ramena d'abord quelques billets, puis replongea sa main pour ramener enfin une bonne poignée de pièces.
Il compta fiévreusement.
Pirouly n'y tint plus, il chuchota fermement :
- Remets ça tout de suite où tu l'as pris.
Son ami parut surpris.
- Y a pas grand chose, détends toi. C'est pas le casse du siècle.
- Peu importe. C'est pas bien.
- En même temps, on vient donner un coup de main pour entretenir l'église.
- C'est du bé-né-vo-lat, insista fermement Pirouly.
Ronflette soupira en recomptant son butin.
- Y a de quoi aller prendre un verre chez Janine au café du commerce. Ça te dit pas ? On fera une partie de baby-foot.
- Tu sais que j'aime pas jouer au baby-foot.
- Au flipper alors... T'adore le flipper.
- N'insiste pas. Remets ça en place, un point c'est tout !
Ronflette hésita encore puis, à un dernier regard plus noir de son ami, il se résolut à remettre la somme en place.
Juste au moment où il refermait la porte du tronc, Ginette pointa son nez. Comme deux garçonnets qui viennent de faire une bêtise, ils se redressèrent tout piteux, mains dans le dos. Mais elle ne sembla pas s'en rendre compte.
- Les gars, vous comptez les blessures du Christ ou quoi ? Vous voulez pas aller nous remplir les seaux d'eau, les interpela-t-elle.
Monique en profita pour les solliciter également.
- Oui les mectons, bougez-vous ! J'ai besoin de vous. L'escabeau que j'ai est trop bas pour que j'atteigne les vitraux du haut. Si vous pouvez aller me chercher l'échelle dans la remise du presbytère, ce serait top.
Ils s'exécutèrent, trop heureux de ne pas s'être faits prendre la main dans le tronc.
Ils firent le tour du chœur par le déambulatoire et gagnèrent la sacristie en passant derrière l'abside. Ils y trouvèrent un évier dans lequel ils purent remplir les seaux confiés. Une fois remplis, ils les ramenèrent aux femmes.
Ils sortirent ensuite par une porte qui donnait derrière l'église et permettait d'accéder au jardin du presbytère situé un peu en surplomb de l'église, comme le bâtiment qui en dépendait.
Il faisait sombre dans la grange, mais Ronflette ne tarda pas à trouver l'échelle en aluminium rangée tout au fond. Il appela Pirouly resté à l'entrée de peur des rats qui y circulaient.
L'échelle s'était emberlificotée dans des cordages suspendus aux poutres lorsque Ronflette avait voulu la dégager. Il dut donc aller à la rescousse de son ami.
En tirant à deux sur l'échelle, celle-ci se dégagea soudain et vint frapper Pirouly au front.
- Oh, excuse-moi, j'aurais dû te prévenir quand j'ai tiré. Ça va ? Pas de mal ? s'enquit très vite son camarade.
Ils couchèrent l'échelle au sol et Pirouly put se frotter vivement le front en gémissant un peu.
- Laisse-moi voir si tu ne t'es pas ouvert l'arcade...
Il inspecta le front heurté.
- Ça va, ça saigne pas... Mais tu as une jolie bosse.
Ronflette posa spontanément un baiser sur la zone rougie.
Pirouly le repoussa.
- Qu'est-ce qui te prend ?
- Bah, ma mère faisait ça quand je me cognais étant gamin, répondit Ronflette tout penaud.
Pirouly parut interdit. Ils se regardèrent silencieusement un instant. Puis ils s'adressèrent un sourire. Les excuses fusèrent en même temps.
- Excuse-moi je suis un peu sur les nerfs en ce moment.
- Non, c'est moi qui doit m'excuser. J'ai encore failli faire une connerie tout à l'heure. Ça a du t'agacer.
- Non, c'est rien. Tu l'as pas fait. C'est ça qui est important.
- C'est toi qui as raison. T'es un ami précieux. Tu me remets sur le droit chemin quand je déconne. Je deviens meilleur grâce à toi.
Un nouveau silence gêné s'installa.
Alors Grégorien fit un pas en avant, une drôle d'expression sur le visage. Pirouly l'arrêta aussitôt en posant une main sur son torse. Plus près ce n'était pas possible.
- Tu as parlé à Mirliton ? demanda-t-il la voix tremblotante.
La question prit de court le jeune Bartichaut. Il baissa la tête en murmurant que non, il ne l'avait pas encore fait.


Alors Pirouly se baissa pour reprendre son extrémité d'échelle.
Quand ils descendirent le coteau avec leur chargement, le curé sortit de son bureau pour les saluer.
Les garçons eurent du mal à garder leur sérieux en observant cet homme en soutane posé et calme, aux cheveux blancs respectables, qui faisait contraste avec l'anecdote des parties de colin-maillard polissonnes qu'il s'accordait jadis à l'issue de ses cours de catéchisme.
Quand ils furent devant l'église, ils y rencontrèrent Martinou, Poucy et Mirliton qui venaient d'arriver.
- Tout ce renfort ! C'est magnifique cette jeunesse dévouée. Ça tombe bien, on a des balais, des plumeaux, des serpillères pour tout le monde, était en train de leur dire Chantal.
Les filles se firent donc embauchées à leur tour.
Léontine, satisfaite, affirma que, même lors des plus grandes messes, il n'y avait pas autant d'animation.
Durant ce ménage où tout fut lustré, les filles et les garçons purent se donner des nouvelles.
Martinou résuma leur journée de la veille et raconta comment Cerise les avait tirées d'une sale situation. Elles évitèrent de perturber Pirouly avec l'incident du gramophone mais détaillèrent leur visite du manoir.
Les deux garçons leur firent part du récit délirant du parachutiste.
Les filles furent à peine étonnées lorsqu'elles apprirent que l'homme au tatouage descendait en ligne directe du Colonel Whereasy.
- Heureusement que tes grands-parents étaient là hier soir, réagit Martinou. J'ai cru un instant que cette voiture qui fonçait sur moi était conduite par l'un des hommes à la recherche de ce Gary. Je me demande d'ailleurs toujours ce qui a fait perdre le contrôle de son véhicule à cet automobiliste.
- Pour Gary, on pourrait peut-être demander à ces dames si elles le connaissent. Elles sont sûrement allées à l'école avec lui, suggéra Poucy.
Les cinq ménagères étaient maintenant réunies au pied du grand crucifix d'où Jésus Christ les regardait de son air désolé et miséricordieux.
Elles débattaient pour savoir laquelle d'entre elles aurait le privilège d'épousseter le corps du martyr. Les M and P's, accompagnés de Ronflette, crûrent un instant qu'il était question de savoir qui allait l'épouser.
Elles mettaient tellement de coeur à leur chamaillerie qu'ils furent amusés par la scène.
- Soyons équitables, défendait l'une, Thérèse l'a déjà fait l'année dernière et Monique l'année précédente.
- Il me semble me souvenir que cette année, c'est le tour de Cerise, avança l'autre.
- Oui mais Cerise nous a lâchées, alors elle passe son tour, donc c'est à moi, argumenta Léontine en brandissant son plumeau avec autorité.
Cette grande femme sèche, avec un chignon rond bien serré haut sur la nuque, ne s'en laissait pas souvent compter.
- Tu es sûre que ta mère n'a pas prévu de venir un peu plus tard Martinou, demanda doucement la mère de Pirouly.
- Oui, Mme Roulier, c'est sûr. Elle était d'ailleurs désolée de ne pas pouvoir se joindre à vous. Elle est tellement débordée en ce moment...
- C'est curieux, elle parvient toujours à se libérer pour cette journée. Elle ne l'a jamais manquée en vingt ans. Elle n'est pas malade au moins ? Ou bien est-elle toujours fâchée contre votre ami ici présent ?
Les M and P's se tournèrent interrogatifs vers Ronflette que désignait Monique d'un œil soupçonneux.
Celui-ci fit signe qu'il ne comprenait pas.
- Oui, oui galopin, j'ai vu que tu l'avais mise en rogne à la fête du potiron. Elle en est même partie de son stand. T'as les mains qui ont encore chapardé quelque chose... T'avais beau faire le singe en épouvantail, on te connaît...
- Me regardez pas comme ça, j'ai rien fait... Juré !
Martinou défendit l'accusé.
- Grégorien n'y est pour rien. Maman a juste planifié des choses aujourd'hui qu'elle ne pouvait remettre à plus tard.
Elle se demanda en même temps pourquoi elle cherchait tant à justifier sa mère. Monique avait raison. Elle-même ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur cette défection. Ce n'était pas le genre de sa mère qui aimait beaucoup ces journées entre femmes à rendre service aux uns et aux autres. Elle avait trouvé bizarre que Cerise prétexte une simple course à faire pour sa nouvelle patronne. Elle repensa aux bruits qu'elle avait entendus ces deux dernières nuits. Elle n'avait pas osé bouger de son lit, mais il lui semblait avoir entendu des allées et venues. Sa mère avait-elle été à nouveau sujette à ses crises de somnambulisme ?
Elle se demanda si aujourd'hui elle n'était pas plutôt allée voir son médecin en douce, trop inquiète de cette rechute.
Elle la trouvait assez soucieuse depuis quelques jours.
- Bon, vous voyez bien, si Cerise passe son tour, donc c'est à moi ou Ginette.
Cette dernière regarda le Christ avec convoitise.
- Vous n'avez qu'à tirer à la courte paille entre vous deux, suggéra sagement Mme Roulier.
La Monique s'empara de deux cierges sur le pique-cierges.
Ils avaient fondu à des niveaux différents. Elle se tourna un instant et présenta à Ginette et Léontine, les concurrentes, les deux morceaux de cire dont elle avait laissé dépasser les mèches alignées.
Ce fut Léontine qui remporta le privilège de faire sa toilette au magnifique Christ en croix.
- Frotte pas trop fort Léontine, c'est un Christ en plâtre qui a bien cent ans, recommanda la Ginette d'un ton de mauvaise perdante alors que sa comparse était déjà en haut de l'escabeau en train de débarbouiller le visage à la couronne d'épines.
Chacun était suspendu aux gestes de l'élue. Un certain recueillement s'était abattu sur le petit groupe.
La ménagère porta un soin particulier aux blessures rougeoyantes. Elle paraissait très fière de leur rendre leur carmin avec son chiffon humide. Il était important que son martyr soit bien visible pour conserver son pouvoir de fascination sur les ouailles de la paroisse.
Martinou s'impatienta. Il fallait qu'elle sache si les amies de sa mère connaissaient le fameux Gary. Elle se rapprocha donc de Monique qu'elle savait la plus bavarde. Elle lui glissa discrètement sans en avoir l'air :
- Vous êtes au courant ? Il y a un ancien du village qui est revenu.
Monique s'étonna tout comme Chantal tout près qui avait entendu la remarque. Elles ne comprenaient pas. C'était en général le genre d'information exclusive qui ne leur échappait pas.
- Oui, vous devez le connaître. Il est dans vos âges. Il paraît qu'il descend du Colonel Whereasy... Gary Whereasy ? continua Martinou.
- Mais non, Gary Cunningham plutôt, corrigea Léontine qui avait elle aussi entendu l'échange de là où elle était perchée. Son père était le petit-fils de la fille Whereasy qui avait elle-même perdu son nom en devenant une Porter.
Les M and P's ne visualisèrent pas très bien l'arbre généalogique en lui-même mais ils comprirent, en tout cas, que l'homme à la musette était bien le trisaïeul du fameux militaire.
- Ça fait longtemps qu'il a quitté Barroy ? intervint Mirliton heureuse de pouvoir enfin attribuer un nom et un prénom à cet aventurier.
- Oh oui ! Il paraît qu'il avait mal tourné... De mauvaises fréquentations, assura Monique en plissant le nez.
- C'est pour ça qu'il est parti d'ici ?
- Non, non. C'est après qu'il aurait mal tourné.


Léontine s'interrompit un instant, parvenue à un endroit délicat de son entreprise de nettoyage.
- Excusez-moi doux Jésus, mais il faut bien que quelqu'un le fasse, déclara-t-elle à la statue de plâtre en frottant avec la plus grande délicatesse le pagne du sacrifié, tout en affichant un sourire béât qui prouvait que son sacrifice à elle n'était pas si terrible.
Ses amies pouffèrent de rire. Les M and P's regardèrent ces grandes gamines irrévérencieuses avec consternation.
On sentait que ce moment passé ensemble était une vraie récréation et que tout était sujet à se défouler.
Martinou eut du mal à les ramener sur le sujet de Gary Cunningham.
- Pourquoi il est parti d'ici alors ?
Les femmes se calmèrent soudain et se consultèrent les unes, les autres. Elles avaient repris leur sérieux.
Ginette répondit évasivement :
- Sûrement pour trouver du travail, comme beaucoup...
Les autres parurent soulagées de cette explication.
- Est-ce qu'il avait des amis en particulier ? Des personnes qu'il aurait aimé revoir aujourd'hui ?
Léontine se concentra exagérément sur l'entrejambe de Jésus tandis que les autres commères regardaient fixement leur chiffon ou le bout de leur balai.
Poucy regarda tour à tour Mirliton et Pirouly.
Elle semblait leur dire : "Est-ce que c'est une impression ou les questions de Martinou semblent soudain mettre ces dames dans l'embarras ?".
Mme Roulier finit par émettre un avis :
- Ce garçon était un loup solitaire. Il avait des copains mais juste comme ça...
- Mais est-ce qu'il aurait encore de la famille ici ou une ex petite amie qu'il pourrait avoir eu envie de revoir ?
Un nouveau silence s'établit devant l'insistance de la jeune fille.
- Tu vois bien que Mesdames ne savent rien. Tu les ennuies avec tes questions, la sermonna gentiment Ronflette. Elles ont sûrement oublié depuis tout ce temps.
Ginette abattit son plumeau sur le crâne du jeune adolescent imprudent.
- Oh là ! Doucement mon joli ! On est dans la fleur de l'âge. On n'est pas des doyennes ! ... Écoutez les gosses, l'histoire de ce Cunningham n'est pas des plus roses... Il est parti d'ici pour ses raisons. C'est pas à nous de le dire...
Puis, en regardant Martinou avec une expression étrange, elle reprit plus doucement :
- C'est pas à nous de te le dire... Toujours est-il qu'il est revenu marié. Il a habité le manoir. Tout allait bien. Puis il y a eu l'affaire des bébés... Sa femme a fait des dénis de grossesse et, un jour, les corps des pauvres petits ont été découverts. Le pauvre garçon a tout perdu du jour au lendemain. Sa femme a été mise en prison. Il a quitté une nouvelle fois Barroy pour ne plus jamais y reparaître.
- C'est étonnant, alors, qu'il revienne dans les parages après une telle histoire. Qu'est-ce qui peut bien le pousser à revenir sur des lieux entachés de tels souvenirs ? s'interrogea à mi-voix Mme Roulier.
- Ces lieux maudits tu veux dire ! s'exclama Monique.
Léontine venait de regagner le plancher des vaches et contemplait le fils de la Vierge avec satisfaction. Il était propre comme un nouveau né.
Tout le monde admira le travail.
- Un dernier coup de serpillère dans les allées et on va pouvoir passer au cimetière. Il y a quelques tombes à nettoyer, clama Chantal en ramassant son seau.
Un quart d'heure plus tard, le grand nettoyage de l'église était terminé. Les femmes et leurs apprentis étaient regroupés devant le portail dont elles avaient pris soin de refermer les battants.
La Léontine les rejoignit en se hâtant. Elle sortait de la sacristie dont elle venait de fermer à clé la porte. En passant devant le crucifix qu'elle avait soigneusement nettoyé, elle ralentit toutefois et fit même une petite révérence furtive.
- A l'année prochaine doux Jésus.
Puis elle lui adressa un dernier clin d'œil avant de rejoindre le groupe qui l'attendait.

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