lundi 22 mai 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 8 (1ère partie)

Chapitre VIII



Pirouly contempla la pile de livres que sa mère lui avait amenés.
En temps normal, il aurait été sans doute ravi, mais, dans les circonstances actuelles, c'était plutôt signe que son séjour à l'hôpital risquait de se prolonger.
Et puis il sentait sa tête encore très lourde, ses pensées trop amollies pour se plonger avec entrain dans un Dickens ou un Dumas, auteurs qui, de toute façon, n'auraient pas contribué à lui redonner le moral.
Sa mère remonta pour la dixième fois le couvre-lit sous son menton; le même geste toujours suivi par un pincement de menton, puis une main posée sur son front pour vérifier l'état de sa fièvre.
- Maman ! J'ai trop chaud déjà. Et c'est pas la fièvre ! Les infirmières sont passées il y a un quart d'heure et je n'en avais plus. En revanche, je veux bien que tu aères un peu la pièce en ouvrant légèrement la fenêtre. Il fait chaud à vomir dans cette pièce !
Sa mère fit une moue désolée.
- Tu sais, chéri, je me suis fais un sang d'encre. C'est pas commun d'avoir des hallucinations...
Il prit la main de sa mère et la serra doucement pour la rassurer.
- Je vais mieux maintenant. Une bonne nuit de sommeil et je vois les choses bien plus clairement.
Mais son ton ne convainquit pas Mme Roulier. Elle conserva son regard attendri et protecteur, en restant néanmoins inquiète.
Pirouly, lui-même, s'inquiétait de cette brume qui ne se dissipait pas. Il avait du mal à déterminer si elle venait de ses yeux ou de son cerveau. Peut-être étaient-ce les deux...
Il ne se souvenait pas de ses hallucinations. Seule une image le hantait qu'il hésitait à classer dans la section des rêves ou de la réalité : cet homme aux yeux fascinants, couleur de lave en fusion, à la longue barbe et à la longue chevelure d'ébène, sa main et son cou recouverts d'une sorte d'écorce grisâtre qui entamait sa peau foncée. Il lui semblait encore entendre l'écho de ses paroles dans les tréfonds de sa tête.
Il se secoua comme pour se débarrasser de cette illusion auditive.
- Tu es sûr que ça va aller ? Dis-moi, tu n'aurais pas pris une de ces substances... ?
Pirouly haussa les épaules en rentrant le menton et en fronçant les sourcils, comme s'il ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire.
Mme Roulier regretta aussitôt ses soupçons. Qu'elle était bête ! Il était clair, en voyant cette mine angélique, qu'elle était injuste en pensant à mal.
Elle se pencha sur son cabas ouvert à ses pieds pour cacher la légère honte qu'elle avait.
- Tiens, je t'ai ramené ton magazine préféré : "La parade des héros" !
Pirouly leva les yeux au ciel.
- M'man... C'était mon magazine préféré quand j'avais dix ans... J'ai quatorze ans maintenant...
Sa mère baissa les yeux.
- Pardon, mon grand... J'oublie toujours que tu grandis... C'est arrivé si vite !
Pirouly lui sourit et prit tout de même le magazine réservé aux huit-dix ans. Après tout, se dit-il, cela lui rappèlerait de bons souvenirs de lecture.
Quelqu'un frappa à la porte de la chambre d'hôpital.
Mme Roulier alla ouvrir au visiteur.
Le jeune Ronflette apparut dans l'encadrement.
- Bonjour Mme Roulier ! Je viens voir si le malade va mieux.
- Ah, entre Grégorien. C'est gentil à toi.
Pirouly se dépêcha de dissimuler "La parade des héros" sous ses couvertures. Il ne tenait pas à ce que son camarade pense qu'il avait des lectures enfantines.
Ronflette se présenta devant le lit, un peu emprunté, pour une fois.
- Salut !
- Salut !
- Comment ça va ?
- Mieux. Merci !
Pirouly jeta un œil gêné à sa mère. Celle-ci les contemplait avec béatitude, sans bouger.
Un grand silence s'installa, durant lequel Ronflette tourna et retourna un petit paquet cadeau entre ses mains agitées. Pirouly se demanda si c'était bien pour lui.
Ronflette lorgna à son tour en direction de Mme Roulier, semblant lui aussi attendre quelque chose de sa part.
Celle-ci comprit enfin que sa présence les empêchait d'être par trop naturels. Elle avait oublié que les ados avaient toujours leurs petits secrets.
- Hmmm ! Bon, je vais aller chercher une bouteille d'eau et quelque chose à grignoter. Grégorien, tu veux quelque chose ? Et toi, chéri...?
- Non, ça va. Juste de l'eau maman, ça ira...
La mère de famille s'esquiva et referma la porte doucement sur les deux garçons.
Pirouly leva les yeux sur son ami avec un certain soulagement.
- C'est pour moi ? lui demanda-t-il.
Ronflette se demanda à quoi se rapportait cette question, avant de réaliser qu'elle concernait le paquet qu'il triturait depuis cinq minutes.




- Ah... Euh... Oui. Un p'tit truc. J'ai fait le paquet moi-même, donc c'est pas terrible...
Il s'approcha du côté gauche du lit et tendit le cadeau.
- T'inquiète. Ce qui est important c'est le cadeau, non ?
Pirouly déchira le papier avec une certaine fébrilité. Tout en se faisant, il sonda le visage de son ami. Il le trouva bien pâle.
- Ça va, toi ? s'enquit-il.
- Euh, oui, oui... J'aime pas trop les hôpitaux, alors... Mais, et toi ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ? La Hamplot t'a fait fumer du narguilé ou c'est ce mauvais sort que t'a jeté la Paulette ?
Il prit un fauteuil et s'assit à côté du convalescent.
- Déconne pas, ma mère m'a demandé à mots à peine voilés si je ne me droguais pas.
- Je parie qu'elle est persuadée que je suis ton fournisseur ?
Les deux garçons rirent de concert.
Pirouly reprit sérieusement :
- Le médecin ne sait pas encore ce que j'ai eu. Il attend le résultat des analyses.
Il venait de découvrir son cadeau. C'était un disque du groupe Milice avec le chanteur Spling, guitare à la main, en avant de la pochette. Il ne savait s'il devait lui faire la bise ou lui serrer la main, alors il le remercia assez maladroitement, sans bouger d'un pouce.
- C'est leur dernier album ?
- Oui, tout chaud sorti, ricana nerveusement Ronflette en regardant partout sauf en direction de son interlocuteur.
- Tu sais, si t'es gêné pour ce qui s'est passé hier, on peut tout de suite en parler...
- Hein ? Quoi ?... Euh...
Ronflette avait rosi un peu.
- Bah, tu sais, tes conseils pour Quorra et puis...
- Oh, ça ? C'est rien. Laisse tomber. Un truc de potes, s'empressa-t-il de l'interrompre. Ça m'a fait plaisir...
Pirouly fut quelque peu désarçonné par cette réponse désinvolte. Est-ce qu'il voyait bien de quoi il parlait ? Il avait l'impression que, pour son ami, il s'agissait là d'un service rendu comme un autre.
Ronflette joua avec le papier cadeau abandonné sur le couvre-lit. Sa jambe ne cessait de s'agiter.
- Ça t'a servi au moins ? Raconte-moi un peu comment ça s'est passé.
Mais Pirouly avait moins envie de parler de ce qui s'était passé avec la belle Quorratulaine que de ce qui s'était passé avec lui, Grégorien Bartichaut, dans sa chambre mansardée.
Il se demanda si ce baiser appuyé qu'il lui avait donné n'avait pas été une des premières hallucinations qu'il avait eu. Il finissait par en douter et, de ce fait, avait un besoin irrépressible de lui faire dire que cela avait bien eu lieu.
- Eh bien... Elle m'a embrassé... Elle aussi...
Son ami avait commencé par sourire puis son visage s'était rembruni. Que venait faire là ce "elle aussi" ? Cette partie de la phrase était en trop.
A propos de cet adverbe malvenu, Ronflette aurait pu rebondir en prenant le ton goguenard qu'il prenait habituellement pour tout minimiser. Mais là, il eut l'herbe coupée sous le pied.
Le jeune Pirouly avait l'air bien décidé à le faire revenir sur cette pulsion incontrôlable qu'il avait eu et aussitôt rangée aux oubliettes. Allait-il devoir s'y arrêter un peu plus longuement ?
Il chercha un repère visuel auquel s'accrocher, puis y renonça et préféra baisser les yeux.
Un long silence traversa leurs corps comme une épée de glace.
Puis ils se mirent à parler tous les deux en même temps :
- Je veux juste dissi...
- Ne crois pas que...
Mais ils furent interrompus dans leur élan par une infirmière qui entrait à la tête d'un brancard.
- Désolée les garçons ! J'ai quelqu'un à installer pour le second lit. Mais ne faites pas attention à nous, on installe ce monsieur et on s'en va.
L'infirmière se plaqua contre le mur pour laisser manœuvrer ses deux collègues brancardiers. Ils firent ainsi le tour du lit de Pirouly et amenèrent le nouveau patient au second lit, côté fenêtres.
Ronflette jeta un œil furtif à son ami. Pirouly y vit la promesse de continuer plus tard leur conversation, ce qu'il trouva plutôt encourageant. Même si, sur le coup, l'un et l'autre furent soulagés d'avoir été interrompus.
L'un des brancardiers lui masquant la vue, Pirouly ne put apercevoir qu'un bras du patient. Il aperçut un tatouage bleuté sur l'avant-bras de son nouveau voisin de lit. Aussitôt il revit en pensée le tatouage de l'homme à la besace tombé inanimé à ses pieds dans le local à pommes de terre des Pardotti.
Non. Ce n'était pas possible ! Quelqu'un aurait-il retrouvé le blessé ?
Il n'eut pas le temps d'étudier davantage le signe tatoué, mais il lui sembla familier.
L'infirmière tira le rideau de séparation entre les deux lits. Il ne put dévisager le nouveau venu.
- Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Ronflette en voyant sa mine dubitative.
- Je crois que c'est l'homme qui t'a ligoté et s'est fait passer pour toi lors de la fête du potiron...
Ronflette se dressa aussitôt sur son siège.
Voyant que son ami était prêt à se déplacer, Pirouly tenta de temporiser :
- Attends que le personnel hospitalier soit sorti. On jettera un œil après... Il est sûrement dans les vapes… Si c'est lui...
Le jeune Bartichaut prit son mal en patience et fixa le rideau avec une rage contenue. Il se souvenait encore trop bien du mauvais traitement que l'homme à la musette lui avait fait subir. Et il se jurait intérieurement de lui rendre la pareille dès qu'il le pourrait.




Comme s'il avait deviné ses intentions, Pirouly lui chuchota :
- Tu devrais y réfléchir à deux fois. Si c'est lui, il vaut mieux prévenir les gendarmes quand on en aura le cœur net.
De l'autre côté, l'infirmière s'exclama d'un ton exagérément enjoué :
- Voila ! mon petit monsieur, vous êtes installé ! Si vous avez besoin, vous appuyez sur ce bouton... Pour les urgences, vous appuyez sur celui-ci... Bon, essayez de vous reposer un peu. Vous êtes pas bien là ?! Ce lit n'est-il pas confortable ? Hein ?
Les deux garçons se firent des grimaces en entendant ce ton détaché et infantilisant caractéristique du corps médical.
L'homme bougonna quelque chose pour toute réponse.
Pirouly et Ronflette virent bientôt passer l'infirmière et les deux brancardiers au bout du lit.
- S'il n'est pas sage, tu nous préviens mon bonhomme. D'accord ?
Elle fit un clin d'œil complice au jeune malade et elle sortit de la chambre avec ses collègues.
Ronflette se moqua un peu en pinçant la joue du "bonhomme".
- Tu crois que ce sera elle à l'heure de ton biberon ?
Pirouly goûta à demi la plaisanterie.
Mais pourquoi les dames s'obstinaient-elles à le voir toujours comme un petit garçon ? Il était un homme maintenant.
En se disant ça, il glissa un peu plus loin sous ses draps le magazine apporté par sa mère.
Son ami, pendant ce temps, se leva pour se glisser au bout du rideau et apercevoir la trombine du second patient.
Comme il tardait à se retourner pour confirmer l'identité du personnage, Pirouly l'interpela discrètement en se rongeant les ongles.
Ronflette tourna alors la tête. Il était complètement hilare.
Alors il resta bouche ouverte en clignant des yeux. Quelque chose lui avait-il échappé ?
Son ami continuait à se tenir les côtes.
- C'est pas lui ? l'interrogea-t-il, hésitant encore à paraître soulagé.
Une voix de stentor retentit de derrière le rideau blanc :
- Je t'ai vu abruti ! Tu veux que je te casse la tête pour voir ce que ça fait ?! Et ouvre moi donc ce rideau, on n'est pas à l'opéra !... Et puis cette fenêtre, ouvre la moi donc aussi, qu'on respire un peu ! T'entends, dis ?!
Et Ronflette s'exécuta. Comme il ne parvenait pas à retrouver son sérieux, il se dit que le meilleur moyen était d'obéir à l'ordre. Pirouly verrait bien à qui il avait affaire.
Celui-ci ne fut pas déçu ! Il découvrit avec stupeur le père Gazpouel, sur son lit, un bandage autour de la tête. Il se débattait avec le drap, vraisemblablement décidé à se lever.
- Attendez, père Gazpouel, bougez pas. Je vais vous l'ouvrir votre fenêtre. Mais restez donc couché ! Vous avez un sacré gnon ! Comment vous vous êtes fait ça ?
Gazpouel s'adossa à son oreiller. Les paroles du jeune homme semblaient l'avoir persuadé, ou bien la douleur s'était rappelée à lui.
- Peuh ! C'est rien ! C'est l'épicière qui a paniqué... Elle a pas pu s'empêcher d'appeler les pompiers. Comme si un militaire comme moi n'en n'avait pas vu d'autre... Pas besoin de ces blancs becs qui savent à peine soigner une égratignure ! Pfffh ! J'ai rampé le ventre ouvert à Verdun pour récupérer un de mes camarades, lui aussi blessé... Oui, Monsieur ! L'avait un bras arraché...
- Oh là ! Verdun ?! Mais vous êtes un peu jeune pour avoir fait de ces tranchées là !
- Tais-toi gamin ! Tu connais rien !
- Bah ! Vous allez pouvoir parler de tout ça avec le Colonel. Il a le lit juste à côté du votre, répliqua Ronflette, un rien effronté, en montrant son ami du menton.
Pirouly se recroquevilla un peu plus sous ses couvertures et fit un petit signe militaire qu'il espéra suffisamment conforme pour le vieil ivrogne.
- Hein ! Il manque un peu de moustache ton Colonel, rétorqua Gazpouel en dédaignant Pirouly d'un mouvement de sa lèvre supérieure.
Il avait sûrement oublié l'association qu'il avait fait devant chez Mirliton entre le Colonel Whereasy et le jeune barrésois.
- Regarde donc dans ma veste. L'infirmière a dû la mettre sur un cintre, là dans le placard... Tu devrais trouver, dans la poche intérieure, une petite flasque pour ma soif.
Ronflette plongea la tête dans le placard en fer et fouilla les poches de la veste. Mais il n'y trouva que des vieux tickets de caisse et des capsules de bière.
- Je crois que votre infirmière l'a trouvée avant moi. Et elle a bien fait de vous la confisquer. Ce qu'il y a dedans est pas très compatible avec les médocs qu'elle a du vous filer...
- Quelle bande de voleur là-dedans ! On peut plus se fier à personne ! Même une bonne sœur vous prendrai votre dernière roupie ! Une petite rasade, c'est bon pour le mal de crâne !
- Pas pour ce mal de crâne là, insista Ronflette.
- C'est pas une marche en ciment qui va casser c'te caboche ! Il est pas si facile à tuer le para ! tenta d'argumenter le vieil homme en postillonnant abondamment vers son interlocuteur.




- Dites Mr Gazpouel, c'est quoi votre tatouage ? Sur quel champ de bataille vous vous l'êtes fait faire ? intervint Pirouly d'une voix calme et raisonnable qui détonnait un peu.
Il était impatient d'en savoir plus à ce sujet, et c'était le seul moyen qu'il avait trouvé pour tenter de calmer son voisin et de détourner son attention de sa soif irrépressible.
Le tatouage continuait de l'intriguer. Il figurait une rose engloutie par ses branches épineuses. Le style lui rappelait fortement celui de la branche couverte de fleurs tatouée sur l'avant-bras de l'homme à la musette.
Gazpouel tourna la tête avec difficulté vers son voisin et regarda ensuite son avant-bras comme s'il venait de se rappeler que le tatouage était là.
- Nan ! Ça, c'est un tatouage fait par un spécialiste local, un spécialiste du tatouage floral...
- Il y avait un tatoueur à Barroy ? s'étonna Ronflette, intéressé depuis longtemps par l'idée de s'en faire faire un.
- Oui, gamin. Et un bon même ! Il y est toujours d'ailleurs ! C'est un pote à moi...
Et comme les garçons faisaient mine de ne pas savoir de qui il parlait, il précisa :
- Le vieux Roulier, voyons ! Vous savez, celui qui trimballe sa bedaine en baillant aux corneilles dans les chemins de Barroy...
- Euh, c'est mon grand-père, coupa Pirouly comme s'il avait plutôt voulu dire : "allez-y doucement dans votre description", mais aussi : "je ne savais pas que mon grand-père était tatoueur !".
- Cool ton grand-père, Pirou ! Pour mon tatouage tribal… Tu voudrais pas lui demander ?
Son ami lui lança un regard de reproche. Ce n'était pas vraiment le moment. Ils pourraient en parler plus tard.
- Le Colonel s'est fait tatouer sur le biceps l'Archange Michel pleurant au-dessus d'un puits rendant hommage aux femmes et aux enfants que nous n'avons pas pu sauver à Cawnpore en 1857...
- Euh... Vous parlez de la révolte des cipayes qui a eu lieu en Inde à cette époque ?
Ronflette, admiratif, regarda Pirouly. Il était toujours étonné de l'entendre évoquer des sujets dont, lui, n'avait jamais soupçonné l'existence.
Gazpouel, ravi de l'intérêt qu'il avait suscité, se redressa dans son lit, ajusta son oreiller et se mit à raconter :
- Whereasy et moi-même étions en poste au fort anglais de Cawnpore depuis un an. On nous l'avait vanté comme un des endroits les plus calmes administrés par la Compagnie Anglaise des Indes Orientales...
Ronflette consulta Pirouly du regard. Celui-ci lui fit mine de laisser faire, curieux de voir comment le père Gazpouel allait s'approprier l'Histoire avec un grand H.
- Whereasy n'était que simple brigadier à l'époque, comme moi. On avait bien entendu quelques rumeurs de révolte plus au nord du pays, mais on pensait que ça n'avait été que local et que le mouvement etait définitivement réprimé. Nos cipayes étaient plutôt disciplinés et amicaux.
- Nos cipayes ? intervint Ronflette, les yeux ronds.
- Ce sont les indiens enrôlés dans l'armée anglaise, souvent choisis dans les hautes castes, résuma Pirouly en faisant signe au para de continuer son récit.
Ronflette n'insista pas davantage bien que cette notion de caste aurait gagné à être précisée. Mais il ne voulut pas montrer qu'il n'était pas très au fait. Toutefois il demanda :
- Mais pourquoi ils se sont révoltés ?
- Pour des broutilles, grimaça Gazpouel. Soit disant que les anglais avaient mis en place un règlement qui ne respectait pas leurs croyances... Et puis il y a eu cette histoire de cartouches. A l'époque, elles étaient un simple réceptacle à poudre en papier pour armer le fusil, et il fallait arracher l'embout pour pouvoir verser la poudre directement dans le canon, avant la balle. Mais les cartouches étaient lubrifiées à la graisse de porc ou de vache. C'était la meilleure protection qu'on avait trouvé contre l'humidité. En plus, ça lubrifiait le canon pour mieux faire glisser la balle. Les indiens sont...
- Soit musulmans, soit hindous. La religion musulmane exècre le porc qui est réputé impur et la religion hindou révère la vache parce qu'il la considère sacrée, termina Pirouly.
Comme Ronflette et Gazpouel le regardaient avec étonnement, il ajouta comme pour s'excuser :
- J'ai une copine d'origine indienne qui m'a un peu expliqué...
Gazpouel reprit :
- Tu as tout compris gamin. Quand on a livré les nouvelles armes avec des cartouches lubrifiées avec ces deux types de graisse, ça a été un signal négatif pour toute la communauté des cipayes. Les tensions étaient extrêmes. Bien sûr, des Rajahs ont profité de ça pour remotiver le sentiment nationaliste et attiser la haine de l'occupant anglais. Ils mirent en avant le sale côté du colonialisme.
- Mais, qu'est-ce qui s'est passé à Cawnpore alors ? pressa Ronflette qui n'aimait pas les histoires trop délayées.
Gazpouel poussa un long soupir. Son visage s'assombrit et sa voix baissa d'un ton.
- Un jour de juin, les gentils cipayes se sont mutinés. On a rien vu venir. Notre Général n'avait pas été assez méfiant. On a résisté trois semaines durant. Voyant que nos pertes augmentaient et nos réserves diminuaient, notre Général négocia une évacuation en bon ordre avec le chef des révoltés. L'évacuation fut fixée au 27 juin. Au petit matin, hommes valides ou blessés, vieillards, femmes et enfants de la communauté anglaise quittèrent notre retranchement sous bonne escorte. Le Général avait obtenu que l'on puisse garder nos armes. Plusieurs bateaux nous attendaient sur le Gange.
Gazpouel ferma les yeux comme s'il se replongeait dans ce jour funeste.
- Whereasy accompagnait une famille qui l'avait pris sous sa protection lors de son arrivée aux Indes. Le couple Heathclif avait deux garçons de douze et quinze ans, et une petite fille de six ans. Whereasy était sur le qui-vive. Il avait plus peur pour eux que pour lui. En quittant le fort, il m'avait recommandé de rester sur mes gardes. Pour lui, cette évacuation sentait le piège.
Gazpouel soupira profondément.
- Nous pûmes enfin monter sur un des bateaux. Dès les premiers coups de feu, j'ai compris qu'il avait vu juste. On ne sut jamais qui des indiens ou des anglais avaient tiré les premiers mais, la confiance rompue, ce fut un véritable carnage. Lord Heathclif et son plus jeune fils furent mortellement touchés. Whereasy prit Lady Heathclif sous un bras et miss Anna sous l'autre et plongea dans le Gange sans hésiter. J'eus le même réflexe avec l'aîné des Heathclif. Ça tirait de tous les côtés. J'ai encore dans les oreilles le bruit des balles qui heurtent la surface de l'eau, le cri de toutes ces victimes que ces sauvages assassinaient, et je sens encore l'odeur de la poudre. Heureusement la fumée dégagée par tous ces fusils nous permit d'échapper aux regards des plus acharnés ou, du moins, de leur faire manquer leurs cibles.




Pirouly avait ramené ses cuisses le long de son torse, en même temps que sa couverture et, ainsi replié sur lui-même, attendait la suite.
Ronflette se rongeait le poing, assis sur le rebord du lit du parachutiste.
Les deux garçons, pris par l'histoire, en oubliaient que Gazpouel ne pouvait avoir vécu ces scènes qu'il racontait avec tant de réalisme et d'émotion, étant né un peu moins d'un siècle après cet événement tragique. Et pourtant...
Gazpouel faisait-il partie de ces gens qui ont le pouvoir de se souvenir de toutes leurs vies antérieures ?
Le parachutiste reprit d'un air triste et mélancolique :
- Nous échappâmes vraiment par miracle aux nombreuses balles des cipayes pourtant postés sur les deux rives et très entraînés... Par les anglais ! Ceux-là même qu'ils étaient en train de tuer. Nous nous laissâmes dériver sur les eaux du Gange. De nombreux corps sans vie nous dépassèrent dérivant au gré du courant. Ceux-là avaient eu moins de chance que nous. Cela prouvait que nos agresseurs avaient eu l'intention de tous nous exterminer. Ces pauvres gens avaient du sauter comme nous pour échapper aux tirs, mais avaient été achevés comme des chiens. Nous sommes sortis de ces eaux funèbres à la tombée de la nuit. Je ne sais plus combien de jour nous avons marché à travers la contrée avant de gagner la région la plus proche contrôlée par des anglais... Tout ce que je sais, c'est que nous parvînmes au premier poste croisé sur notre route épuisés et affamés. On nous apprit par la suite que les femmes et les enfants survivants avaient, en fait, servi d'otages avant d'être lâchement assassinés et jetés dans un puits. Nos troupes découvrirent le charnier quelques semaines plus tard. Je me souviendrai toujours de la réaction du Colonel à cette nouvelle : il poussa un cri de douleur que je n'avais jamais entendu chez aucun homme...
- C'est là qu'il s'est fait tatouer l'Archange Michel penché sur ce puits ?
- Oui mon garçon. Et il a refusé d'être rapatrié en Angleterre. Ce drame a renforcé sa vocation militaire et son esprit colonialiste. Il a franchi les grades en quelques années.
- Et que sont devenus les Heathclif survivants ? s'enquit à son tour Ronflette d'une voix éraillée.
Gazpouel, d'un sourire béât, répondit :
- La veuve Heathclif est retournée en Angleterre avec ses deux enfants survivants. Chaque fois que Whereasy retournait dans son pays natal, il leur rendait visite. Il était toujours accueilli avec beaucoup de ferveur et de reconnaissance. Il séjournait dans le cottage familiale comme un ami de la famille qu'il était déjà avant d'être leur sauveur. Un jour il trouva la jolie Miss Anna transformée en une jolie jeune femme pleine de caractère et d'une beauté envoûtante. Il oublia alors la petite poupée blonde qui s'était accrochée vigoureusement à son cou alors qu'il nageait avec l'énergie du désespoir dans les eaux du Gange. Malgré leurs quatorze ans d'écart, il l'épousa quand elle fut en âge de se marier. Il repartit avec elle en Inde. Cette jeune femme, courageuse, amoureuse ou revancharde, n'hésita pas un instant. Elle affronta le pays qui lui avait pris son père et son jeune frère. Ils vécurent de longues années là-bas.
Un long silence suivit ces derniers mots de Gazpouel. C'était une jolie conclusion pour un drame si terrible.
Ronflette prit une grande aspiration et rompit le silence le premier par un "Et c'est là que vous êtes entré chez les parachutistes !...".
Cette remarque, lâchée avec une telle désinvolture et un brin d'ironie, ramena chacun sur terre.
Pirouly rentra la tête dans les épaules en jetant un œil inquiet au conteur. Comme s'il avait du mal à sortir de ses songes, le père Gazpouel secoua ses cheveux hirsutes dépassant de son bandage, et foudroya Ronflette du regard.
- Mais on ne vous apprend rien à l'école ?! tonna-t-il. Bougre d'âne ! Les avions n'existaient pas encore ! Comment veux-tu que j'intègre les parachutistes à ce moment là ? Pfffh !! Et ferme moi donc cette fenêtre ! Tu te crois dans les îles ?!
Ronflette adressa un clin d'œil à Pirouly et se leva pour refermer la fenêtre.
Il insista :
- Je ne savais pas que vous étiez anglais...
Tout autre que Gazpouel aurait été vexé par ce ton insidieux qui, à lui seul, remettait en cause toute cette jolie histoire racontée si passionnément. Mais le vieil alcoolique réagit avec naturel et tenta de prouver ses origines anglo-saxonnes en articulant comiquement :
- Yesse, maï neïme isse Teddy Gazpouelele. Ail comme frome Londone...
Ronflette revint vers le lit de son ami, une expression espiègle sur le visage.
- Ma prof d'anglais trouverait que votre accent is perfect.
Pirouly tourna la tête pour dissimuler la crise de rire qui venait de s'emparer de lui.
Gazpouel continua à baragouiner dans son anglais particulier.
C'est à cet instant que Mme Roulier revint dans la chambre.
- Ah, mon chéri, j'ai une bonne nouvelle... Tiens, on t'a amené de la compagnie ?
Son air ravi vira à l'aigre quand elle vit le compagnon qu'on avait attribué à son rejeton.
Elle fit un léger signe de tête à Théodore Gazpouel. Celui-ci le lui rendit par un familier : "Hey, maï Leïdy, a o dou you douhou ? Kiss you swiiity."
Mme Roulier, pour toute réponse, referma le rideau de séparation des deux lits en lui adressant toutefois le plus naturel et le plus gracieux sourire du monde.
Une fois cela fait, elle put reprendre là où elle s'était arrêtée :
- Oui chéri, je disais que le docteur t'autorisait à sortir cet après-midi. Tout va bien. Il nous enverra les résultats de tes examens. S'il y a besoin, ils te rappelleront.
Derrière elle, Gazpouel continuait d'ânonner son anglais très approximatif. Il débitait maintenant la liste des verbes irréguliers.
Il sembla même aux Roulier et à Ronflette qu'il chantonna un "Brïan is inne ze kitchiine !" des plus drôles.
Mme Roulier dut hausser un peu le ton de sa voix.
- Tu vois, chéri, ça n'a pas été trop long finalement.
Puis jetant les yeux en arrière, elle ajouta :
- Et ça arrive à point... Oh ! C'est quoi ce nouveau disque ?
Elle déchiffra :
- Mi-li-ce ?!




Elle se tourna vers Ronflette et l'interpela mi-figue, mi-raisin :
- C'est pas un peu... ?
- Un peu quoi maman ? l'interrompit Pirouly vivement.
Ronflette baissa la tête.
Mme Roulier précisa sa pensée sans quitter le jeune Bartichaut des yeux :
- Un peu hard-rock ?
La grimace qu'elle eut en prononçant ces mots marquait clairement sa désapprobation.
- Non ! C'est du rock tout court, tenta de la rassurer son garçon.
- Ça fait du bruit tout de même... Ne l'écoute pas trop fort.
Pirouly surprit un petit sourire chez son camarade qui finit de le mettre mal à l'aise. Il se crut, du coup, obligé de lever les yeux au ciel et de répliquer :
- Ma-man !... J'ai mes écouteurs. Je ne t'infligerai pas leur musique, rassure toi.
- Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète. Tu peux devenir sourd avec ça...
A côté, Gazpouel continuait à prouver que s'il avait été anglais dans une vie antérieure, il n'avait pas conservé la mémoire des subtilités de la langue.
On frappa à la porte.
Aussitôt, la jolie tête brune de Quorratulaine Hamplot apparut dans l'entrebâillement de la porte.
Pirouly lui fit signe d'entrer.
Il le regretta aussitôt car apparurent derrière elle toute sa garde rapprochée : sa sœur Zarafa, Mandy Bulle et Houalala Djémal.
Ronflette choisit ce moment pour prendre congé.
Quand il se pencha sur lui, Pirouly paniqua un instant à l'idée qu'il allait l'embrasser avant de partir, mais il lui chuchota juste à l'oreille :
- Bon rétablissement. Je vois que tu es en bonne compagnie. Bon courage... T'as plus que quelques heures à tenir...
Et il s'esquiva en saluant ces demoiselles et la mère de son ami.
Pirouly était cerné.
Il regarda les quatre jeunes indiennes envahissantes, puis sa mère qui tournait et retournait entre ses mains l'album de Milice, indécise. Gazpouel continuait à mettre une ambiance toute britannique de l'autre côté du rideau.
A cet instant il aurait donné cher pour suivre Ronflette, fuir d'ici, gambader à l'air libre et courir les chemins, retrouver sa bande d'amies. Mais d'ailleurs, où pouvaient-elles bien être ? Aurait-il leur visite avant de quitter l'hôpital ?
S'il avait su dans quelle fâcheuse posture elles se trouvaient en ce moment même, il aurait aussitôt révisé son souhait...

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