samedi 29 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 7 (1ère partie)

Chapitre VII

Lorsque Pirouly revint chez Martinou, il trouva ses trois amies dans le local à patates des Pardotti.
- Bah ! Qu'est-ce que vous faites là ? s'étonna-t-il.
- On regarde si notre blessé d'hier soir n'aurait pas laissé quelques indices nous permettant de le retrouver.
- Et alors, ça donne quoi ?
Martinou claqua sa langue contre son palais.
- Pour l'instant : rien. À part ces quatre traces de sang bizarres...
Elle lui montra quatre ovales rougeâtres sur la brique blanchie à la chaux.
Pirouly s'approcha pour mieux voir.
- Tu crois qu'il a voulu écrire quelque chose ?
- On dirait plutôt des traces de doigts, releva Poucy.
- Sauf qu'il n'y a pas l'empreinte de la paume, ni du pouce, objecta Pirouly.
- L'homme qui a pris le taxi avec toi, avait-il tous ses doigts ? s'assura Martinou en se tournant vers Mirliton.
- Bah oui ! Je crois. Je l'aurais vu si ce n'était pas le cas... Mais peut-être qu'il n'avait du sang que sur le bout de ses quatre doigts, tout simplement...
- Ça peut être un chiffre aussi, essaya encore Poucy en frôlant de son index les marques rouges.
- Nan ! En chiffres romains, quatre s'écrit avec une barre verticale et un V en majuscule, dit Martinou sur un ton catégorique.
Puis, s'adressant à Pirouly :
- Quand tu étais face à lui, tu te souviens l'avoir vu s'appuyer au mur ?
Le garçon réfléchit, puis répondit par la négative.
- Ta mère a dit qu'il s'était relevé quand elle est arrivée, et qu'il s'était aussitôt enfui. Peut-être est-ce à ce moment qu'il s'est appuyé sur le mur ? supposa Mirliton en mimant la scène qu'elle avait en tête.
- Peut-être... En tout cas, il n'a rien laissé derrière lui, déplora Martinou en s'asseyant, découragée, sur un sac de pommes de terre. Et toi, Pirou, qu'as-tu appris de ton côté ?
Le garçon leur fit un récit détaillé de ce qu'il avait vu et appris chez les Hamplot. S'il raconta l'accueil que lui avait réservé Quorratulaine, il omit toutefois de leur raconter le baiser que la jeune fille lui avait arraché alors qu'elle lui montrait le parc réservé à ses bisons, un peu à l'écart de la villa.
Pirouly avait vu juste quand il avait dit à Ronflette que Quorratulaine était du genre à provoquer les situations plutôt que de les subir.
Il s'avoua quand même, en son for intérieur, que la froideur avec laquelle ce baiser avait été dispensé l'avait autant perturbé que l'ardent baiser de Ronflette. Mais cette perturbation venait totalement du sens inverse.
Pourquoi n'avait-il rien ressenti lors de cette approche ? L'odeur de Patchouli, dont la jeune fille s'aspergeait, était-elle à la source de ce désagrément ?
Ou était-ce le fait que ce geste lui avait paru trop calculé et bien peu sincère ? Quorratulaine était-elle moins expérimentée que Ronflette, plus maladroite ?
Bien sûr, il garda toutes ces interrogations pour lui. Ses amies les auraient-elles comprises ?
Tout ça le mettait mal à l'aise.
Depuis qu'il avait quitté le domaine des Hamplot, il avait d'ailleurs une sorte de nausée qui ne passait pas.
Était-ce cet étalage de fortune que la jeune fille lui avait fait ?
A moins que ce ne fut lié au contre-coup de sa rencontre avec le naja ? Ou encore, à cet encens au santal qui imprégnait toutes les pièces de la grande maison ?
Il n'aurait su le dire.
Une suée froide lui baigna soudain le front et il eut comme une sensation de soif grandissante. Il écarta son col en grimaçant.
Poucy s'en aperçut et lui demanda s'il allait bien. Il acquiesça mollement.
Martinou réagit à son récit :
- Il n'y a pas à s'y tromper, ce que tu nous racontes là nous ramène une fois de plus au Colonel... Il a été posté aux Indes durant une bonne partie de sa carrière.
- Et tu crois que les thugs étaient pour quelque chose dans sa disparition ? s'étonna Mirliton.
- Pourquoi pas ? Il s'agit peut-être d'une vengeance...
Les paroles de Martinou résonnèrent étrangement dans le crâne de Pirouly. Ses yeux le piquèrent et sa vue se troubla.
Il cligna des paupières assez fortement pour dissiper le flou.
Quand il fixa son regard sur le mur du fond, il ne put réprimer un cri d'effroi, ce qui fit sursauter ses camarades.




Là, devant lui, la sorcière des bois de la tourbière venait de sortir du mur en briques. Elle avait les bras tendus, et son visage improbable affichait un sourire édenté, des plus sinistres. Elle tira sur une laisse au bout de laquelle il y avait une poule.
En voyant la poule battre des ailes, le jeune garçon poussa un second cri de terreur : la poule avait la tête du vieux Yvon !
A cet instant, les filles se consultèrent rapidement et se penchèrent sur leur ami.
- Pirouly, qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi tu cris comme ça ?  s'alerta Martinou.
- Tu as mal quelque part ? demanda Poucy.
Il semblait que tout son sang avait quitté Pirouly. Ses lèvres, même, avaient viré au bleu.
- Il faut l'asseoir ou bien l'allonger, préconisa Mirliton en le voyant vaciller.
Elle rappela à elle tous ses souvenirs des exercices de secourisme passés en début d'année scolaire.
Pirouly, sans avoir la force de bouger, cria :
- Là....là... Regardez ! Derrière vous !
Mais les filles eurent beau se retourner, elles ne virent rien d'alarmant.
- Arrête ! Tu nous fais flipper à la fin, protesta Martinou, impressionnée.
- Pirouly ! Regarde moi ! Regarde moi ! Là ! Eh, ho ! Pirouly !
Poucy tenait le jeune homme et claquait des doigts devant lui. Mais son regard vide ne pouvait se détacher d'un au-delà qui leur échappait.
Pirouly voyait bien la Paulette. Il l'entendit même lui dire de sa voix grasseillante :
- Salut mon Colonel ! Il faut rentrer maintenant. La maison vous attend.
Cornelune et Craquembois, les deux volatiles de la vieille, surgirent à leur tour de la pénombre et volèrent autour de lui comme s'ils voulaient le soulever de terre en s'agrippant à ses épaules.
Pirouly se débattit vigoureusement. Il les chassa en bougeant les bras de tous côtés.
Martinou, Poucy et Mirliton esquivèrent les coups avec beaucoup de difficultés.
- Il est en train de faire une sorte de crise d'épilepsie. J'ai une copine qui a ce genre de crise. Aidez-moi à le maîtriser. Il faut le tenir le temps que ça passe, conseilla Poucy en se jetant la première sur le garçon agité.
Pirouly vit bien Poucy approcher, mais les grandes oreilles bleues qui venaient d'apparaître au milieu des boucles courtes et brunes de son amie, l'effrayèrent de plus belle.
- Non ! Pas le lapin bleu ! Pas le lapin bleu !
Il la repoussa violemment.
- Je sais pas ce que la Quorratulaine lui a fait ingurgiter, mais il délire complètement.
Martinou tentait à son tour d'approcher mais, aux yeux de Pirouly, son visage se brouilla pour se distordre fantastiquement et prendre, finalement, les traits de Mr Citrouille.
Quant à Mirliton, elle portait maintenant la cagoule en toile de jute de Corbac l'épouvantail.
Il se débattit deux fois plus pour échapper à cette vision.
- Laissez-moi ! Je ne suis pas le Colonel ! Laissez-moi tranquille !
La poule de la Paulette se mit à lui mordiller les mollets avec les dents du père Yvon.




C'est alors que Ronflette apparut, vêtu d'un pagne blanc, à la manière des hindous. Il portait une ceinture de fer, dont la boucle figurait une tête de naja.
- Ah ! Grégorien ! Aide-moi, je t'en supplie ! Ils veulent me faire du mal.
Ronflette, d'un geste solennel, écarta les fantasmagoriques importuns. Il posa ensuite une main rassurante sur le torse de Pirouly et l'exhorta à se calmer.
Cette main eut un effet apaisant sur lui, et il sentit son rythme cardiaque et sa respiration revenir à la normale.
Il vit encore quelques lumières rouges et bleues clignoter dans les cheveux bruns de son ami.
Les lèvres de son camarade bougeaient, mais il ne parvenait pas à capter ce qu'elles lui disaient.
Il recula d'un bond.
La boucle naja en fer forgé de Ronflette, avait pris vie et grandissait, se dressant jusqu'à son visage, comme une menace entre lui et son ami d'enfance.
Le visage de Ronflette se figea, puis s'ouvrit en deux pour laisser apparaître celui de Quorratulaine Hamplot.
Les yeux de celle-ci projetèrent des rayons violets tandis qu'elle brandissait un cœur encore palpitant entre ses doigts.
Pirouly jeta alors un œil effrayé à sa propre poitrine. Mais... C'était donc son cœur que tenait la jeune fille ?
Un trou béant s'étendait sanguinolent sous sa clavicule gauche.
Tout vacilla.

Martinou, Poucy et Mirliton étaient maintenant assises au chevet de leur ami dans une des chambres de l'hôpital de Chambard. Elles le voyaient encore s'agiter entre ses draps malgré les calmants que le médecin lui avait administrés.
- Je me demande bien ce qu'il peut avoir, murmura Mirliton en se rongeant les ongles d'angoisse, les manches de son sweat masculin trop larges remontées jusqu'aux coudes.
- Je suis certaine que cette peste de Quorra lui a fait avaler un truc pas clair, grogna Martinou en cherchant sa tresse disparue pour la triturer.
- Mais, il nous a dit qu'elle avait pris du gâteau et du thé, comme lui, tempéra Poucy tenant à rester juste.
- Si ça se trouve, il l'a pas senti, mais le cobra l'a mordu en passant à ses pieds, supposa la jeune parisienne.
- Mais non ! Une morsure de cobra, tu la vois ! Ça nécrose les tissus. Les médecins l'auraient vue.
- Vous l'avez entendu ? Dans son délire, il se défendait d'être le Colonel, se rappela Poucy.
- Ce sont les histoires de réincarnation de la Hamplot et les prétus de la Paulette. Dans son esprit il aura associé les deux.
- Mais, Martinou, c'est vrai qu'il avait l'air vraiment possédé notre Pirou. Il m'a vraiment fait peur avec ses yeux révulsés et sa salive au bord des lèvres. J'ai vraiment cru qu'un truc s'était glissé en lui, confia Mirliton d'une petite voix plaintive.
Martinou haussa les épaules, mais ses camarades sentirent qu'elle avait été impressionnée plus qu'elle ne l'admettait.
En elle-même, elle reconnut que le Colonel, bien que disparu depuis plus d'un siècle, avait encore de l'influence sur l'esprit des gens. Elle avait du mal à accepter d'y être soumise aussi. Rien que son évocation neutralisait ses facultés habituelles à raisonner de façon plutôt efficace. C'était agaçant pour elle. Tout ça à cause de ce cauchemar !
Jusqu'ici, elle avait plutôt fui cette influence, mais elle sentait qu'il allait falloir agir pour y remédier. Les choses s'envenimaient et elle devait reprendre la main.
Si l'évocation de la mémoire du Colonel avait un tel effet sur elle, elle réalisait que, si les esprits existaient, ils pouvaient très bien s'emparer d'une personne vulnérable pour manifester quelques messages de l'au-delà.
Mais elle se serait bien gardée de l'exprimer à haute voix, elle, si cartésienne.
- Sans compter que le para l'a désigné comme étant le Colonel !
- Poucy, t'es pas sérieuse ? Tu vas pas tenir compte des mots d'un alcoolique ?
- Moui, tu as raison. Comme on ne peut se fier aux histoires d'une petite fille riche mythomane et d'une vieille recluse à moitié folle... Mais c'est quand même bizarre que ces trois personnes, que tout sépare et qui n'ont aucun contact les unes avec les autres, évoquent un possible retour du Colonel soit par le biais de la magie, de la réincarnation ou de la possession...
Cette réflexion laissèrent les filles songeuses. Pirouly restait inerte dans ses draps blancs. Seuls des frémissements de ses paupières montraient encore l'agitation de ses songes.
- Alors la Paulette aurait jeté un sort à ce pauvre Pirouly en lui dessinant ce signe sur le front ? reprit Mirliton comme si elle trouvait cette explication la plus probable et la plus assimilable.
- Le mieux est que nous trouvions la Paulette et que nous lui posions la question directement, résolut Martinou.
- Ah oui ? Et comment tu la trouves ? Pirouly n'a même pas vu sa cambuse.
- Il nous en a dit assez pour qu'on retrouve son secteur. A l'orée du bois où il est entré, il nous a dit que les Bartichaut avaient plumé leurs pigeons. On devrait donc trouver un joli tas de plumes. Ensuite, on descend tout droit la roche boisée et on devrait tomber sur le rideau de lierre, ensuite, les cairns d'ossements, les mobiles avec les membres de poupées, et là, le rocher, près duquel Pirouly a rencontré la Paulette, devrait être en vue.
- Et tu crois qu'elle nous y attend bien sagement ? continua à douter Poucy.
- Non. Mais on la cherchera. Je suis sûre qu'elle habite pas loin. Une cabane dans les bois, c'est quand même pas compliqué à trouver !
Leur chef semblait si sûre d'elle que Poucy et Mirliton furent d'accord pour la suivre.
- Et Gazpouel ?
- Quoi, Gazpouel ?
- Bah, faudrait peut-être le coincer à jeun pour savoir s'il sait des choses sur la disparition de Whereasy... On aurait dit qu'il le connaissait bien... Il a peut être fait des recherches sur son histoire...
- T'as raison, Poucy. Ne négligeons aucune piste. Ça m'ennuie de devoir dire ça, mais il va falloir qu'on s'approche de la maison sur la colline. Il me semble que c'est le seul endroit où nous pourrions trouver à coup sûr des renseignements sur le Colonel Whereasy.
Mirliton et Poucy regardèrent Martinou avec admiration. Elle prenait enfin le dessus sur sa hantise de l'endroit.
Pirouly remua sur sa couche, en proie à elles ne savaient quelles nouvelles visions perturbantes.
Mme Roulier passa la tête dans l'entrebâillement de la porte de la chambre, et entra sur la pointe des pieds.
- Merci les filles d'avoir veillé sur mon bébé pendant que je m'occupais du dossier administratif, leur chuchota-t-elle de sa voix douce et calme. Je vais prendre le relais. Vous pouvez y aller. Mon mari vous attend au parking pour vous ramener à Barroy. Il est tard. Je vais sûrement rester là cette nuit, au cas où il se réveillerait.
Martinou lui céda son siège.
- Tenez-nous au courant de son état, lui demanda-t-elle.
- Chut, parle moins fort... Oui, sans problème, je vous tiendrai au courant. Vous inquiétez pas. Il le garde en observation jusqu’à demain. Le médecin dit que ça peut être simplement une réaction au vaccin qu'il a eu il y a quelques jours. Ça entraîne chez certaines personnes de fortes fièvres et des hallucinations...

Dans la nuit, Pirouly revint à lui.
Mais, ce qu'il vit lui fit aussitôt refermer les yeux, convaincu qu'il était encore dans une de ces visions paranormales.
Un homme au teint brunâtre, aux cheveux et à la barbe tout aussi foncés, était penché sur lui et l'observait de ses yeux couleur or avec une acuité étrange. Ce sont ses paroles lancinantes, à peine murmurées, qui avaient dû tirer le jeune garçon de son sommeil.




Quand il avait vu que Pirouly ouvrait les yeux, il avait porté à sa bouche un index déformé afin qu'il garde le silence.
Aussi rapide que fut l'aperçu du jeune malade, il avait pu constater que ce qui déformait l'index de l'homme lui prenait aussi toute la main et semblait se répandre le long du bras pour entamer son épaule et son cou. C'était comme si une écorce épaisse et verdâtre avait pour ambition de remplacer sa peau.
Torse nu, il portait à son cou une amulette ressemblant fort au signe que la Paulette avait tracé sur son front.
Pirouly réunit toutes ses forces pour tenter d'appeler, mais aucun son ne voulut sortir de sa bouche. C'était comme si toute sa volonté avait été annihilée.
Il rouvrit les yeux.
L'homme était toujours là, le scrutant de ses yeux décidément fascinants. Il lui sembla toutefois moins malveillant. Quelque chose du fond de sa pupille semblait tirer Pirouly vers lui. Il eut d'ailleurs la sensation qu'il se redressait sur ses oreillers, comme tiré par un cable invisible.
Il voulut encore lever la main pour se saisir de la poire que l'infirmière avait placée à portée, afin qu'il puisse l'appeler en cas de besoin. Mais son bras resta cloué au matelas.
L'homme recula alors peu à peu en le fixant toujours avec la même intensité, ses lèvres murmurant quelques prières incompréhensibles, puis disparut, absorbé par l'obscurité.
Pirouly put enfin tourner la tête et remuer ses autres membres. Il aperçut sa mère blottie sous une couverture de fortune et recroquevillée dans le fauteuil installé près de son lit. Cela eut pour effet de le rassurer aussitôt.

Dès le lundi matin, les filles arpentaient la roche barrésoise sur sa partie boisée dominant la tourbière. Elles descendaient le chemin que Pirouly avait suivi le jour d'avant au pas de course, et comptaient bien qu'il les mènerait au repaire de la Paulette.
La pluie avait refait son apparition depuis l'aurore et donnait au paysage un flou gaussien des plus désagréables. Elles avaient dû revêtir cirée et bottes en caoutchouc, ce qui ne les empêcha pas de ressentir le froid et l'humidité au plus profond de leurs os.
Quand elles parvinrent au rideau de lierre, elles comprirent pourquoi cette zone envahie de lianes avait tant impressionné le jeune Pirouly.
C'était comme si cette végétation antédiluvienne vous happait, vous écrasait, comme pour ne jamais plus vous rendre au monde des vivants.
Mirliton ressentit soudain le besoin de parler, intimidée par les formes menaçantes formées par l'entrelacs des branchages et des végétaux parasites.
- J'espère que Pirouly va mieux ce matin. Depuis que je suis arrivée, je le trouve changé... J'avais bien l'impression qu'il couvait quelque chose.
- Ah ! Tu trouves ? Il grandit aussi. C'est sûrement ça, temporisa Poucy.
- Non. Mirliton a raison. Il a un comportement différent. Il se renferme. Je crois qu'il a des problèmes au collège...
- Ah bon ! Il te l'a dit ? s'étonna Poucy.
- Non, pas vraiment... Mais je le connais bien. Il a sa fierté. Il ne dira rien... Ou bien, c'est à cause de moi...
- A cause de toi ! Pourquoi ?
- J'ai peut-être été trop dure avec lui...
- C'est vrai que j'ai remarqué que tu ne le ménageais pas depuis un certain temps, reconnut Poucy.
- Oui, j'ai remarqué aussi. C'est tendu entre vous, ajouta Mirliton.
Martinou écarta une branche morte et montra un des petits cairns d'ossements sur le bord du chemin. Une goutte d'eau de pluie, qui était parvenue à percer le plafond opaque du sinistre bois, en profita pour se glisser dans l'entrebaillure de son col. Elle frissonna.
- Je... Je vous ai pas dit mais... Mais, à la rentrée, il m'a envoyé une lettre...
Ses deux camarades s'étonnèrent.
- Une lettre ? Mais pourquoi ? Vous vous voyez presque tous les jours, et vous habitez pas loin l'un de l'autre...
- Je sais bien, Poucy. C'est ce que je me suis dit quand j'ai reconnu son écriture sur l'enveloppe. J'ai trouvé cinq longues pages en l'ouvrant.
- Cinq pages ?! s'exclama Mirliton à son tour. Mais qu'est-ce qu'il pouvait bien te vouloir en cinq pages ?
Martinou sembla hésiter à poursuivre.
- Bon, les filles, j'ai trop besoin d'en parler... Alors je vais vous le dire. Ça m'a trop perturbée. Mais vous le garderez pour vous, hein ? C'est juré ?
Les filles jurèrent et écarquillèrent grand leurs oreilles, prêtes à écouter la révélation que Martinou avait à leur faire au sujet du garçon de la bande.
- Pirouly ne doit ab-so-lu-ment pas savoir que je vous en ai parlé... D'ailleurs cela risquerait d'aggraver sa situation... Son moral en serait très entamé.
Les filles s'étaient arrêtées en plein milieu du mobile aux têtes de poupées et aux oursons éventrés, à la fois impatientes et inquiètes de ce que Martinou allait leur annoncer.
- Je crois que c'est assez difficile comme ça pour lui, en ce moment...
- Il est pas malade au moins ? s'assura d'abord Poucy.
- Non, non ! Rassures-toi ! C'est pas ça. En fait, il m'a écrit très longuement son état d'esprit de la rentrée... Surtout par rapport à Anthony...
- Anthony ? C'est ton petit ami ? Qu'est-ce qu'il vient faire là ? demanda Mirliton de plus en plus intriguée.
- Pirouly m'a écrit que les choses ont changé depuis que je sors avec lui. Il m'a expliqué qu'il se sentait abandonné, et puis, après avoir rappelé toutes les aventures qu'on a vécues depuis qu'on est amis, il a fini par exposer sa conclusion...
Poucy et Mirliton la fixèrent avec insistance.
- Et ?!
Martinou avança de nouveau dans le bois obscure, comme pour fuir leur regard. Elles la suivirent. Elles connaissaient Martinou, si elle les faisait lambiner, c'est que, soit elle était très fière de son annonce, soit elle était au contraire un peu honteuse. Étant donné son air, elles penchaient pour la seconde hypothèse.
Elles aperçurent entre les troncs pourris un énorme rocher. Ce devait être là que Pirouly avait vu Paulette pour la dernière fois.
- Allez, dis-nous Martine ! Juré, on ne dira rien.
Mirliton l'avait presque forcée à arrêter.
Martinou dut faire face.
- Eh bien, il en est arrivé à la conclusion qu'il avait des sentiments pour moi, lâcha-t-elle tout de go en rosissant un peu, chose très rare chez elle.
- Bah, nous aussi on a des sentiments pour toi, sinon on ne serait pas amies, réagit aussitôt Poucy en refusant de donner à la phrase de sa leader le sens plus évident qu'elle avait.
- Non ! Non ! Il voulait dire qu'il en concluait qu'il était amoureux de moi, clarifia Martinou agacée de devoir clarifier.




Ses deux amies demeurèrent bouche ouverte, visiblement interloquées.
- Et... Comment tu... Comment tu as réagi ?
- Mal, je crois... J'ai ignoré sa lettre. Ça m'a mise tellement mal à l'aise ! J'ai zappé... Après, j'ai été en colère. J'ai eu l'impression qu'il gâchait tout... Vous comprenez, c'est comme mon petit frère !
Ses amies compatirent, imaginant en silence qu'une pareille déclaration les aurait probablement mises dans le même embarras, et remerciant le ciel d'avoir été épargnées.
- Je crois qu'il est en pleine confusion. Il a toujours été le seul garçon du groupe et là, le fait de voir Anthony arriver, il se sent un peu mis au second plan. C'est sûrement ça.
Martinou adressa un sourire désabusé à Poucy, qui tentait de minimiser l'événement.
- Peut-être. Mais du coup, j'ai hésité à le recroiser, et j'évite encore d'être seule avec lui pour pas avoir à aborder le sujet.
- Vous devriez plutôt crever l'abcès, non ? conseilla Mirliton qui faisait le parallèle avec sa propre relation amoureuse en suspens.
- Tu as raison. Il faut juste que je trouve les mots et le courage. J'ai pas envie de lui faire du mal.
- Pirouly est plus jeune que nous. Il se cherche encore un peu. Il nous voit en couple, alors ça doit lui mettre la pression, supposa Poucy. Il confond un peu les choses. Faut pas lui en vouloir.
- J'aimerais bien t'y voir, ronchonna Martinou. Mais qu'est-ce qui lui a pris de m'écrire une telle lettre ?!
- Faut vraiment que tu en discutes avec lui, insista Mirliton.
- En attendant, les filles, pas un mot à ce sujet. Rappelez-vous, vous n'êtes au courant de rien...
Poucy et Mirliton jurèrent encore une fois de garder le silence.
Elles se mirent alors à arpenter le bois autour du rocher.
Mirliton regardait particulièrement où elle mettait les pieds de peur de retomber dans un de ces trous de boue si traîtres.
À part le froissement des feuilles sous leurs pas et le craquement de quelques branches, pas un son ne se faisait entendre dans cette partie du bois. Mais il n'y avait pas non plus l'ombre d'une cabane.
- Je suis pourtant certaine qu'on est pas loin du repaire de la Paulette, affirma Martinou pour se redonner du courage ainsi qu'à ses troupes.
Elles revinrent toutes les trois près du gros rocher.
Poucy entreprit d'en faire le tour. Elle remarqua alors un petit bosquet d'aubépines ayant perdu presque toutes ses feuilles, mais dont le branchage était très dense. Elle n'y prêta d'abord pas grande attention, mais sa rétine avait enregistré une masse plus large et longue au sein de ce buisson. Le temps que son cerveau identifia bientôt cette masse comme anormale au milieu de branches plutôt fines, elle s'était éloignée. Elle revint donc quelques pas en arrière.
Elle avait vu juste. Il y avait quelque chose d'insolite dans ce buisson. Une légère fumée s'en échappait très discrètement. Une cheminée ?
- Les filles venez voir ! appela-t-elle, toute excitée.
Martinou et Mirliton rappliquèrent et la trouvèrent en train d'écarter les branches prudemment pour éviter les longues épines acérées.
- Regardez donc ça !
L'extrémité d'un tuyau de poêle et son chapeau caractéristique apparurent nettement malgré la peinture de camouflage qui le recouvrait.
- Ah, c'est ça ! Mon nez ne m'avait pas trompée. Depuis tout à l'heure je sentais comme une légère fumée de bois, dit Martinou.
- Quelqu'un fait donc du feu là-dessous.
Elles sourirent toutes les trois.
- Pas étonnant qu'on ne trouve pas de cabane ! La Paulette loge sous terre. Y a plus qu'à chercher comment on rentre.




Sur la proposition de Martinou, elles se mirent à soulever chaque feuille morte sur le pourtour du rocher gris.
- Là ! J'ai trouvé ! Une chaîne sous le feuillage, s'écria Mirliton comme si elle avait décroché la timbale de la fête foraine.
Les filles tirèrent de toute leur force sur la chaîne et une trappe se souleva devant elles, juste à la base du rocher.
Elles avancèrent d'un pas prudent jusqu'à l'orifice ainsi découvert.
Un escalier de meunier en bois disparaissait dans les profondeurs obscures de la terre.
Les filles se consultèrent.
Fallait-il entrer là-dedans ?
Elles n'avaient pas prévu de lampes torches.
Était-il bien prudent de s'aventurer là sans voir où elles mettaient les pieds ?
- Il vaudrait mieux qu'on revienne ? proposa Mirliton peu emballée à la perspective de descendre à l'aveuglette.
- Non. On n'a pas le temps. Je te rappelle que Pirouly est à l'hosto et que son état est préoccupant. Si cette vieille peut nous aider à découvrir ce qui lui arrive, il faut absolument qu'on la voit, trancha Martinou.
Puis, elle appela de tous ses poumons :
- Madame Paulette ! Madame Paulette ! S'il vous plaît, répondez ! ... Madame Paulette ! On a besoin de vous !
Sa voix se perdit dans les tréfonds de la terre. Rien ne bougea dans le trou obscure.
Elles restaient penchées au-dessus des premières marches, scrutant l'obscurité pour surprendre un mouvement, une réaction, un bruit, une réponse.
Aussi furent-elles surprises que la réponse espérée surgisse dans leur dos.
- Scratchoum ! Qui n'y a encore ! Qu'est-ce que vous ni voulez à c'te vieille Paulette, rack ?
Dans un bond, elles durent faire volte-face.
La vieille sorcière se trouvait là, surgie de nulle part, un ragondin mort dans une main, et un gros lièvre, tout aussi mort, dans l'autre. Sa besace, sur son flanc gauche, débordait de plantes sauvages et, le sac plastique transparent, pendant à son flanc droit, laissait deviner une récolte généreuse de châtaignes.
Ses fidèles volatiles survolèrent les trois intruses pour finalement se percher au sommet du rocher, non sans leur avoir données un vilain coup d'ailes au passage.
Les filles resserrèrent les rangs. Bien qu'effrayée elle aussi par le visage biseauté de la sorcière, Martinou s'enhardit à lui répondre :
- Excusez-nous de venir vous ennuyer dans votre retraite, mais nous sommes des amies de Pirouly...
La Paulette roula des yeux, comme à son habitude, mais d'une manière qui fit penser qu'elle ne savait pas de qui Martinou lui parlait.
- Euh... Vous savez, le jeune chasseur que vous avez croisé hier matin...
- Arkh ! Ce jeune marcassin... Pfffh ! Je lui avais pourtant bien fait jurer de tenir sa langue... J'aurais mieux fait de la lui couper sur le champ pour rallonger ma soupe !
En inclinant la tête du lièvre vers sa ceinture, elle montra le long poignard cranté qui y pendait.
Les filles se blottirent un peu plus les unes contre les autres.
- Rassurez-vous, ça restera entre nous. On a découvert cette trappe par hasard. Pirouly n'y est pour rien, tenta de le défendre Martinou en reculant d'un pas avec ses copines.
- Pfffh ! On dit ça, et puis bientôt c'est tout le village qui viendra chercher des noises à la Paulette. Hein ? C'est bien des noises qu'z'êtes venues chercher ?! Allez, oust ! Déguerpissez !
Mais les trois amies restèrent en place, bien plantées sur leurs jambes flageolantes.
- Nous sommes venues chercher des réponses. Pirouly est au plus mal. On ne sait pas ce qui lui arrive. Est-ce que vous lui auriez fait quelque chose ?
La vieille femme passa sous son nez la main qui tenait son ragondin pour ramasser l'écoulement d'une de ses narines. Sa bouche en biais mâchouilla nerveusement.
- Qu'est-ce qui lui arrive au p'tit con ? Mpfhh !
- Eh bien, il a été pris d'hallucinations et de fortes fièvres. Il a été hospitalisé.
- Hompf ! C'est pas le premier à qui la Paulette donne des cauchemars. J'ai peut-être un peu trop forcé hier... Il a eu les jetons, rack ! Voilà tout...
La vieille recluse semblait sincèrement embarrassée.
Martinou et ses amies sentirent bien que sous un extérieur bourru, la Paulette était peut-être plus sensible qu'elle ne le laissait paraître.
- Allez ! Poussez vous d'là ! Laissez moi rentrer dans ma tanière !
Elle se fit son chemin à coups de ragondin et de lièvre, et descendit les premières marches.
- Madame, s'il vous plaît, dites-nous en plus ! supplia Martinou. Vous sembliez redouter un danger pour Pirouly... On aimerait savoir à quoi vous pensiez...
Sans se retourner, elle leur bougonna :
- A quoi bon ! On me prend pour une folle ! Tsssss !!
- Mais pas nous ! s'écria Martinou avec force et conviction. On sait que vous êtes une guérisseuse. Vous pouvez aider Pirouly... S'il vous plaît !
La vieille descendit encore quelques marches en haussant les épaules. Cornelune et Craquembois veillaient du haut du rocher.
- Pouah ! Alors ? Vous venez !? C'est pour aujourd'hui ou pour demain ? Garces ! Vous allez nous faire repérer ! pesta-t-elle avant que les ténèbres ne l'engloutissent au bas des degrés.
Les filles se consultèrent hâtivement et se résolurent à rejoindre la sorcière dans son antre.




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