samedi 6 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (2 ème partie)

Les marches grincèrent sous leurs pas groupés, puis elles posèrent le pied sur de la terre battue.
Martinou, passée en dernier, dut remonter les marches sous l'ordre de Paulette qui lui reprocha vertement de ne pas avoir rabattu la trappe derrière elle.
Quand elle rejoignit ses amies à tâtons, une forte odeur l'accueillit, décuplée par l'absence de lumière. Elle ressentit la nervosité de Poucy et Mirliton en s'approchant d'elles.
L'endroit sentait les plantes séchées, un mélange d'herbes sauvages et aromatiques, odeur à laquelle se mêlait une autre, plus douceâtre mais non moins entêtante, celle de la viande séchée.
L'obscurité oppressante fit soudain place à une lumière tamisée qui venait de naître au fond de la pièce. Elle émanait d'une lampe à pétrole que la vieille venait d'allumer. Elle la porta au bout d'un bâton pour l'accrocher avec l'habileté de l'habitude à un crochet vissé dans la roche au-dessus d'elles.
La lampe oscilla encore quelques secondes, leur donnant l'impression que le décor vacillait autour d'elles. Mais, quand elle s'immobilisa, elles purent jeter un regard circulaire à la pièce sans avoir cette impression d'étourdissement qui avait manqué de les mener à la nausée.
C'était une grotte de petite taille, de quoi, pour la Paulette, installer une vieille cuisinière à charbon, une table et deux chaises en bois, un vieux rocking-chair, un bahut bancal et un lit en ferraille dont la paillasse retournée laissait voir quelques ressorts défectueux.
Des niches avaient été creusées dans la roche. Elles les utilisaient pour y ranger quelques pots en gré, un peu de vaisselle et des flacons aux teintes étranges.
Les murs en pierres dures étaient blanchis à la chaux et semblaient sains. Ce qui n'empêcha pas les filles d’apercevoir ça et là se glisser quelques petites formes rampantes dont l'ombre projetée par la lanterne prenait une taille fantastique et inquiétante.
- Snack ! Je ne vous propose pas de vous asseoir. Je ne suis pas habituée à recevoir. Les seuls qui sont invités sont ceux là...
Et elle brandit ses gibiers du jour.
- Ça se mange du ragondin ? s'étonna Mirliton en reluquant la pauvre bête d'un air délicat.
- Bah ! Tout se mange... J'en fais du pâté. Et avec la peau, on fait des couvertures bien chaudes, vla !
Après s'être débarrassée de sa pelisse, la Paulette glissa son tisonnier par la porte du fourneau et fourragea le charbon pour raviver son feu.
La chaleur se fit sentir aussitôt.
Elle se versa ensuite une rasade d'un liquide blanchâtre qui ne devait pas être de l'eau à la grimace qu'elle fit en l'avalant. Il sembla d'ailleurs aux filles que l'élixir avait eu pour effet de fixer un instant les yeux roulants de leur hôtesse.
- Bien, qu'avez-vous à nous dire sur les thugs et les prétus qui menaceraient Pirouly ? l'interrogea Martinou qui ne tenait pas à s'éterniser là.
La Paulette suspendit le ragondin à un crochet de boucher et, de son poignard, commença à le préparer au dépouillement.


Poucy fit la grimace en détournant le regard.
- Rha ! C'est une vieille légende du coin. Mpfff ! Quand le Colonel s'est calté, les villageois et les gendarmes de Chambard l'ont cherché dans chaque r'coin de la région. Quand ils ont fouillé ces bois, ractpuf ! Voilà-t-y-pas qui-z-i-trouvent un tas d'cendres en plein milieu de la clairière aux chênes. Ils en menaient pas large parce qu'ils se demandaient si c'te p'tit tas d'cendres, c'était pas l'Colonel qu'avait flambé là... Parait qu'la cendre humaine çà n'a pas grand chose à voir avec la cendre d'bois... Donc, z-ont été à peu près rassurés. Mais, un qu'était moins bigleux qu' les autres à remarqué que quéque chose avait été écrit dans c'te cendre : "KARMA PIROULY".
Les filles ne purent s'empêcher de se récrier.
La Paulette roula des yeux vers elles et continua :
- Z'ont pas fait attention à c'te chose, mais ils l'ont noté dans l'rapport. Mon grand-père, boudiou ! il était gendarme dans l'temps. Quand il se faisait braire, quand il était d'garde, il lisait les rapports des anciennes affaires. Il a bien lu le dossier du mystère du Colonel. Lui, l'a toujours dit que c'te Pirouly, c'était la clé du mystère.
La Paulette déshabilla d'un coup sec le ragondin dont elle avait méthodiquement dépecer le corps tout en racontant ce qu'elle savait.
Poucy eut du mal à ne pas dire à la Paulette tout ce qu'elle pensait  de sa façon de traiter les animaux. L'intérêt qu'elle avait à ne pas la froisser, mais aussi le dénuement dans lequel la vieille femme vivait, la retinrent d'émettre toute critique.
- Mais, comment vous savez que ce Pirouly est le nôtre ? Le prénom Pierre est assez commun...
- Bah ! C'était pas Pierre qu'était inscrit dans la cendre, c'était bien Pirouly : P-I-R-O-U-L-Y, épela-t-elle comme une mauvaise écolière. T'en connais, toi, d'autre Pirouly ? Pfffh !!!
Les filles durent reconnaître que ce surnom affectueux qu'elles donnaient à leur ami était peu courant.
- Le mot "Karma", hein, c'est pas d'chez nous, ça ! Et v'là-t-y pas que l'Colonel avait des domestiques ramenés des Indes... Vouiiii ! Ils ont dû lui jeter un sort pour qu'il se réincarne plutôt que d'monter à not' Paradis de not' religion à nous... Saint Pierre doit toujours l'attendre, hon !
- Le Colonel avait des domestiques indiens ?
- Tout plein ! Ah, ah ! C'est qui f'sait les choses en grand... Surtout la Colonelle. Des soirées, des patatis, des patatas... Ouah ! Fallait bien du monde pour servir toutes les péronnelles du menu fretin. De belles dames en dentelles, tssss ! Tu parles ! smurck ! C'était du personnel bon marché. Des réfugiés d'la guerre, qu'i' disait mon grand-père... Des prises de guerre, oui !
- Est-ce qu'ils ont été interrogés sur ce feu au milieu des bois avec ce mot "karma" inscrit ?
- Pfiou ! Que d'chique ! Z-ont jamais pu remettre la main d'ssus. Laquais, majordomes, cuisinières, blanchisseuses, bonniches... Tous disparus ! Même le garçon d'écurie ! P'us d'métèques !
- C'est bizarre tout de même, toutes ces disparitions ! lâcha Poucy, songeuse.
- Même les clandestins, rack ! Disparus aussi !
- Les clandestins ? Quels clandestins ? s'étonna Martinou de plus en plus intriguée.
- Le Colonel, en arrivant à Barroy, a racheté les champignonnières une bouchée d'pain. Il les a vite faites marcher à plein régime. La moitié des employés étaient des thugs qu'il avait sauvés de la pendaison contre leur promesse de repentir, et ramenés avec lui en France. Mais il les gardait toujours à l'œil en les retenant presque chaînes aux pieds dans les cellules des champignonnières. Après quatorze heures de travail à récolter ou à creuser de nouvelles galeries, les pauvres ne pensaient plus qu'à dormir après avoir avalé une malheureuse pitance. Ils ne voyaient seulement plus la lumière du jour. Certains ont du regretter de ne pas avoir choisi la corde. Ha, la,la !!


- Des champignonnières ?! Sous la maison sur la colline ?!
- Da ! Elles sont condamnées maintenant, mais toutes ces galeries produisaient suffisamment d'champignons pour nourrir tout Paris, couac ! Les galeries s'étendent jusque sous Barroy.
- Tu sais Martinou, ta mère nous en a parlés samedi soir quand elle nous a racontés que ta grand-mère allait se réfugier avec toute la famille lorsqu'elle était enfant lors des bombardements, rappela Mirliton.
La vieille femme épongea son front ridé du revers de sa main couverte de sang, après avoir évidé la carcasse du pauvre rongeur. Elle bouscula du pied le seau dans lequel elle venait de jeter les viscères malodorantes en un "splash" peu ragoûtant.
Mirliton regretta très vite d'avoir ouvert la bouche.
- Eh, toi gamin, là ! Prends donc ça ! Tchac ! Et mène le à Cornelune et Craquembois. Vont m'nettoyer ça en deux coups d'bec. V'lan ! Mon garçon !
Mirliton, son déguisement l'ayant désignée comme le garçon de la bande, n'osa pas refuser et exécuta cette pénible tâche à contre-cœur. Elle dut remonter à la surface pour y renverser le seau de viscères.
- Et fais donc attention à tes yeux au passage ! Ces charognards n'en ont jamais assez ! lui cria la vieille d'en bas.
Cornelune et Craquembois se jetèrent sur leur pitance comme la pauvreté sur le monde, battant des ailes et se donnant mutuellement des coups de bec entre criaillements et croassements.
Quand elle redescendit, des éclats rouge sang dansaient encore sur sa pupille. La Paulette poursuivit son récit.
- Les thugs se seraient volatilisés. Durant les premières décennies du vingtième siècle, le moindre meurtre dans le coin, et on disait que c'étaient eux qu'avaient repris leurs vieilles habitudes, chhhh !
- Mais, pourquoi croyez-vous qu'ils pourraient en vouloir aujourd'hui à notre ami ? Ces gens là sont morts depuis des années... Comme le Colonel...
- Nein ! Ces gens là se transmettent leurs coutumes de père en fils. Quant au Colonel, s'ils lui ont jeté un sort, son âme erre toujours...
- Et vous pensez que, si elle croise Pirouly, elle aura atteint son but et s'y logera enfin ? termina Martinou.
La Paulette leva les yeux au ciel.
- Si c'est pas déjà fait... Tarah ! éructa-t-elle en montrant ses dents rares et gâtées.
- Donc, les ancêtres des thugs attendraient Pirouly pour se venger du Colonel à travers lui ? s'assura Poucy qui tentait de suivre le raisonnement de la sorcière.
Celle-ci acquiesça silencieusement en secouant ses cheveux gris en forme de serpentins.
- Mais pourquoi lui avoir tracé ce signe sur le front ?
Paulette décrocha la carcasse du ragondin et l'étala sur sa table en bois massif. Elle s'empara d'un tranchoir à viande.
- C'est un signe qui le protégera. Les thugs craignent ce signe...
Dans un scintillement de la lame, elle trancha net la tête du ragondin.
Les filles sursautèrent.
- Où avez-vous appris ça ? demanda Martinou.
- C'est ma mère qui m'a appris à découper proprement une carcasse.
- Non. Je voulais dire : ce signe, où vous l'avez vu ?
La Paulette donna un nouveau coup de tranchoir pour détacher une première cuisse.
- Crou ! L'en avait partout dans les champignonnières de c'te signe. Probablement que l'Colonel avait peur qui s'échappent... J'en ai vus au temple aussi...
Elle donna un autre coup de trancheuse pour détacher la seconde cuisse.
- Vous avez dit un temple ? nota Poucy.
- Vouiii ! Le Colonel devait avoir du remord d'les traiter d'la sorte. Il leur a construit un petit temple à la lisière de la tourbière pour qu'ils lui fichent la paix avec leurs Dieux  et leur salamalecs. Arf !
La Paulette s'apprêtait à trancher la cage thoracique de l'animal en deux, mais elle suspendit soudain son geste et porta les yeux sur la voûte de la grotte. Ses yeux roulèrent deux fois plus vite et sa langue resta sortie.
- Qu'est-ce qu'il y a ? s'aventura à demander Martinou.
- Chut !
Elle lâcha son tranchoir, qui retomba avec un bruit mat sur la table ensanglantée, et se dirigea vers son poêle à charbons.


En surface, les cris caractéristiques de Cornelune et Craquembois retentissaient comme une alarme.
La vieille femme, une fois près du poêle, tira à elle un tube extensible parallèle au tuyau de poêle. Il se déploya sans problème, apparemment extensible.
Les filles aperçurent à son extrémité un orifice horizontal de la forme et de la taille d'un rétroviseur.
Intriguées, elles approchèrent.
Elles furent étonnées d'y voir une image de la surface. Malgré quelques branches qui barraient un peu la vue, elles distinguèrent quatre paires de jambes qui se suivaient sur le tapis de feuilles mordorées jonchant le devant du rocher leur servant d'abri.
La Paulette, par un mécanisme ingénieux de miroirs réflectifs, s'était confectionnée un périscope comme dans les sous-marins. Cela lui permettait d'inspecter les alentours de son refuge avant d'en sortir.
Les filles comprirent mieux comment elle était passée inaperçue pendant si longtemps aux yeux des habitants du village et autres promeneurs.
- Des chasseurs ? murmura Poucy.
- Tutut ! Z-ont pas d'fusils, lui répondit la Paulette en montrant des signes d'agitation.
Elles purent voir, à mesure que les quatre hommes s'éloignaient du périscope, que les intrus n'avaient effectivement pas le look de chasseur.
Mirliton poussa un petit cri lorsque l'un des hommes se retourna pour laisser passer ses comparses entre deux taillis.
- Quoi ?! demanda Poucy, qu'elle avait faite sursauter.
- C'est lui ! C'est l'homme à la berline ! Je le reconnais à sa barbiche noire et son crâne dégarni.
- Mr Citrouille ?!
- Oui... Et l'un des trois autres, c'est celui aux tatouages qui était déguisé en lapin bleu...
- Ke cé qu'ça ? É délire la p'tiote ?! demanda leur hôtesse, ne comprenant rien à leur histoire.
Martinou ne releva pas et, approchant le visage de l'écran du périscope, elle commenta :
- Ils ont apparemment amené du renfort... Ils ont l'air déterminé à retrouver notre homme à la musette. Mort, ou vif...
- Tu crois qu'ils nous ont suivies de loin ? craignit Mirliton en renfonçant sa casquette sur ses yeux comme s'ils avaient pu l'apercevoir.
Les quatre hommes s'étaient maintenant éloignés, et les oiseaux de la Paulette vinrent se poser devant la tête du périscope comme pour signifier que tout danger était écarté.
Martinou recula, mal à l'aise face au reflet du gros œil bleu de Craquembois qu'il approchait tout près du réflecteur.
- Sssss ! J'savais bien que vous annonciez les ennuis ! Jamais eu autant de pépins en si peu de temps ! Rhaaa !
La Paulette rangea le périscope et s'en retourna saisir son tranchoir.
Les filles reculèrent, à nouveau sur leur garde.
- Allez ! Faut vous en aller maintenant. Raouste ! Je vous ai dit ce que j'avais à dire ! Scroumpf !
Elle agita son tranchoir nerveusement dans sa main.
- Mais attendez, Mme Paulette, et pour Pirouly ? On fait quoi ?
- Pfuit ! Y a les médecins pour lui ! Allez, déguerpissez !
Elle vint vers elles, brandissant la large lame encore ensanglantée.
Elle les contraignit ainsi à reculer jusqu'au bas de l'escalier de meunier.
- Laissez-nous deux secondes. Ces hommes sont sûrement encore dans les parages. Vous ne voudriez pas qu'ils découvrent où vous vivez ? tenta encore Martinou pour gagner du temps.
La vieille se ravisa.
- Mouais, attendez deux secondes. Mais tenez vous tranquilles espèce de pestes.
- Et pour Pirouly ? insista encore Martinou.
La vieille tira ses cheveux de dépit.
- Rack ! Mon bon cœur me perdra... Amenez-moi ce blaireau. Faut que j'le vois... J'peux rien dire comme ça, dediou !
- Mais, on peut pas. Il est à l'hosto, on vous a dit ! contesta Poucy.
- Wark ! Débrouillez-vous ! Soit vous m'l'amenez, soit vous laissez faire les docs de l'hosto. Mpfhh !!... Et amenez-moi un coq !
Les filles montrèrent leur étonnement par une moue qui ne rendait pas justice à leur intelligence.
- Bah ! J'ai besoin du sang frais d'un coq pour mon rituel de diagnostic, vlan !
- Mais on vous demande pas de sacrifier un coq ! On vous demande de le guérir, tenta de négocier Poucy qui avait eu sa dose de petites bêtes trucidées.
- Han ! J'peux pas le guérir si j'sais pas c'qu'il a, et j'peux pas savoir c'qu'il a si j'fais pas d'diagnostic, et j'peux pas...
- ...faire de diagnostic si vous avez pas votre coq, acheva Martinou d'un ton excédé. Ok, on a compris. On va vous l'amener vot' coq ! On vous l'amène avec notre Pirouly.
Poucy et Mirliton restèrent estomaquées. Un coq ?! C'était cher payée la consultation ! Et puis, elles n'étaient pas certaines que Pirouly serait rentré chez lui le lendemain..
Elle leur fit signe qu'elle gérait la chose.
- Alors ? C'est ok ? reprit-elle en brusquant un peu la vieille recluse.
La Paulette marmonna dans sa moustache et hocha positivement la tête. Elle retourna à son fourneau, prit une marmite en fonte dans laquelle elle jeta pèle mêle les morceaux du ragondin. Elle ne s'occupa plus des filles.


C'est avec soulagement que celles-ci retrouvèrent la surface quelques minutes plus tard.
- T'étais sérieuse pour le coq, s'assura aussitôt Poucy.
- Et tu crois vraiment que cette pauvre vieille peut quelque chose pour soigner Pirouly ? enchaîna Mirliton pour appuyer le doute de son amie.
Martinou eut un petit sourire narquois.
- Les médecins pratiquent bien les dépassements d'honoraires, la Paulette a bien le droit de se faire plaisir avec un coq. Ça la changera de son ordinaire... Quant à Pirouly, je pense qu'il a besoin de se rendre compte que cette femme est un charlatan. Ça devrait lui rendre un peu de bon sens. Et puis, s'il s'avère qu'elle a de vraies connaissances médicinales, ça ne pourra que lui faire du bien.
- Eh ! Où tu vas par là ? se récria Poucy en la voyant plonger dans un entrelacs de lianes plutôt que d'emprunter le sentier par où elles étaient venues.
- Eh bien, il vaut mieux couper à travers bois si on veut pas se faire repérer par Mr Citrouille et sa bande.
- Mais, ils sont partis à l'opposé du chemin par lequel on peut remonter, objecta à son tour Mirliton en réajustant sa casquette de garçon sur ses cheveux bicolores.
Martinou s'agaça :
- Nous sommes à découvert si on reprend le même chemin. Surtout sur la partie montante où les arbres sont espacés. S'ils reviennent sur leurs pas, ils ne manqueront pas de nous voir. Et que crois-tu qu'il se passera ? Tu as envie de retomber entre leurs mains ?
Mirliton, toute penaude, fit signe que non.
- Et puis, je voudrais passer à la maison du Colonel. On a sûrement des choses à y découvrir.
Pas très convaincues, ses deux compagnes se faufilèrent tout de même à sa suite.
Se frayer un chemin à travers les méandres de la végétation fut pénible, et leur progression fut lente.
A plusieurs reprises, les filles eurent l'impression de voir des silhouettes devant elles. À chaque fois, elles durent s'accroupir et observer, jusqu'à ce qu'elles soient certaines qu'il ne s'agissait que d'ombres immobiles formées par un arbre mort, ou un jeu de lumière créé par une trouée dans les frondaisons épaisses du bois. Seulement alors, Martinou donnait le signal pour qu'elles repartent.
- Tu es sûre que nous sommes dans la bonne direction ? s'inquiéta Mirliton au bout d'un moment, lassée de retenir les branches et d'enjamber son énième obstacle.
Martinou s'agrippa les cheveux à un roncier qui poussait là.
- On va bien finir par déboucher de ce bois... On le saura à ce moment là, lui répondit-elle distraitement en dégageant une de ses mèches de la branche épineuse.
Elles constatèrent que la pluie s'était accentuée au bruit qu'elle faisait sur la coupole de lierre sombre.
Mirliton se retourna vers Poucy en soupirant. Celle-ci lui fit mine de patienter.
Certes, la réponse de Martinou n'était pas très rassurante mais elle avait le mérite d'être pleine de bon sens. Qui aurait pu lui en vouloir d'avoir perdu l'orientation du départ, après plusieurs détours pour éviter les infranchissables franges opaques du bois ?
La confiance des deux jeunes filles en leur guide fut bientôt récompensée.
Elles aperçurent à travers les troncs d'arbre, devenus moins serrés, le chemin de la tourbière. Poucy et Mirliton gravirent avec une certaine allégresse le talus qui les en séparait. Lorsqu'elles posèrent le pied sur le chemin, elles entendirent Martinou, restée en contrebas, les houspiller en s'agitant derrière un buisson.
- Mais non... Revenez ici ! Il faut qu'on continue à couvert. Si les quatre hommes ont rejoint le chemin, ils vont vous voir.
Elles durent redescendre précipitamment.
- Il n'y a personne dans ce chemin. Tu es sûre que toutes ces précautions sont bien utiles ? ronchonna Poucy.
- Je te rappelle que la dernière fois, ils ont failli enlever Mirliton. Inutile de te dire qu'il vaut mieux ne pas les recroiser.
- Chutttt ! Taisez-vous. Regardez, là-bas, leur souffla Mirliton en galopant jusqu'à un fourré de massettes bordant une zone humide.
Les deux autres se glissèrent près d'elle, et regardèrent dans la direction qu'elle leur montrait.
Face à elles, il y avait un étang de taille moyenne. Malgré son exposition à ciel ouvert, il avait les mêmes reflets qu'une tâche d'huile. Sa surface était caressée par de longues traînées de brouillard mouvant.
Aussi, les filles ne distinguèrent-elles pas tout de suite la scène qui se déroulait de l'autre côté du plan d'eau.




Une des langues vaporeuses finit par s'évanouir, et les cinq personnages apparurent plus distinctement.
Ce qui les frappèrent en premier, ce fut la tenue des protagonistes. Ils portaient tous une longue robe rouge aux plis étudiés dont l'un retombait en diagonale sur la poitrine.
Le premier personnage, dressé sur le bord de l'étang, dominait les quatre autres : deux hommes debout tenant sur leurs avant-bras tendus une jeune femme en position horizontale, dont la chevelure longue et brune retombait en arrière pour flotter dans l'eau, tandis qu'un troisième homme, plongé dans l'eau jusqu'à mi-cuisse, plongeait son index dans la glaise pour le porter ensuite au front de la femme. L'homme en surplomb agitait sa main de manière solennelle au-dessus d'eux.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? murmura Martinou.
- Je ne sais pas, mais ils sont un brin dérangés ! Prendre un bain de pieds par ce temps là, faut être un peu barjot, jugea Mirliton.
- Oui, c'est vrai que tu préfères les bains de boue, toi, répliqua Poucy, malicieusement.
Son amie lui adressa un œil réprobateur.
- Elle était facile celle-là.
Mais la plaisanterie de Poucy tourna court.
Martinou, qui gardait un œil circulaire sur les choses, peu tranquille avec tout ce monde dans les bois, aperçut soudain dans sa diagonale les quatre hommes qu'elles avaient tant cherché à éviter.
- Les filles, ne bou-gez plus !
Poucy et Mirliton virent très vite où était le danger. Elles se tassèrent sur elles-mêmes.
- Mais, ils viennent par-là. Ils vont finir par nous apercevoir quand ils arriveront au-dessus de nous, pigna Mirliton.
Ni une, ni deux, Martinou se glissa dans le bouquet de macettes en tirant ses amies vers elle.
Les deux autres plongèrent sans avoir trop le choix.
Les quatre hommes approchaient à grands pas.
La façon dont Mirliton avait plongé dans les végétaux eut pour effet d'agiter les roseaux de façon un peu trop visible.
- Eh, Fédor ! J'ai vu un truc bouger là, en-bas, s'écria l'un des hommes qui scrutait ce côté du chemin avec le conducteur de la berline, tandis que l'homme à la barbiche, interpelé, quitta l'autre rive du chemin pour s'approcher d'eux avec le quatrième homme.
- T'es sûr que c'est pas encore une de ces foutues poules d'eau ?! maugréa-t-il.
- Nan ! J'te dis qu'il y a quelqu'un là-dedans.
- Ok, Azraël. Alors ! Qu'est-ce que t'attends pour y aller voir avec Balthus ?
Le dénommé Azraël, un rouquin maigrelet aux dents de la chance, fit signe à un asiatique blond platine, coiffé en brosse avec les cheveux longs dans la nuque.
Les filles, entendant ces consignes, comprirent qu'elles allaient être débusquées. Leur cachette n'était plus fiable.
- On n'a plus le choix les copines !
Martinou prononça cette phrase avec gravité, et comme un signal de départ.
Elle écarta les hampes des plantes aquatiques, et sortit du côté opposé à celui des hommes afin de s'élancer à travers la tourbière. Ses amies la suivirent de près.
Les hommes ne comprirent pas tout de suite.
Ils n'entendirent d'abord qu'un bruit de feuillage.
Les filles avaient fui par un axe tel qu'ils ne les aperçurent qu'après qu'elles eurent parcouru une bonne vingtaine de mètres.
- Là-bas ! Encore ces gosses ! Il me les faut cette fois ! ordonna Fédor en tirant dans sa main la poignée de cheveux épars de son crâne, la barbichette toute frissonnante de rage. 

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