vendredi 21 avril 2017

Le Nombril de Ganesh par Thierry RAINOT - Chapitre 6 (dernière partie)

Quorratulaine l'entraîna vers une table et, ouvrant les bras, cria :
- Talein !
Un monument surmonté d'un dôme énorme, flanqué de deux plus petits, était représenté en maquette. Ce monument principal était également encadré par quatre minarets et, à ses pieds, s'étendait un bassin arboré.
- C'est joli ce palais... Ça se trouve où ?
Quorra se pencha vers lui :
- Tu ne connais pas le Taj Mahal ? C'est un mausolée, pas un palais... Il se trouve à Agra au nord de l'Inde, un peu à l'ouest du Gange. Mon père m'a offert cette reproduction en miniature pour mes dix ans. Regarde... Tout est reproduit fidèlement, jusqu'au moindre détail des arabesques de la façade, et avec les mêmes matières : marbre, jaspe, turquoise, malaquite, lapis-lazuli... Et, regarde, le jardin ornemental, ce sont de vrais arbres miniatures. Mon jardinier les taille régulièrement. J'ai mieux encore...
Elle activa une manette sur le côté de la table, et de minis jets d'eau s'activèrent sur les différentes fontaines des canaux en croix.
Quorratulaine s'amusait comme une enfant de cinq ans avec sa maison de poupée.
- Tu vois, la forme octogonale évoque les huit jardins du Paradis. Et là, tu vois, les minarets sont légèrement penchés vers l'extérieur... Ça, c'est pour éviter qu'en cas de tremblement de terre, ils ne tombent sur le mausolée. Comme pour les vrais.
- Ingénieux, ne sut que reconnaître Pirouly, déstabilisé par l'enthousiasme de la jeune fille.
- Mais tu préfères peut-être que je te raconte la jolie histoire d'amour qui entoure ce monument ?
Elle minauda en ondulant jusqu'à lui et lui prit doucement la main. Le garçon eut un instant de panique. Il avait déjà eu son lot d'émotions et d'informations pour la journée. Il craignait soudain que la jeune indienne ne lui assène le coup de grâce.
- Ce temple a été érigé au dix septième siècle par l'empereur moghol Shah Jahnan, en hommage à son épouse Arjumand Banu, morte en couches. Il a édifié ce bâtiment pour symboliser tout l'amour qu'il portait à Arjumand, qu'il avait connu enfant... Tu te rends compte ? Ils avaient notre âge ! Et ils sont tombés fous amoureux l'un de l'autre !
Pirouly dut fuir son tendre sourire, quelque peu gêné. Elle serra son bras et l'entraîna vers un autre couloir du labyrinthe tout en continuant son récit.
- Elle lui a donné quatorze enfants quand même... Avant de mourir, elle lui a fait promettre de construire un bâtiment qui serait le symbole de la pureté de leur amour, et de sa solidité. Quelque chose d'éternel... Il a mis vingt deux ans à construire le Taj Mahal. Mais il a tenu sa promesse. Toutes ces années, son amour n'a fait que se renforcer par delà la mort. Oh ! Que c'est romantique ! Tu trouves pas ? C'est quand même autre chose qu'un pavillon de banlieue, non ?
Pirouly dut sourire complaisamment pour éviter de la contredire.


- Tu te rends compte que, même lorsque son fils le fit emprisonner, Shah Jahan resta les yeux rivés sur le temple dédié à sa bien-aimée. Il parait qu'il est mort en regardant la lumière du mausolée, la lumière de leur amour. Ils reposent l'un à côté de l'autre encore aujourd'hui ! C'est merveilleux, dis ?
Elle pencha sa tête sur son épaule, lèvres tendues et entrouvertes en le regardant avec des yeux de chatte câline.
Pirouly détourna le regard et avança d'un pas en toussotant. Il demanda :
- Sinon, tu sais ce que c'est qu'un feugues ?
Quorratulaine se détacha de lui, retombant sur terre comme si elle avait sauté du haut du Taj Mahal.
- Tu as écouté ce que je viens de te dire ? lâcha-t-elle, mécontente.
- Euh, oui, c'est une jolie histoire, se crut obligé de dire Pirouly devant le regard courroucé de la belle.
Elle sembla se calmer un peu.
- Je te croyais plus romantique que ça, avoua-t-elle sur le ton de la déception.
- Je le suis, mais...
- Oui, tu as avalé un dictionnaire d'hindi ce matin, et tu as du mal à le digérer apparemment, l'interrompit-elle, cassante.
- Non, c'est pas ça, mais...
- Alors, pourquoi toutes ces questions ?
- Bah, avec les livres que tu m'as offerts, j'ai découvert certains mots que je ne connaissais pas, crut-il bon de mentir.
- Mouais... Ce sont des livres sur la méditation. Je ne me souviens pas qu'il soit question de thugs...
En même temps, elle le prit par la main et le tira d'un geste d'impatience pour le planter devant la dernière toile de la galerie.
- C'est ça un thug !
Le garçon écarquilla les yeux. Il ne vit que des caravanes aux toiles colorées devant lesquelles des hommes en turban faisaient la fête autour d'un feu de camp. L'un jouait du fifre,l'autre agitait un tambourin, tandis qu'un troisième semblait raconter une histoire à un auditoire dont l'attention était entièrement tournée vers lui.
- Ce sont des saltimbanques ? interrogea Pirouly qui ne savait pas trop ce qu'il devait regarder.
Quorratulaine secoua la tête en signe de dénégation.
- Non. Regarde mieux. Tu ne vois rien d'étrange ?
Le jeune barrésois détailla la toile. Il distingua alors un personnage qu'il n'avait d'abord pas remarqué. D
e par son attitude, il détonnait pourtant avec le reste. Un peu dans l'ombre, il était posté derrière un gros homme au turban richement orné et à la bourse bien garnie, de riches bijoux au cou et aux mains, qui s'amusait du spectacle, à en juger ses yeux pétillants et son large sourire.
L'homme, derrière lui, affichait une toute autre expression.
Un regard fourbe et un rictus cruel lui donnaient un air totalement malveillant, accentué par les reflets rougeâtres du feu de camp. Ses mains tenaient un foulard tendu à l'extrême, foulard qu'il s'apprêtait à passer autour du cou du prospère marchand.
Pirouly jeta un œil au nom de la peinture : "La stratégie du thug".
Il comprit aussitôt pourquoi le dictionnaire de Mirliton ne leur avait pas livrés la signification du mot. Ils l'avaient tous orthographié phonétiquement à la française, plutôt qu'à l'anglaise.
- C'est un bandit de grand chemin ?
- C'est plus que ça ! Les thugs sont les membres d'une secte adepte de Kali, la Déesse de la mort. Ils tuent par besoin et par plaisir, pour faire offrande à cette Déesse qu'ils adorent. Ils attiraient souvent les riches marchands et leur caravane en se présentant eux-mêmes comme des confrères. Ils leur proposaient de voyager ensemble et de partager les frais d'une escorte armée, escorte armée qui était, bien sûr, à leur solde. Ils mettaient bien en confiance leurs compagnons de voyage en partageant leurs jeux, leurs divertissements, leurs repas... Et au moment où les pauvres victimes s'y attendaient le moins, ils les étranglaient à l'aide d'un roumal, un foulard de soie. Tous les membres de la famille du marchand, ses employés, ses amis, tout le monde y passait !
- C'est horrible ! Et pourquoi ils tuaient comme ça ? Ils ne pouvaient pas se servir de leur sabre ?
- Selon la légende de Kali, tuer son ennemi en versant de son sang donne naissance à un nouvel ennemi. Quand les Dieux firent appel à Elle pour détruire un démon nommé Raktabija, lorsqu'elle le débusqua, elle lui trancha la gorge et tira la langue pour récupérer chaque goutte de sang. Car le sang de ce démon avait la particularité de donner naissance à un autre démon s'il touchait le sol. Mais, le fait d'avoir bu ce sang la rendit folle, au point qu'elle se mit à danser frénétiquement sur le monde, provoquant des tremblements de terre. Alors, Shiva intervint et se coucha sous ses pieds pour arrêter la destruction du monde. Les thugs la vénèrent car elle a la réputation de rendre fort, et de faire oublier la peur. Ce qui les aidait bien dans leur entreprise...
Quorra jugea de l'effet que son récit avait sur son camarade. C'était sa petite vengeance après le manque d'inspiration dont il avait fait preuve à l'écoute de l'histoire du Taj Mahal. Et cela marchait, étant donnée la pâleur qu'affichait le jeune garçon.
Elle afficha un petit air satisfait.
- Tu... Tu sais s'il en existe encore des thugs ? demanda-t-il en pensant au bois traversé ce matin là et à cette atmosphère menaçante qu'il y avait ressentie.
La jeune indienne le fit languir sciemment.
- Je ne sais pas vraiment... Les anglais prétendent avoir éradiqué la secte au milieu du dix neuvième siècle. Mais ce sont les mêmes anglais qui se vantaient d'avoir mis fin à la cérémonie d'immolation des veuves...
- Mais... S'il en reste... Ils sont en Inde de toute façon ?
Quorratulaine, voyant l'inquiétude percer chez le garçon, en rajouta :
- Tu sais... Aujourd'hui... Avec tous les moyens de transport... Tout le monde peut bouger rapidement ! Les frelons asiatiques ont bien gagné le midi de la France...


Le jeune garçon déglutit avec difficulté. Quorra en profita pour demander d'un air insidieux :
- Tu veux voir à quoi ressemble leur patronne ?
Et sans attendre de réponse, elle le guida vers le dernier recoin du couloir. Une dernière niche s'y trouvait. Elle faisait un mètre cinquante de hauteur sur cinquante centimètres de largeur et abritait une statue en pierre grise.
Une seule lumière éclairait la Déesse de la mort par en dessous, et lui donnait, de ce fait, un air encore plus inquiétant.
- Cette statuette vient de Calicut, la ville de Kali. Mes parents l'ont acquise il y a deux ans. Impressionnant, non ?
Cette Déesse était effectivement très impressionnante avec ses multiples bras, son collier de crânes humains, sa ceinture à laquelle pendaient une dizaine de bras en guise de pagne, et son visage à la langue rougeâtre et au regard mauvais qui vous perçait de part en part d'un feu jaune incandescent.
Pirouly ressentit soudain cette pièce comme oppressante. Sa lumière tamisée, son plafond bas... Il eut la sensation que les murs vacillaient. Il dut s'appuyer à Quorra.
- Ça ne va pas ? s'enquit aussitôt son hôtesse avec un petit sourire ambiguë.
- Non. Je crois que j'ai besoin d'air. Il fait trop chaud ici...
Elle lui planta une fois de plus ses ongles manucurés dans le poignet et le guida vers un passage en briques, ressemblant à un petit tunnel.
- Viens, on va passer dans la serre. A cette saison, il fera toujours plus frais qu'ici...
Pirouly eut à peine le temps d'apercevoir le petit autel, couvert de bougies et de fleurs séchées, installé au fond de la pièce. Il sentit bien, en revanche, les nuées d'encens qui s'en échappaient et l’odeur vive et douce du bois de santal. Il ne put distinguer lequel de ces nombreux Dieux présidait sur cet autel votif.
Ils débouchèrent en haut d'un grand escalier en pierre.
Le spectacle auquel assista Pirouly lui rendit tous ses esprits.
Au-dessus de sa tête, un énorme dôme épousait le pignon de la villa, son dos de verre, soutenu par d'énormes poutrelles en métal incurvées, laissant passer les pales rayons de ce soleil d'automne.
L'humidité qui l'accueillit lui fit comme l'effet d'un brumisateur en pleine canicule.
Au pied des marches, il aperçut une flore luxuriante et variée qui montait à l'assaut des poutrelles  et recouvrait toute la surface de la serre.
Quorratulaine était-elle une fée et venait-elle de l'emmener en une enjambée dans la jungle qui s'étendait entre Calicut et le mont Nilgiri ?
En descendant les degrés qui les amenèrent sur le petit chemin sablonneux traversant en ligne droite la serre, ils provoquèrent l'envol de plusieurs oiseaux colorés dont Pirouly ignorait le nom. Peut-être avait-il reconnu un perroquet et une perruche, mais les autres lui étaient inconnus. Il n'aurait jamais soupçonné l'existence d'oiseaux au physique si particulier et aux coloris si variées.
Un paon vint vers eux de sa démarche gracieuse. Il déploya sa queue puis disparut dans un sentier transversal.


- Ouah ! La vache !... Euh, excuse-moi, ça m'a échappé...
Quorratulaine lui adressa un regard de réprobation. Mais elle sourit très vite à nouveau.
- Mon père collectionne les vieilles pierres et les belles voitures. Ma mère, elle, collectionne les plantes exotiques. Ici, c'est son domaine. Ça fait office de volière aussi. Que serait une jungle sans oiseaux ?
Effectivement les cris d'oiseaux qui emplissaient le dôme à la Buffon, ajoutaient à l’illusion et contribuaient au dépaysement.
- Viens, le thé est servi.
Quorra lui montra une table ronde, carrelée de mosaïques aux différentes nuances de bleu, dressée dans une petite clairière au milieu de cette jungle reconstituée.
Un service à thé y était disposé qui prouvait que de petites mains agissaient en coulisses et pourvoyaient aux moindres désirs de Mlle Hamplot.
Pour une visite imprévue, Pirouly fut flatté d'être aussi bien reçu, et dut reconnaître que le luxe avait ses avantages.
Il allait s'assoir quand Quorratulaine fronça les sourcils.
- Tututututut.... Gentleman !
Elle baissa ses jolis yeux sombres sur l'une des chaises en fer à l'assise et au dossier faits de lames de bois.
Le jeune garçon comprit qu'il lui fallait tirer la chaise et la présenter à son hôtesse. Il s'exécuta avec beaucoup d'application. Ravie, elle prit place en ramassant ses cheveux noirs pour les placer du même côté.
Cela fit sourire Pirouly qui se souvint aussitôt de la grossière imitation de Ronflette avec son écharpe en laine.
- Qu'y-a-t-il de drôle ? demanda la jeune fille, inquiète.
- Oh, rien, rien. Je me disais juste que tu étais une fille bien surprenante...
Attendrie, elle s'aventura à lui toucher la main comme pour le remercier de ce qu'elle prenait d'emblée pour un compliment.
- C'est vrai ? Ça me fait plaisir que tu me dises ça. Toi aussi je trouve que tu es différent des autres garçons... Ça me plaît beaucoup.
Pirouly, peu habitué aux compliments, surtout venant d’une représentante de la gente féminine, retira sa main doucement pour déployer une longue serviette en coton brodé sur ses genoux, le regard fuyant dans les méandres des plantes environnantes. Il aperçut au-dessus de sa tête une grande plante de laquelle pendaient de grosses fleurs jaunes pales en forme de trompette.
- Je ne regrette vraiment pas d'être venu. Je passe un super moment, confia-t-il d'un ton neutre qui pouvait faire douter de sa sincérité.
La jeune indienne minauda, cherchant son regard.
- Tu veux goûter au thé chaï ? Ça vient d'Inde... On le fait infuser avec du lait de riz. Tu vas voir, c'est délicieux !
Elle s'empara de la théière et versa un liquide couleur caramel dans la tasse de son invité.
- Tu as vu ? Je fais le service pour toi. C'est la première fois que cela m'arrive.
- Merci Quorra. Je suis très touché de cette attention.
Un silence gêné s'ensuivit durant lequel elle se contenta de papillonner des yeux et, lui, de sourire niaisement.
Elle leva enfin sa tasse au niveau de ses lèvres, invitant son convive à faire de même. Ils purent au moins faire disparaître quelques secondes leur confusion en plongeant leur nez et leurs yeux au fond de la tasse de chaï.
Puis ressortant de cette apnée salvatrice :
- Alors ? Tu aimes ?
Pirouly eut un instant de trouble, ayant compris qu'elle le forçait à mettre à jour ses sentiments.
- Euh, quoi ?
- Le thé chaï, tu aimes ?
- Ah, pardon... Euh, oui... C'est nouveau. J'aime bien... J'aime beaucoup même...
- Alors tu vas goûter au halwa de Madhamati. Tu vas voir, il est délicieux ! Personne ne le réussit aussi bien qu'elle !
Quorra se pencha sur une petite desserte sur laquelle une portion d'un gâteau carré aux tons jaunâtres avait été disposée dans deux assiettes à dessert. Elle remit à Pirouly celle qui lui était destinée.
- Sinon, tu as donc lu les livres que je t'ai offerts ? improvisa-t-elle en entamant distraitement du bout de sa petite cuillère sa part de gâteau.
Un gros ara bleu vint se poser sur la branche d'un citronnier. Pirouly y jeta un œil émerveillé en répondant :
- Oui... Enfin, j'ai commencé... Ce n'est pas une lecture facile, mais il y a des choses intéressantes à propos de la spiritualité.
- Tu n'as pas mis le pendentif que je t'ai offert ? s'assura-t-elle d'un air de reproche en tendant la main au-dessus de la table pour abaisser le col de son invité.
Pirouly eut un mouvement de recul et reboutonna le col de sa chemise.
- Non, excuse-moi, mais je ne supporte pas d'avoir quelque chose autour du cou. J'ai l'impression d'étouffer. Je ne suis pas très bijoux en général... Mais je l'ai posé sur mon bureau... Il est très joli. Il me plaît, je t’assure...
Quorra parut dubitative.
- C'est une sorte de talisman ? reprit Pirouly qui tenait absolument à lui prouver son intérêt pour le pendentif offert.
- Oui, si tu veux qu'il le soit... Shiva veille sur toi. Il symbolise son troisième œil. On n'en a jamais trop pour voir la vraie nature des gens...
Le regard profond qu'elle lui lança mit Pirouly très mal à l'aise. Il y sentit comme une interrogation, voire un reproche. A cet instant, il eut la sensation que la jeune fille n'était pas dupe sur les réelles motivations liées à sa venue.
- Un talisman ? C'est pas ce qu'on appelle un prétou en hindi ?
Le garçon avait veillé à amener sa question de manière la plus naturelle possible. Il mâcha calmement la portion de halva qu'il venait de mettre dans sa bouche.
Quorratulaine leva les yeux au ciel.
- Ça n'a rien à voir ! Le prétu est une âme non réincarnée à cause d'absence de rites funéraires ou à cause de rites funéraires mal effectués. Cette âme se réfugie dans la jungle et erre de longues années avant de trouver un nouveau corps à habiter.
Pirouly avala de travers son halva et dut reposer sa tasse de chaï, sa toux violente menaçant de la faire déborder.
- Ça va aller ? s'enquit Quorratulaine.
Pirouly tournant au cramoisi, elle dut se lever pour lui tapoter dans le dos.
- Ça va, réussit-il à prononcer après avoir bu un peu, j'ai du prendre une trop grosse bouchée.
Il releva la tête pour prendre sa respiration.
C'est alors qu'il remarqua l'habillage particulier du pignon de la villa auquel s'appuyait le dôme en verre. De chaque côté des marches par lesquelles ils étaient arrivés, une structure en bois, percée de mille petits interstices, épousait le mur. De plus larges trous ressemblaient à de petites lucarnes en ogive.
D'où il était, il eut l'impression de voir une gigantesque tête de mouche tentant d'entrer sous la verrière, ses deux yeux multi facettes exorbités et les marches figurant une trompe striée.
- C'est un moucharabié, expliqua Quorratulaine, le zénana des Rajahs en était souvent décoré. Cela permettait aux femmes du harem de voir ce qui se passait dans les rues et les cours intérieures du palais sans risquer d'être vues... Mais viens, on va faire quelque pas. Tu as besoin de respirer...
En se levant, il bouscula une des grosses fleurs trompettes qui le surplombaient. Alors qu'ils s'éloignaient tous deux, la plante exotique libéra de petites graines noires suintantes qui vinrent échouer dans la tasse que Pirouly avait abandonnée sur le bord de la table.
L'hôtesse et son invité remontèrent d'un pas lent l'allée de plantes vertes aux feuilles larges et brillantes.
- Ça doit être un travail monstre que d'entretenir cette serre. Ta mère ne travaille pas ?
- Si, elle travaille. Mais maman se charge surtout de choisir les plantes à acheter et leur emplacement. Après, ce sont les jardiniers qui s'occupent de l'entretien. Maman leur établit leur planning chaque semaine. Ils savent exactement ce qu'ils ont à faire.
Pirouly s'interrogera intérieurement sur la réelle passion de Mme Hamplot pour le jardinage. Quel plaisir prenait-elle à ce jardin si elle ne mettait jamais les mains dans la terre ?
- On se croirait en été ici, c'est chouette ! Et...
Il se figea soudain, tandis que sa camarade faisait un bond en arrière en poussant un petit cri d'effroi.
Un mouvement sur le sable venait d'attirer leur attention et il reconnut avec stupeur le mouvement sinueux caractéristique d'un serpent.


- Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria-t-il sans plus oser bouger.
Quorratulaine, toute tremblotante, articula d'une petite voix :
- C'est Belkacem. Il s'est encore échappé du vivarium.
Le serpent devait faire près d'un mètre cinquante, et ses écailles gris terne lui donnaient un aspect inquiétant.
Pirouly voulut bouger une jambe, mais aussitôt le serpent se dressa devant lui et aplatit son cou. Il avait déjà vu ce type de serpent dans des émissions animalières à la télévision. C'était un naja. Il savait que cette espèce était l'une des plus dangereuses au monde. Le venin de ce serpent pouvait tuer en quelques minutes.
Une suée froide monta au front du jeune homme.
- Il faut que j'aille chercher de l'aide, annonça Quorra.
- Non ! Ne bouge pas ! Il est en position d'attaque. J'ai peur que si tu bouges il se jette sur moi.
Elle fut surprise de voir le sang-froid du jeune homme face au danger. Elle ne l'en aurait pas cru capable sous ses allures fragiles et avec sa timidité.
Pirouly, jambes et bras légèrement écartés, fixait le naja qui commençait à osciller doucement à un mètre de lui.
Il avait appris que les najas pouvaient se déployer avec une force et une rapidité incroyable et, à cette distance, il savait qu'il n'aurait pas le temps de réagir et d'échapper à son attaque.
Le venin le paralyserait en quelques minutes, puis ce serait le coma, l'arrêt respiratoire et l'arrêt cardiaque.
Belkacem le naja oscillait de droite et de gauche lentement, ses petits yeux noirs braqués sur sa proie.
Pirouly, instinctivement, se mit à osciller sur ses jambes au même rythme que le serpent. Le naja développa davantage son capuchon.
- Naja cracheur ou pas ? demanda Pirouly entre ses dents serrées.
Quorratulaine, retenant sa respiration, souffla :
- Non. C'est un cobra à lunettes.
La question était importante pour la stratégie du garçon. Pirouly savait qu'un cracheur visait précisément les yeux, alors qu'un serpent à lunettes se jetait sur sa proie pour mordre.
Dans le premier cas, en se protégeant les yeux de sa main en visière, il limiterait le risque, le venin de celui-ci n'ayant pas d'effet sur la peau.
Malheureusement pour lui, c'était le cobra à lunettes et, s'il attaquait, il avait peu de chance de s'en sortir indemne.
Mais, contre toute attente, le serpent naja replia sa collerette et s'aplatit à nouveau au sol. Il rampa doucement jusqu'aux pieds de Pirouly. Il dut résister fortement à la tentation de crier et de sauter en arrière. Il sentit sa mâchoire trembler.
Quorra laissa échapper un petit cri plaintif en mordant sa main pour l'étouffer.
Belkacem fit le tour de Pirouly, puis glissa jusqu'aux premières plantes bordant le chemin pour disparaître dans la jungle artificielle des Hamplot.
Le jeune garçon relâcha toute sa tension et sauta sur place, secoué de frissons de répulsion. Il haletait, comme s'il avait couru un cent mètres.
- Pouah ! Mais comment c'est possible cette histoire ! Vous êtes pas bien de lâcher une bestiole pareille ici !
Quorratulaine, toute penaude, se tenait bras ballants, sans savoir quoi dire.
Elle jeta un œil inquiet sous le feuillage, aussi loin que son œil pouvait pénétrer.
- Restons pas là, finit-elle par dire. Je dois prévenir Amogh, le responsable du vivarium. Je vais lui passer un savon. Un accident va arriver un jour avec sa négligence.
Pirouly ne put que confirmer. Il dut s'arrêter toutefois près de la table ronde où ils avaient pris leur collation. Ses jambes lui manquaient soudain. Il prit sa tasse de thé et l'avala cul sec pour se redonner de la force. En la reposant, il lui sembla que l'anse était un peu collante. Mais il n'y prêta pas plus attention que cela et suivit Quorra, pressé de quitter les lieux et soucieux de ne pas se retrouver une nouvelle fois face au naja.
Il allait emprunter l'escalier par lequel ils étaient arrivés, mais Quorratulaine lui fit signe de le contourner pour atteindre une petite porte en bois qui ouvrait sous les marches.
- Le vivarium est par là. Et pour me faire pardonner cet incident, je t'emmène ensuite voir les voitures de collection de mon père dans le garage souterrain. Les garçons aiment toujours les voitures...
Elle lui fit un clin d'œil et l'entraîna dans le vivarium. Il n'osa pas lui dire que, lui, son truc, c'était pas les voitures mais plutôt les bouquins.
Quand ils eurent disparu par ce passage, un mouvement se fit au-dessus, derrière le moucharabié. Deux voix, s'exprimant à voix basse, filtrèrent à peine par les petits carrés de bois.
- Vous avez vu ça ? Belkacem s'est incliné devant lui...
- Oui, Anurag, j'ai vu... Il n'y a plus à douter... C'est bien lui, le garçon de la prophétie ! Le naja ne peut pas se tromper. Il a reconnu son maître, répondit la voix féminine à celui qui venait d'exprimer sa stupéfaction après avoir assisté à la scène (comme son interlocutrice) dissimulés derrière la cloison du moucharabié.
- Que faisons-nous ?
- Il faut maintenant le ramener à nous. Prépare la cérémonie...


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