vendredi 12 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (dernière partie)


- Allan, ne reste pas comme un couillon ! File leur un coup de main !
Le conducteur de la berline, tatoué jusqu'au cou, vissa sa casquette et secoua son embonpoint à regret pour rejoindre ses comparses dans la tourbière.
Les filles, elles, couraient deux fois plus vite.
Martinou, cette fois-ci, guida ses amies sur un terrain différent.
Si l'espace était plus dégagé, il n'en comportait pas moins de pièges. Il s'agissait maintenant de reconnaître les langues de terre ferme au milieu des zones boueuses ou aquatiques.
Si elle s'en tira bien au début, la terre ferme se fit plus rare au bout d'un moment. Le danger était trop grand pour rechigner devant un marécage.
Elle n'eut pas d'autre choix que de rentrer dans l'eau jusqu'aux genoux.
En se jetant dans la fange à sa suite, Mirliton gémit :
- Ça devient une habitude ! Quand je pense que des femmes riches payent pour s'offrir un bain de boue !
Même soutenue par Poucy, qui lui tenait fermement la main, en sportive aguerrie et endurante, Mirliton aurait craqué si elle avait su que son bain ne faisait que commencer.
Pourchassée, Martinou faisait des choix précipités et leur faisait perdre du temps dans ces zones peu praticables où elles s'enlisaient.
Leurs poursuivants, eux, prenaient le temps d'étudier la configuration des lieux, prenaient des détours, certes, mais au sec, et, finalement, gagnaient du terrain sur elles.
- Il faut qu'on réussisse à gagner ce champ de roseaux là-bas. C'est notre seule chance de leur échapper.
Mirliton plissa les yeux derrière ses lunettes éclaboussées. Que ces roseaux lui semblaient loin et inaccessibles !
- Allez Mimi ! Encore un effort ! On sera bientôt hors de leur vue, l'encouragea Poucy qui sentait la parisienne faiblir à ses côtés.
Elles s'arrachèrent à une dernière gangue de boue et s’engagèrent dans une eau froide recouverte de lentilles d’eau. Martinou fut la première devant le champ de roseaux. Elle écarta les tiges pour laisser ses amies s'y engouffrer, puis, disparut à son tour dans cette forêt aquatique.
A cent mètres de là, Allan jeta de dépit sa casquette au sol après avoir rejoint ses deux complices, aussi démunis que lui, en voyant disparaître leurs proies.
- Le chef va pas être content, dit le rouquin à l'air niais.
- Pas question de revenir bredouille ! Ces mômes vont certainement nous aider à retrouver cette enflure de Gary. Longez cette étendue de roseaux. Toi, de ce côté ! Toi, par là ! Ils vont forcément ressortir d'un côté ou de l'autre.
Azraël et Balthus se mirent en position, tandis qu'Allan rejoignait Fédor, l'homme à la barbiche, demeuré sur le chemin de la tourbe.
En pénétrant dans la forêt de roseaux, Mirliton poussa des cris de saisissement tellement l'eau, qui lui arrivait à la taille, était froide.
Martinou et Poucy avaient serré les dents.
- Bouge donc ! Il faut faire circuler ton sang ! la houspilla Martinou.
- Qu'est-ce que tu disais à propos de ces dingues qui se baignent dans un étang en plein automne ? tenta de plaisanter Poucy en grelotant.
La jeune parisienne soufflait tout ce qu'elle pouvait pour tenter de reprendre un rythme de respiration normal. Ses jambes s'alourdissaient de plus en plus et elle redoutait le moment où elle ne les sentirait plus.
- Avance ! T'arrête pas ! lui ordonna Martinou.
Elles évoluèrent dans l'eau glacée en essayant de bouger le moins possible les plantes pour ne pas trahir leur présence.
- Ça n'en finit pas ! Est-ce qu'on va ressortir un jour vivante d'ici ? angoissa Mirliton.
- Tu dramatises toujours ! Un bon grog, et tu verras, tout ira mieux.
- Puisse le ciel t'entendre Martinou !
Elle serra de plus belle la main que Poucy lui offrait pour l'encourager et l'aider à avancer plus vite.
- Quand je pense que les gendarmes les cherchent et que, nous, qui ne les cherchons pas, tombons sur eux sans cesse... Leur chef devra m'expliquer comment c'est possible, continua-t-elle à se plaindre.
Poucy, qui avait fini par se ranger à son côté gauche, la débarrassa de cinq ou six sangsues collées sur son ciré. Elle le fit d'un geste discret et naturel pour ne pas alarmer la jeune parisienne qui, déjà bien éprouvée, n'aurait pas manqué de sautiller en gloussant, se demandant ce qu'il pouvait bien y avoir d'autre d'embusqué sous ces eaux saumâtres.




Les roseaux se clairsemèrent soudain, puis elles aboutirent dans une cressonnière. Au-delà, le terrain s'assécha peu à peu. Les derniers mètres se firent dans un magma noirâtre et nauséabond.
Les filles reprirent pieds sur la terre ferme, avec un grand soulagement.
- Regardez ! On est plus très loin de la maison du Colonel ! s'écria Martinou leur désignant une trouée entre le sommet des arbres, trouée au milieu de laquelle la maison sur la colline pointait ses deux tourelles énigmatiques.
- Ah non ! Tu as vu l'état où on est ?! Moi, je rentre me sécher, s'exclama Mirliton.
Elle montra son treillis et le bas de son ciré, noirs de boue.
- Justement, on ne va pas rentrer comme ça ! Toi, tes parents sont pas là, mais les nôtres, ils vont nous poser des questions... Si on peut sécher un peu avant de rentrer, ce sera très bien. Cette maison doit bien avoir une vieille cheminée pour nous réchauffer...
Voyant que Mirliton faisait la moue, Poucy insista :
- Allez, Mimi, tu voulais de l'aventure, non ? Tu nous trouvais rangés des voitures, hein ?! Les M and P's sont de retour ou pas ? On est des guerrières, pas vrai ?
En sportive accomplie, la jeune fille s'y entendait pour revigorer les troupes. Martinou sourit de son enthousiasme tout en lui faisant signe de baisser la voix. Leurs poursuivants pouvaient être tout près.
- Bon, ok ! Allons-y pour la maison hantée ! se rendit Mirliton.
- Ne restons pas là. Il faut bouger car je ne sens plus mes jambes. Une petite foulée les filles ?
Elles suivirent l'invitation de leur chef, et trottinèrent jusqu'à l'orée du bois, non sans regarder prudemment autour d'elles.
La pluie continuait de tomber, si droite et si forte qu'elle les berçait presque de son bruit régulier. Aussi, quand elles traversèrent la prairie grisâtre qui entourait la colline, cette pluie leur parut-elle assez douce, presque tropicale en comparaison avec la froideur de l'eau qu'elles venaient de quitter, .
L'endroit leur sembla encore plus désolé que lors de leur passage, quelques jours avant.
Paradoxalement, la maison aux tourelles prenait une allure réconfortante et rassurante, soit que leur jugement fut faussé par leur mésaventure, soit que la météo déplorable, par contraste, la leur rendit sympathique, n'importe quel abris devenant le bienvenu.
C'est donc avec un grand soulagement qu'elles se glissèrent sous son péristyle en bois, couvert de tuiles moussues et, par endroits, de lierre envahissant.
Mirliton jeta aussitôt un œil à l'orée du bois, juste à l'endroit où le chemin disparaissait sous la voussure des premiers arbres en direction des marais de la tourbière. Il n'y avait pas de traces des quatre hommes, et c'était tant mieux ! Elles pourraient souffler un peu.
Poucy approcha d'une des fenêtres du rez-de-chaussée. Elle déchira quelques toiles d'araignées épaisses qui en garnissaient les angles. La peinture blanche écaillée s'accrocha aux toiles et laissa apparaître un bois grisé, fatigué par les intempéries.
Elle essuya un peu les carreaux sales pour regarder à l'intérieur.
Les rideaux de mousseline jaunie et opaque, qui garnissaient le cadre à l'intérieur, la gênèrent un peu lorsqu'elle plaqua son œil à la vitre. Elle dut réajuster son œil devant leur interstice pour apercevoir un peu de la pièce.
- Qu'est-ce que tu vois ? demanda Martinou d'un ton qui voulait dire "rassure-moi".
- Pas grand chose. Les meubles sont recouverts de draps blancs... C'est drôle, je pensais que ce n'était plus meublé depuis belle lurette. On dirait que les derniers propriétaires sont partis en laissant tout, comme s'ils allaient y revenir. Je vois une cheminée... Ah, il y a une de ces horribles pendules avec un balancier et... Hou, tu vas pas aimer ça...




- Quoi ?! s'inquiéta Martinou qui n'osait trop approcher ni des fenêtres, ni de la porte d'entrée, comme si elles risquaient de l'avaler.
- Bah, je vois le Colonel...
- Arrête de plaisanter avec ça. Tu sais que je n'aime pas ça...
Martinou sentait une sorte de trou se former dans son estomac comme si elle allait être absorbée toute entière par lui dans un grand vertige.
- Je ne plaisante pas. Il y a un portrait au mur d'un homme en uniforme avec de belles moustaches fines.
Poucy scrutait attentivement la toile peinte quand elle vit soudain passer une ombre sur le visage du Colonel.
La jeune fille ne put s'empêcher de reculer vivement de la fenêtre en s'exclamant.
Martinou, restée au haut des marches du perron, s'apprêtait à redescendre dans le jardin, son cœur prêt à défaillir.
Mirliton s'approcha de Poucy.
- C'est pas sympa de jouer avec ses nerfs. Dis-nous que tu plaisantes...
Mais Poucy était toute pâle, ce qui était rare, vue la carnation naturellement mate de sa peau.
- Non, il y a vraiment quelqu'un là-dedans ! J'ai vu une ombre passer...
Martinou murmura, comme pour se rassurer :
- C'est peut-être la Paulette qui est revenue ?
- Non, non. On l'a quittée, elle était en train de s'occuper de ses pâtés de ragondin...
Mirliton prit une grande respiration et approcha à son tour de la fenêtre pour apercevoir ce qui se passait à l'intérieur.
Martinou fixa la grande porte en bois à la partie supérieure garnie de vitres opaques. Le heurtoir et la poignée ronde semblaient la défier. Un léger scintillement traversa leur dorure. Elle s'attendait à voir s'ouvrir cette porte à tout instant sur la dépouille du Colonel. Une mouche à moitié endormie passa devant ses yeux comme annonçant cette apparition, fidèle réplique de son cauchemar. Elle préféra se rapprocher de ses amies.
Mirliton, occupée à scruter l'intérieur, n'y prit garde. Elle ne vit d'abord qu'une pièce sombre et lugubre. Il n'y avait d'ailleurs rien d'anormal à cela, pour une pièce abandonnée.
Elle allait brocarder Poucy quand, soudain, une silhouette passa furtivement juste derrière les rideaux.
Mirliton, comme Poucy avant elle, fit un bond en arrière.
Martinou cria pour elle.
- Quoi ? Qu'est-ce que tu as vu ?
La parisienne se mit à balbutier :
- Je... je... Je sais pas... Mais y a quelqu'un à l'intérieur. Poucy avait raison.
Martinou sentit l'angoisse reprendre possession de ses nerfs. Elle se répéta au fond d'elle même avec toute la force et la conviction dont elle était capable : "Non, les fantômes n'existent pas !" comme un leitmotiv. Mais son imagination ne l'entendait pas ainsi.
Les yeux rivés sur la fenêtre usée, elle semblait céder à une fascination morbide.
- Peut-être que cette maison a trouvé un acquéreur récemment et ce serait le nouveau propriétaire.
L'hypothèse de Poucy était simplement émise pour rassurer sa camarade chez qui elle sentait la tension palpable. Mais elle n'y mit pas tellement de conviction.
Toutefois, Martinou fit un pas en avant. Elle semblait encore lutter, mais ses amies sentirent qu'elle avait besoin de regarder à son tour par cette fenêtre pour reprendre le contrôle d'elle-même.
Quand elle se pencha pour plaquer son visage à la vitre, elles virent un petit tremblement musculaire à la base de sa nuque qui prouvait la lutte intérieure qu'elle menait.
Mais, à peine avait-elle approché, qu'un autre œil se mit en parallèle du sien, côté intérieur de la maison, dans l'interstice formé par les rideaux.
Martinou bascula en arrière en poussant un cri d'horreur qui résonna dans toute la vallée. Elle poussa sur ses talons et glissa sur ses fesses jusqu'à la rambarde du péristyle.
- Il... il... il est là dedans... C'est lui... Partons...
Elle se mit à quatre pattes et rampa jusqu'aux premières marches de l'escalier qui menait au jardin.
Les filles n'en menaient pas large. Qu'avait-elle vu pour que ses jambes ne puissent plus la porter et pour qu'elle renonce à dissimuler toute sa peur ? Elle, si maîtresse d'elle-même habituellement, et si peu impressionnable, voilà qu'elle cédait à quelques mouvements irrationnels...
Poucy et Mirliton, sans un mot, l'aidèrent à se redresser.
Elles la soutinrent, chacune s'apprêtant à descendre les longues marches de ciment.
Au pied de la colline, elles perçurent un mouvement. Elles regardèrent mieux toutes les trois dans cette direction.
Elles furent stoppées net dans leur résolution à fuir de cet endroit.
En contrebas, Fédor et ses sbires venaient de déboucher du bois.
Cette fois-ci, c'est Mirliton qui laissa échapper un cri.
Martinou jeta un œil groggy à Poucy. Celle-ci comprit qu'elle devait prendre le relais.
Entre se jeter dans les griffes de ces malfaiteurs et se tourner vers l'inconnu angoissant de cette maison, il fallait qu'elle prenne très vite un parti. Martinou, éperdue, n'était plus en mesure de trancher et s'en remettait à elle.
Poucy se précipita donc sur la lourde porte de chêne. Elle utilisa d'abord le heurtoir, mais celui-ci ne traduisant pas assez l'urgence à attirer l'attention de l'occupant des lieux, elle choisit de taper de ses mains sur la vitre épaisse et blanche décorée de motifs végétaux argentés.
- S'il vous plaît ! Au secours ! Ouvrez-nous ! On est en danger !
Mirliton, appuyée à l'un des poteaux du patio et soutenant toujours Martinou qui n'avait pas retrouvé ses jambes, observait tour à tour la progression des hommes et les fenêtres du rez-de-chaussée pour voir si un mouvement se faisait à l'intérieur de la grande demeure.
- Oh, mon Dieu ! Ça n'a pas l'air de bouger là-dedans !
Elle claudiqua avec son fardeau jusqu'à l'une des fenêtres, celle-là même par laquelle elles avaient espionné l'intérieur. Puis elle appuya Martinou contre le mur pour se mettre à frapper aux carreaux de toutes ses forces.
Avec un tel raffut, ce serait bien le Diable si personne ne les entendait.
Martinou fixait avec hébétude les quatre hommes qui gravissaient la colline à grands pas. Elle se mit alors à greloter. Le froid de ses vêtements mouillés ne l'avait jusqu'ici pas interpelée, mais, là, son sang ne semblait plus la réchauffer.




Elle eut seulement la force de balbutier :
- Ils approchent...
Poucy redoubla ses coups sur la vitre, allant jusqu'à donner des coups de pieds dans le bas de la porte et actionnant la poignée avec insistance. Elle appela encore le mystérieux habitant de cette demeure à leur rescousse.
En contrebas, les hommes venaient de franchir le petit portillon en fer.
Mirliton quitta la fenêtre, après avoir été tentée de la briser, et revint soutenir Martinou. Elles se rapprochèrent toutes les deux de la porte d'entrée prise d'assaut par Poucy. Elles ne se sentaient pas moins hors de portée des malfrats, mais le fait de se rapprocher leur donna plus de force pour affronter ce qui se préparait. Elles pourraient faire bloc.
- Ils sont là, murmura Martinou presque atone.
Poucy cessa alors ses coups sur la porte et fit volte-face.
Les quatre hommes passaient maintenant entre le vieux puits en pierre et la vasque de l'ancienne fontaine.
Dans quinze secondes, ils mettraient la main sur elles.
Martinou pouvait maintenant sentir le cœur de ses camarades battre à tout rompre. Elles s'étaient instinctivement blotties contre elle bien que, prête à défaillir, la pauvre ne pouvait plus leur être d'aucun secours.
La fatigue physique de leur escapade à travers la tourbière s'ajoutant au choc moral de cet œil entraperçu à la fenêtre de la maison de son pire cauchemar, elle se sentait comme anéantie.
Elle s'était réfugiée si profondément en elle-même que le son et les images ne semblaient plus lui parvenir que de façon très lointaine. La présence de ses amies finissait aussi par s'effacer peu à peu.
Elle se blottit avec complaisance dans cette sorte de sensation ouatée comme si elle sombrait dans un sommeil progressif.
Elle sentit tout de même une main l'agripper à l'épaule.
Elle regarda cette main sortie de nul part avec une certaine indifférence. Une main blanche... Mais tout était blanc... Elle ne résista pas quand elle se sentit tirée par la main à l'intérieur de cette maison tant redoutée.

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