Martinou
et ses deux camarades, trempées jusqu'aux os, fatiguées par la traque dont
elles avaient été l'objet, se laissèrent tomber sur le plancher du hall de la
maison du Colonel qui venait de les happer.
Elles ne virent d'abord que le vieux tapis en laine aux motifs usés qui amortit
leur chute. La douce chaleur ambiante les surprit d'abord, puis les réconforta.
Elles ne s'attendaient pas à trouver cette vieille maison abandonnée chauffée.
Cette ambiance ouatée les rassura.
Martinou fut la première à lever le nez vers les murs lambrissés aux teintes
sombres. Sur la droite, un large escalier tapissé montait à l'étage. Des
appliques, figurant des mains d'ébène tenant un chandelier, en garnissaient la
cage.
Poucy et Mirliton l'aidèrent à se redresser.
Elles se trouvèrent toutes trois face à une personne un peu plus grande qu'elles,
assez corpulente, les poings posés sur les hanches.
Elles ne distinguèrent pas tout de suite ses traits. Son visage était à
contre-jour. En revanche, elles sentirent le souffle de son rugissement :
- Qu'est-ce que vous fichez là ? Dans quelle histoire vous vous êtes encore
emmanchées ? Est-ce qu'on ne vous avait pas dit de vous tenir tranquille ? Vous
avez le Diable au corps ou quoi ? Ne me dis pas, ma petite, que c'est encore
toi qui est derrière tout ça ? Tu veux faire tuer tes camarades ou quoi ? Quand
vas-tu enfin écouter ? Regardez moi ça ! Dans quel état vous êtes ! Vous
sentez l'eau croupie !... Bougez pas de là !
Martinou, hagarde, accusa le coup. Elle regarda passer la femme devant elle.
Elle l'avait déjà reconnue par sa voix, mais elle avait besoin de voir son
visage pour confirmation, tellement elle demeurait incrédule de la trouver là.
- Maman ? eut-elle la force de murmurer malgré sa faiblesse.
Mme Pardotti (car c'était bien elle) ouvrit la porte d'un placard qui donnait
sous l'escalier, en sortit un fusil de chasse, y glissa une cartouche d'un
geste sûr, puis revint vers les filles d'un pas décidé.
Celles-ci eurent un mouvement de recul.
La mère de Martinou était-elle excédée au point de perdre la tête ? Elle
n'allait quand même pas les tuer là pour avoir désobéi et s'être mises en
danger ?
Cerise Pardotti se contenta de leur adresser un "restez tranquille."
qui ne souffrait aucune réplique dans toute l'autorité et la colère qui en
ressortaient.
Les trois demoiselles restèrent muettes de stupeur et la regardèrent gravir les
marches pour monter à l'étage sans même oser respirer. Elles n'avaient jamais
vu Cerise si en colère. Elle, si joviale et avenante !
Elles entendirent une porte-fenêtre s'ouvrir là-haut, sûrement celle du balcon
en encorbellement. La voix de Cerise retentit, digne d'une vendeuse à la criée.
- Eh ! Les bonhommes ! Je ne sais pas ce que vous cherchez, ni ce que vous
faites ici, mais c'est une propriété privée. J'ai du petit plomb, de la
chevrotine, tout ce que vous voulez... Mais soyez sûrs que si vous déguerpissez
pas d'ici, y'en a pour chacun d'entre vous. J'ai appelé les flics. Ils vont pas
tarder. Donc, je serais vous, je traînerais pas... Foutez le camp de là !
PAN !!!
Martinou et ses copines firent un bond de trois mètres.
La mère de famille venait de tirer. Elles prièrent pour que ce ne soit qu'un
coup tiré en l'air.
- C'est ça... Galopez mes coquins ! Et ne r'trainez pas par là ou bien je
viserai juste la prochaine fois ! leur cria-t-elle de son balcon.
Martinou pensa en elle-même que, si cet épisode s'ébruitait, elle pouvait bien
faire une croix sur un remake de Roméo et Juliette, et que ses prétendants ne
s'aventureraient sûrement plus jamais sous ses fenêtres pour lui conter
fleurette.
La Calamity Jane de Barroy redescendit bientôt, le souffle un peu court et le
rouge aux joues, mais visiblement soulagée d'avoir fait fuir les quatre hommes.
Elle regarda sévèrement les trois filles.
- Eh bien, vous êtes joliment crottées ! Vous allez me retirer tout ça et vous
allez vous débarbouiller un peu avant d'attraper la mort. Je vais passer vos
vêtements au lave-linge. Vous puez vraiment, hein...
Aucune n'osa protester. Elles se retrouvèrent en sous-vêtements toutes les
trois. Cerise rangea son fusil après en avoir retiré les cartouches, et revint avec trois
plaids qu'elle distribua. Chacune put ainsi s'emmailloter dedans.
- Venez par là. Je vais vous faire un bon thé chaud, les invita-t-elle en
ramassant les vêtements sales restés au sol.
Intimidées, elles suivirent Cerise.
Elles eurent le temps de jeter un œil dans la pièce qui s'ouvrait sur leur
droite au pied de l'escalier. Étant donnés les nombreux rayonnages couverts de
livres anciens qu'elles y entrevirent, elles purent en déduire qu'il s'agissait
du bureau bibliothèque. Elles pensèrent toutes en même temps à Pirouly,
l'amoureux des livres.
Sur leur gauche, toujours dans un style de mobilier très dix neuvième siècle,
elles laissèrent le salon dont elles avaient aperçu de l'extérieur une partie
de l'agencement, par la fente du rideau. Avec tous ses meubles recouverts de
draps blancs, c'était une pièce peu engageante, voire inquiétante. Une grande
cheminée ornait le mur principal. C'était là que les gendarmes avaient trouvé
des traces de lutte après la disparition du Colonel.
Au bout du couloir, face à l'entrée du manoir, une nouvelle pièce s'ouvrait.
Une table et des chaises en chêne s'y dressaient. Et par-delà ce mobilier, on
apercevait une porte-fenêtre qui ouvrait sûrement sur le perron arrière.
Martinou revit dans sa tête les tigres blancs qui les avaient impressionnés
elle et Pirouly lors de leur première visite.
Mais Cerise poussa une porte sur la droite juste avant d'arriver dans cette
salle à manger. Cette porte passait sous l'escalier. Elle les mena directement
dans une cuisine spacieuse, aménagée dans le style des maisons bourgeoises de
la fin dix neuvième, début vingtième siècle, mais avec tout le confort moderne.
Elle prenait tout l'arrière de la tourelle droite qu'occupait le bureau, et
s'étendait jusque dans la perpendiculaire de la salle à manger.
Cerise plongea les vêtements des trois aventurières dans un grand évier en
pierre afin de retirer le plus gros de la vase collée dessus. Elle se mit à les frotter avec une petite brosse à poils courts et durs.
- Alors ? Racontez-moi un peu ce qui vous est arrivé et qu'est-ce que vous
fichiez dans ces bois à cette heure ?
Son ton s'était radouci et était devenu plus complaisant.
Les filles, toujours effarées par la réaction de Cerise et choquées de leur
escapade, ne répondirent pas tout de suite.
Elles regardaient autour d'elles comme si on les avait entraînées dans un monde
parallèle dont elles n'arrivaient pas encore à croire l'existence.
Elles regardèrent les meubles peints d'un vert pâle qui tendait au bleu, les
petites poignées en laiton, le sol couleur ardoise, le gros four à charbon, ses
plaques noires et ses deux immenses fourneaux. Sur un meuble il y avait une
balance en étain, sur un épais billot un hachoir à viande, sur le fond gris
pâle d'une crédence étaient suspendus des ustensiles en cuivre de toutes
sortes, des pots en porcelaine peinte à la main garnissaient des étagères en
bois brut, autant d'objets qui fleuraient bon les temps anciens.
Elles n'eurent pas de mal à s'imaginer une armée de domestiques s'agitant dans
tous les sens pour préparer et tenir prêt à servir de bons petits plats à la
famille Whereasy endimanchée à son retour de la messe, petit monde servile
allant du majordome au valet de pied en passant par la cuisinière, le maître
sauce, les chambrières ou le chauffeur.
Cette cuisine ne ressemblait décidément pas à celle d'une maison abandonnée.
- Eh bien ! Qui m'explique ? Vous avez perdu votre langue ? insista Cerise
toujours affairée autour des vêtements souillés.
Les filles s'assirent autour d'une table sur le bois de laquelle on pouvait encore voir des anciennes traces de
couteaux.
- On est allés voir la Paulette.
- Quoi ? Cette femme des bois ?
Cerise semblait ne pas en revenir.
- Et vous l'avez trouvée ?
- Oui, répondit Martinou.
- Eh bien ! Vous avez une sacrée veine. Bien malin celui qui trouve où elle
crèche ! Qu'est-ce que vous lui vouliez donc à cette pauvre Paulette ?
Martinou continua, toujours peu expansive :
- Des conseils... On voulait lui demander des conseils...
- Des conseils ? Qu'est-ce que cette pauvre femme peut bien vous conseiller ?
- Elle a jeté un sort à Pirouly. On voulait lui demander de le lever.
Poucy et Mirliton se consultèrent en silence. Martinou semblait savoir où elle
allait. Elles choisirent de la laisser continuer, heureuse de voir qu'elle
avait, en tout cas, repris ses esprits.
- Bah ! Tu crois à ces choses là toi, maintenant ? Tu serais pas en train de me
raconter des histoires ?
Cerise lui jeta un œil suspicieux par dessus son épaule tout en essorant les
vêtements d'une main de fer. Puis elle les transféra, ainsi dégrossis de leur
saleté, dans la machine à laver.
Martinou soupira, faussement vaincue.
- Non. En fait, on voulait savoir si elle avait vu le fantôme du Colonel.
Cerise eut un petit rire sarcastique.
- Oui, tu as raison ma fille, change de version. Celle-ci est beaucoup plus
vraisemblable.
Martinou s'agaça. Elle décida enfin de contrer cet interrogatoire par la bonne
vieille méthode du questionnement inversé.
- C'est toi qui l'a mise dehors ? Elle squattait ici, c'est ça ?
Cerise, en train de doser la lessive, suspendit son geste.
- De qui parles-tu ?
- De Paulette.
- Sûrement pas. Je ne suis là que d'aujourd'hui. Peut-être la propriétaire...
- Et tu fais quoi ici exactement ?
Cerise referma brusquement le couvercle du lave-linge et lança le programme.
Elle venait de comprendre la stratégie de sa fille et tentait de rester calme.
La tête baissée sur le programmateur, elle gronda sourdement :
- Je travaille Martine, je travaille... Et vous m'ajoutez du travail.
- Tu fais quoi exactement ? continua Martinou d'un ton qu'elle voulut
désintéressé.
Cerise se retourna et la foudroya du regard. Elle croisa ses bras sur sa forte
poitrine.
- Eh bien, le ménage. Qu'est-ce que je fais donc d'autre dans la vie ? Le
ménage pour les autres. Non ?
Les filles s'observèrent l'une l'autre.
Ce ton acide et aigre n'était pas dans les habitudes de Cerise. Elles la
sentaient sur la défensive.
- Mais, tu as déjà trois maisons où tu es employée, sans compter la notre...
Cerise tapa du pied rageusement.
- Eh bien ça m'en fait une quatrième ! Voilà tout !
Elle prit un torchon sur le bord de l'évier et s'y essuya nerveusement les
mains. Puis, elle regarda sa fille bien en face.
- Écoute ma fille. Il faut bien qu'on paye les factures, la nourriture et les
études de tes sœurs... Et les tiennes qui sont à venir. Ton père n'était pas
d'accord pour que je prenne de nouvelles heures de ménage, mais j'ai pas le
choix.
- Il est au courant que tu travailles ici ?
Sa mère se troubla.
Martinou avait visé juste. Son père n'avait pas été informé.
- Écoute, je devais lui dire mais les choses se sont passées très vite et j'ai
pas eu le temps. Et puis, c'est mon premier jour. Je voudrais attendre un peu
avant de lui en parler... Histoire de voir si ça colle, si ma patronne tient
ses promesses. Pour l'instant je m'arrange pour que ça ne nuise pas à
l'organisation de la maison et à la routine de ton père...
Les filles s'aperçurent seulement à cet instant des cernes sous les yeux de
Cerise. Une ombre inhabituelle barrait son front. Elles se demandèrent si la
pauvre femme ne surestimait pas ses forces et n'était pas à deux doigts du
surmenage.
Martinou culpabilisa un peu de torturer ainsi sa mère.
Poucy et Mirliton, devant l'air contrit de la pauvre femme, admirèrent la façon
dont leur amie avait retourné la situation.
Elles lui en voulurent un peu quand elle acheva de conforter sa nouvelle
position par cette phrase faussement naïve :
- Maman, tu ne diras rien à papa de notre mésaventure d'aujourd'hui ? Hein ?
Ce chantage déguisé en supplication irrita la mère de famille au plus haut
point. Ses amies trouvèrent aussi que cette attitude n'était pas à sa plus
grande gloire.
Toutefois Cerise répondit calmement :
- On va dire que chacun à ses petits secrets et qu'il faut les respecter.
La vieille bouilloire siffla la fin de l'affrontement souterrain auquel
venaient de se livrer mère et fille.
- Allez, prenez votre thé et déguerpissez de la cuisine, j'ai encore du
travail. Je vous appellerai quand vos vêtements seront prêts. Il y en a pour une
heure de tournée et une demi-heure de séchage. Ça vous laisse le temps de
visiter la fameuse maison du Colonel. Mais ne touchez à rien ! Hein ?
Les filles ne demandèrent pas leur reste et laissèrent Mme Pardotti à ses
tâches.
Revenues dans le hall, Martinou leva des yeux étranges sur le lustre à cristaux
qui en garnissait le plafond.
- Alors nous y voici, se murmura-t-elle comme pour elle-même.
- Tu vois, cette maison n'est pas si terrifiante de l'intérieur, chercha à la
rassurer Poucy en lui posant la main sur l'épaule.
- C'est vrai. Je dirais même qu'elle me paraît, somme toute, très normale...
Trop normale, renchérit Mirliton en passant dans le grand salon à la cheminée.
On aurait cru une touriste en goguette.
A l'exception d'une énorme pendule à balancier d'argent, tous les meubles
étaient couverts d'un drap. Une pellicule de poussière avait grisé le tissu
blanc.
La maison était bel et bien fermée depuis longtemps.
Elle admira la large cheminée et sa console de marbre écru, surplombées par un
grand miroir à l'encadrement sculpté et doré.
Puis, elle se planta sous un portrait au riche cadre de bois peint. Martinou et
Poucy l'y rejoignirent.
- C'est lui le Colonel ? chuchota Poucy comme si elle craignait de déranger
l'homme à l'allure martiale posant dans son habit militaire rouge et or, un
paysage de jungle luxuriante dans le dos.
Martinou haussa les épaules.
Comment pouvait-elle le savoir ? Elle ne l'avait vu que dans son cauchemar à
l'état de mort vivant et sous des traits que seule son imagination avait créés.
- Si c'est lui, il était bel homme, commenta Mirliton en admirant le regard vif
et franc rehaussé de jolis sourcils finement dessinés, la bouche sensuelle
accentuée par une fine moustache soigneusement taillée, la mâchoire carrée sur
le col rond de la veste d'uniforme.
Le buste bien droit était parfaitement découplé entre des épaules plutôt robustes,
une poitrine légèrement bombée et une taille particulièrement fine.
Martinou, elle, restait attachée au regard, un regard noir assez rare chez un
blond. Le peintre s'était attaché à y peindre un trait blanc sur la prunelle et
des reflets de feu irisant le pourtour. Cela donnait une profondeur particulière
et une expression énigmatique aux yeux du personnage. Les deux billes noires semblaient
animées contrairement au reste du personnage immortalisé dans une pause
hiératique.
Fascinée, Martinou réajusta le plaid sur ses épaules en frissonnant.
Le balancier de la comtoise berçaient les visiteuses de son bruit
lancinant et régulier.
Poucy, à qui le geste n'avait pas échappé, proposa :
- Passons à côté.
Elles accédèrent donc à la salle à manger par une porte à deux vantaux qui leur
évita de passer par le couloir.
Le mobilier était d'une époque plus récente. Sûrement les propriétaires
précédents n'avaient-ils pas eu le temps de meubler et modifier d'autres pièces
que celle-ci. Les meubles demeuraient toutefois d'un style rustique qui ne
dépareillait pas avec le style de la maison. Le vaisselier, la table, les
chaises et le meuble bar étaient tous en chêne clair. Un piano à queue
garnissait un angle de la pièce.
Un autre grand miroir piqué était accroché sur le mur extérieur gauche. Cela
donnait de l'ampleur à la pièce déjà assez vaste.
Les chaises et leur dossier haut d'un style Tudor s'accommodaient bien aux
grands mélèzes qu'on apercevait par les croisées et qui garnissaient l'arrière
du manoir. Cette vue ajoutait à l'ambiance monastique de la salle.
Martinou regarda la pluie battre la cour recouverte de gravillons.
- Le temps n'arrange pas cette ambiance lugubre, fit remarquer Poucy en jetant
un œil à son tour à l'extérieur par-dessus l'épaule de sa camarade.
Martinou ramena son regard sur la vitre perlée de gouttes de pluie, puis vers
l'intérieur, sans rien trouver à répondre.
Elles finirent de faire le tour de la pièce. Un pan de mur retint
particulièrement leur attention.
C'était celui qui séparait la salle à manger de la cuisine. Il était
entièrement lambrissé du même bois sombre que celui du hall et de l'escalier
menant à l'étage. Mais sa particularité était qu'il était entièrement décoré de
trophées de chasse. Il y avait bon nombre de têtes de chevreuils aux bois de
différentes tailles qui indiquaient l'âge qu'ils avaient au moment de leur
mort.
Mais on y trouvait aussi une tête de sanglier à la taille impressionnante
(sûrement un vieux mâle), et celle d'un cerf aux bois majestueux. Venaient
ensuite, posés sur de petites consoles en bois, des animaux communs ou plus
exotiques, entièrement empaillés dans des pauses réalistes. Un blaireau levant
la tête comme pour demander grâce, un fennec aux aguets, un lièvre en plein bond, cherchant à échapper
à quelques chiens furieux, un gibbon les crocs dehors, un putois en position de
défense, et même un écureuil occupé à ronger une noisette entre ses pattes…
Alors qu'elles jetaient un œil apitoyé aux pauvres bestioles figées pour l'éternité, une trappe
s'ouvrit soudain dans la cloison et une tête apparut tout à coup.
Les trois filles poussèrent un cri d'effroi d'une même voix et reculèrent
ensemble d'un pas.
- Oh, oh, détendez-vous ! Vous êtes un peu nerveuses. Ce n'est que moi. Alors ?
La visite vous plaît ?
Cerise venait d'actionner, non sans malice, la trappe du passe-plats, se
doutant de la surprise qu'elle allait provoquer.
Martinou ronchonna, le coeur encore retourné de cette apparition soudaine qui
n'était pas sans lui rappeler celle du vieux Yvon au milieu des squelettes de
poules.
Ses amies la chahutèrent un peu.
- Allez, détends-toi ! On n'a plus rien à craindre. Ta mère a voulu nous faire
peur. C'est pas un drame. Ça veut dire qu'elle n'est plus fâchée après nous.
- Je croyais qu'elle avait autre chose à faire, réagit Martinou sur un ton
acerbe.
- Allez, soit bonne joueuse.
- Je ne suis pas là pour jouer. Essayons de voir s'il y a un grenier dans cette
maison qui pourrait nous en apprendre un peu plus sur le Colonel Whereasy et sa
famille.
Les deux amies suivirent leur chef de groupe et grimpèrent à l'étage.
Celui-ci était constitué de six chambres séparées par un couloir en deux groupes de trois.
Le deux premières chambres prenaient chacune des deux tourelles. Deux autres
étaient prises entre les deux premières et les deux autres qui donnaient sur
l'arrière du manoir.
Elles s'arrêtèrent un instant pour admirer la vue sur la colline du balcon en
encorbellement qui avait permis à Cerise de menacer leur poursuivant en lui
offrant une position sécurisante et dominante.
Leurs yeux roulèrent, anxieux, sur la prairie déserte. Les hommes avaient fui
la zone. Leurs regards suivirent le sommet du bois qui rejoignait à l'horizon
les nuages noirs, lourds de pluie.
Au fond du couloir sombre, elles aperçurent un escalier plus étroit et plus
raide. Sûrement donnait-il accès au grenier.
Martinou s'y dirigea en dédaignant la visite des chambres que Mirliton avait
commencée.
Son pied fit grincer la première marche. Un frisson glissa le long de sa
colonne vertébrale. Alors elle pesta après ses camarades.
- Laissez tomber les chambres, les filles. C'est là-haut que ça se passe...
Poucy et Mirliton rappliquèrent donc.
Elle se sentit plus courageuse et reprit son ascension.
- Pourquoi faut-il que dans une maison sinistre il y ait trois filles
écervelées pour visiter le grenier ou la cave ? demanda Mirliton de l'air le
plus niais du monde.
- Parce que sinon, il n'y aurait pas d'histoire, répondit Poucy en souriant de
toutes ses dents.
- Chuttt ! leur intima Martinou.
Au fur et à mesure qu'elles gravissaient l'escalier, la lumière diminuait.
Quand Martinou fut devant la porte, elle dut chercher le loquet à tâtons, n'y
voyant plus rien. Le loquet se souleva avec un grincement des plus stridents.
Elle fit signe à ses camarades, demeurées trois marches plus bas, quelque peu
hésitantes.
- Eh bien !? Qu'est-ce que vous fichez ? C'est pour aujourd'hui ou pour demain
?
Elles n'eurent pas d'autre choix que de la rejoindre.
Martinou poussa la porte vers l'intérieur.
Elles sentirent un courant d'air qui les traversa désagréablement. Puis, elles
passèrent une tête prudente dans son ouverture.
Face à elles, une fenêtre rectangulaire laissait passer un jour pâle filtré par
d'épaisses toiles d'araignée tissées dans son encadrement.
Martinou reconnut la fenêtre qui perçait le pignon à l'arrière de la maison.
Elles levèrent les yeux sur la majestueuse charpente.
De la large panne faîtière, trois ou quatre pannes plus minces s'échelonnaient
de chaque côté jusqu'à la panne sablière reposant sur la maçonnerie des murs
latéraux.
Sur ces solides pannes reposaient à espace régulier des chevrons d'un bois plus
sombre. Les liteaux croisaient les chevrons en un quadrillage parfait, sauf à
deux ou trois endroits où certains avaient cassé, mais sans faire de trouée
dans l'ardoise solide qui les recouvrait.
- L'isolation, c'était pas leur préoccupation majeure à l'époque... Il pèle
dans ce grenier, critiqua Mirliton en hésitant à entrer dans cette pièce
réfrigérée et réfrigérante.
- C'est la caverne d'Ali Baba, commenta Poucy en se montrant plus curieuse que
les autres.
La partie centrale du grenier était, en effet, encombrée de vieux objets
hétéroclites. Des caisses s'empilaient sur un côté, certaines déposées sur de
vieux fauteuils aux ressorts détendus, une cage en osier que les oiseaux
avaient depuis longtemps désertée, de vieux sièges enchevêtrés, une penderie au
bois vermoulu, un coucou dont l'automate tombait lamentablement de son nid et
de vieilles boîtes à chapeaux, tout cela encombrait le passage.
Un porte-manteaux perroquet se penchait vers un lampadaire à l'abat-jour
cabossé. On aurait dit de vieux amis en train de se raconter des histoires
d'antan.
De vieilles bombonnes en verre soufflé, serrées dans leur panier en osier
tressé, attendaient là, comme de grosses rombières qu'on veuille bien les
placer pour quelque spectacle amusant.
Martinou, comme ses amies, regardait tout ça comme si elle traversait un musée
fascinant. Elles passèrent sous la première ferme du bâti.
Leur fascination se mua bientôt en frayeur.
Là, devant elle, se détachant sur le cercle lumineux de l'œil de bœuf, il y
avait la silhouette d'un homme immobile. Droit sur ses jambes, il regardait
dans leur direction comme s'il les attendait depuis un long moment. Il portait
une casquette bas sur son front, ce qui ombrageait tout son visage, un bras le
long du corps et l'autre replié sur son abdomen, la main glissée entre deux
boutons de sa veste.
Martinou sentit ses jambes se dérober sous elle.
Heureusement, Poucy et Mirliton la soutinrent fermement en passant un bras sous
chacun de ses coudes.
- Que faites-vous ici ? interrogea Poucy d'une voix qu'elle assura tant bien
que mal.
L'homme, posté devant une malle de voyage, ne bougea pas, à part peut être, il
leur sembla, une légère oscillation du buste.
La lumière fit scintiller quelques boutons de ses épaulettes.
Elles tendirent l'oreille.
Ce sifflement, était-ce le vent se glissant entre les tuiles d'ardoise ou la
respiration de cet individu ?
Le temps leur sembla suspendu.
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