Chapitre
III
Ronflette souleva une cagette de potirons et redescendit du camion pour la
déposer auprès des autres déjà déchargées sur le stand de son père.
Pirouly s'écarta de son chemin pour le laisser passer.
- Ah ! Ah ! Ça m'étonne pas ce que tu me dis là. Le père Yvon a toujours été un
peu barjot. Tu sais pas qu'il a la phobie des poules ? Il s'est fait
attaquer par une quinzaine de poules agressives quand il était p'tiot. Une fois
adulte, il s'est mis à faire un potager près d'un poulailler qui appartenait à
son voisin. Les poules étaient lâchées parfois ou s'échappaient. Celles qui
s'aventuraient sur la parcelle du père Yvon ne revenaient jamais. Il parait
qu'il enfourchait toutes celles qui passaient à sa portée.
Pirouly écouta son ami avec beaucoup d'intérêt.
L'ami Ronflette avait bien grandi lui aussi. Il avait même davantage grandi que
Pirouly. Il ressemblait de plus en plus à Sergio, son frère aîné. Ses cheveux,
plutôt blond roux avant, avaient bruni, et sa barbe précoce pointait fermement
sous le rose encore enfantin de ses joues. A quatorze ans, il en faisait
facilement dix sept. Ses épaules s'étaient élargies. De sa physionomie
d'enfant, il n'avait conservé que ses yeux noirs pétillants et son nez menu qui
le rendaient si sympathique et espiègle.
Malgré les cinq degrés ambiants, il portait un tee shirt noir et un jean délavé
avec des chaussures de chantier.
Il avait quitté le circuit scolaire classique pour suivre une formation
professionnelle en menuiserie. A côté de cela, il montait régulièrement sur
Paris pour suivre une formation d'artiste de rue. Ça lui tenait à cœur depuis
qu'un cirque ambulant avait dressé son chapiteau à Barroy, le temps d'un été,
quelques années plus tôt. Il avait eu envie d'explorer cette voie. Il était
persuadé que c'était sa vocation.
Les matières qu’il étudiait allaient de la jonglerie au mime, en passant par
l'équilibrisme et la magie… chouette programme que Pirouly enviait parfois.
Ronflette passa son avant bras sur son front pour essuyer quelques gouttes de
sueur qui perlaient là.
- Je suis sûr qu'il fait des colliers avec des crêtes séchées et des boucles
d'oreilles avec les ergots pour les offrir à la Paulette... continua-t-il,
puis, redevenant sérieux : tu me donnes un coup de main ou tu trouves plus la
sortie de tes poches ?
- Oui, pardon. J'ai fini sur le stand de mon père donc je peux...
Le jeune Roulier monta dans l'utilitaire pour prendre à son tour une des
caisses qui restaient à décharger. Mais celle qu'il tenta de soulever contenait
des potirons de si belles tailles qu'il ne parvint pas à la décoller du sol. Il
dut se rabattre sur une caisse de coloquintes.
- Va falloir muscler tout ça mon Pirouly ! plaisanta son ami.
- Oui, t'as raison. Je me suis fait des altères en coulant du ciment dans des
bouteilles d'eau en plastique. Je les soulève un peu chaque jour.
Ronflette s'amusa de l'initiative :
- Bon, continues encore, alors... Mais tu sais, rien de mieux que le travail.
Regarde ça...
Et Ronflette banda son biceps sous le nez de son camarade.
- La gonflette, c'est pas pour Ronflette, hé, hé ! fanfaronna-t-il.
- Et la parlotte, ça c'est ta marotte ! l'interrompit son père qui tendait, à
ce moment là, les mains de l'extérieur du camion. Les gens vont pas tarder à
arriver les gars. Dépêchez-vous un peu ! les pressa Mr Bartichaut.
Pirouly lui tendit la caisse qu'il tenait.
Ce jour là avait lieu la fête du potiron à Barroy. Il était près de dix heures
et la place des écoles était encombrée depuis une bonne heure par les voitures,
camionnettes ou camions des exposants.
Pour l'essentiel d'entre eux, c’étaient des habitants du village, des
jardiniers amateurs, mais aussi quelques professionnels et collectionneurs
d'espèces rares.
Mr Bartichaut et son fils avaient le stand avec le plus de variétés, des
spécimens magnifiques. Le roi de leur stand, un potiron de trente kilos (le
poids moyen étant plutôt de quinze kilos) trônait ainsi au milieu des
potimarrons, des courges butternut, des coloquintes, des pâtissons et des citrouilles.
Leur stand, adossé aux grilles blanches de la petite école, était ainsi bien placé
au centre de l'exposition.
Sur le parking de la boulangerie, une baraque à frites était déjà installée et
on y servait un bouillon ou une soupe à ceux qui voulaient se réchauffer.
Le crêpier et le traiteur avaient choisi le parking de la mairie dans la cour
de laquelle une estrade avait été montée pour accueillir Raymond et son
accordéon ainsi que les autres animations de cette journée conviviale.
Mr Roulier, le père de Pirouly, s'était placé côté mairie, face au stand des
Bartichaut. Il était déjà installé. Il avait prévu qu'il y aurait de la
concurrence, donc, il avait partagé son stand entre potirons et pots de pâtés
maisons. Grand chasseur devant l'éternel, depuis l'ouverture de la chasse il
avait ramené de quoi faire une centaine de pots. Il proposait des pâtés de
sanglier, de lapin, de faisan et de chevreuil. Chaque année, il étoffait un peu
plus son stock, le succès étant toujours au rendez-vous. Il espérait qu'il
n'aurait pas tout vendu à la mi-journée, comme l'année d'avant, et qu'il
pourrait, cette fois, profiter plus longuement de l'ambiance villageoise qu'il
adorait par dessus tout.
Cette fête du potiron était prétexte à accueillir des exposants autour du thème
plus large du jardinage. La mère de Poucy vendait des citrouilles d'où
émergeaient de gentilles peluches souriantes, chiens, chats, lapins. Elle
faisait cette vente au profit de son association Care Pets.
Il y avait aussi des vendeurs de grains et des vendeurs de champignons.
Près de l'arbre de la Victoire, Cerise, la mère de Martinou, vendait des fleurs
d'automne et exposait ses sculptures en pâte à sel sur le thème des cucurbitacées.
La crainte de chacun était que la pluie de ces derniers jours ne s'invite à la
fête. Mais, à dix heures, un rayon de soleil s'imposa au milieu de la brume
matinale et d'autres suivirent qui écartèrent définitivement ce voile maussade.
Sortant du camion des Bartichaut avec la dernière caisse, Pirouly profita du
point de vue surélevé pour tenter d'apercevoir ses trois amies dans la foule
qui arrivait. Mais celles-ci avaient apparemment décidé de faire la grasse
matinée ou de rester entre filles. En revanche, il aperçut Quorratulaine
accompagnée, comme d'habitude, de sa petite cour servile.
- Hey ! Ronflette ! Tu peux m'enfermer deux secondes dans le camion s'te plaît
? demanda-t-il précipitamment.
Grégorien Bartichaut, à qui le surnom de Ronflette était resté même s'il ne
s'endormait plus durant les cours, débarrassa Pirouly de son chargement et lui
montra son étonnement :
- Qu'est-ce qu'il te prend ? Tu veux faire une sieste ou quoi ?
- Non. C'est pas ça. Je veux éviter les filles, lui répondit-il à voix basse en
se dissimulant déjà de moitié derrière le battant de la porte restée fixe.
- Tu t'es encore fâché avec Martinou et les autres ? s'inquiéta Ronflette en
rabattant la porte comme son ami le lui avait demandé.
Il entendit celui-ci lui répondre de l'intérieur, la voix maintenant étouffée :
- Mais non, pas ces filles là ! Celles que tu vas voir passer dans deux minutes
: Quorra Hamplot et ses harpies.
Ronflette, adossé aux portières fermées, vit effectivement les quatre jeunes
filles d'origine indienne descendre la rue principale en ricanant comme des
oiselles. Quorratulaine déambulait comme une princesse, jetant des regards
hautains aux exposants en portant régulièrement à son nez un mouchoir brodé
qu'on devinait imbibé de son parfum préféré.
- Je te comprends pas Pirouly... À part l'une d'entre elles, les autres sont
plutôt jolies. Surtout Quorra, commenta-t-il lui aussi à voix basse, et l'œil plein
d'intérêt.
Il entendit son ami ronchonner derrière lui :
- Parce que tu les connais pas... Ces filles sont infectes.
Ronflette lança en coin :
- Mais tu sais pas y faire... Pour moi la beauté n'a pas de caractère. Une
fille jolie est une jolie fille ! Chut, elles approchent.
Le jeune fanfaron haussa le sourcil et prit son air le plus charmeur. Il
accrocha en premier le regard de Zarafa, la sœur de Quorratulaine. Il gonfla
les pectoraux.
- Écoute un peu, et prends en de la graine ! chuchota-t-il à l'adresse de
Pirouly bien résolu à rester caché.
- Salut les filles ! Vous faites mieux que ce soleil d'automne : vous illuminez
cette fête du potiron... Je dirais même : vous la réchauffez.
Pirouly, entendant cette accroche impertinente, se tapa le front du plat de sa
main. Fallait s'appeler Ronflette pour oser un truc pareil.
Les filles interpelées s'arrêtèrent à son niveau.
Elles se murmurèrent des choses à l'oreille avant d'éclater de rire. Quorra se
dégagea de son clan et fit un pas décidé vers le jeune dragueur qui se
redressa, tout fier et souriant. S'il avait été un peu plus observateur, il
aurait remarqué que l'œil noir et le menton levé de la jeune fille ne
présageaient rien de bon.
- Je croyais que les paysans comme toi préférait la soupe aux potirons pour se
réchauffer...
Le jeune Bartichaut élargit son sourire. Peu importe l'amabilité du poisson, il
était ferré. Il n'y avait plus qu'à ramener la ligne tout doucement. Le
dialogue était ouvert.
- On m'avait dit que tu étais jolie, mais je découvre que tu as aussi de
l'esprit...
- Oui, et ça, c'est pas dans la soupe aux potirons qu'on le trouve,
répliqua-t-elle, un peu plus méprisante.
Ronflette laissa échapper un rire franc. Les pestes l'amusaient beaucoup. Il
s'approcha de la jeune fille en roulant des épaules.
- J'ai les muscles, mais je cherche quelqu'un qui développerait mon esprit...
La jeune indienne continua de le toiser.
- Les muscles et l'esprit, ça fait jamais bon ménage...
- C'est ce qu'on dit aussi de la beauté et de l'intelligence, contra aussitôt
le jeune barrésois, stimulé par cette joute verbale.
Quorratulaine, piquée au vif, se renfrogna. C'est le moment que choisit
l'habile garçon pour reporter son attention sur les trois autres filles qui
minaudaient dans le dos de leur chef de clan. Il sentait que cela jouerait en
sa faveur s'il séduisait plus largement en incluant les autres dans son petit
jeu. Cela aurait également pour effet de soulever une saine concurrence qui
ramènerait peut être la difficile Quorratulaine à de meilleurs sentiments à son
égard.
- Allez, mesdemoiselles, j'ai travaillé dur avec mon père pour faire pousser
ces magnifiques cucurbitacées. Ça vous dit pas une petite courge ou un joli
potimarron ?
- Beurk ! Moi, j'aime pas ça, fit Mandy Bulle en portant sa main à sa bouche en
signe de dégoût.
- Mais ce sont des légumes magiques... Les citrouilles se transforment parfois
en joli carrosse...
Pirouly, du fond de son camion, plongea sa tête dans ses deux paumes réunies.
Il se demanda s'il était normal que les filles aient cet effet désastreux sur
les garçons.
- En joli carrosse ou en rat, intervint de nouveau Quorratulaine d'un ton cassant,
et en regardant l'apprenti playboy de haut en bas.
- Mais un rat au service des princesses, répliqua-t-il, toujours de bonne
humeur.
La jeune péronnelle leva les yeux au ciel. Les trois autres pouffèrent de rire.
Encouragé, Ronflette persista :
- On dit même que certaines citrouilles cultivées dans notre jardin donnent,
une fois tous les siècles, un diamant pur... Ça vous dit pas de tenter votre
chance ?
Mandy, Houalala et Zarafa se regardèrent. Elles avaient l'air de trouver le
conte à leur goût. Il vit ça à la petite étoile qu'il venait d'allumer dans
leurs yeux. Mais Quorra y mit vite bon ordre :
- Pour croire ce genre de fable, je pense surtout que les citrouilles ont le
pouvoir de rendre stupide ceux qui les cultivent.
Tout en regardant avec bienveillance la partie de son auditoire qui lui était
acquise, Ronflette jeta un œil dédaigneux à son opposante.
- Je vois que tu n'aimes pas les jolis contes.
- Pas ceux de ce genre.
- Ah oui ! Et quel genre aimes-tu ? demanda Ronflette en croisant ses bras sur
sa poitrine et prenant l'air sérieux qui n'avait pas quitté le visage de
Quorra.
Elle tenta de fuir son regard, hésita, puis, trancha d'un air souverain :
- J'aime ceux qui changent le monde... Venez les filles, ce n'est pas ici que
nous nous élèverons...
Et elles tournèrent le dos au jeune Dom Juan, certaines avec regret, comme
Houalala qui tourna vers le jeune homme son petit visage de hamster désolé
avant que son amie autoritaire ne la tire violemment par la main, ou bien
encore Zarafa qui lui fit discrètement un petit signe de connivence.
Le jeune homme poussa un long soupir en s'adossant de nouveau à l'une des
portes de la camionnette de son père. Il tapa de ses phalanges sur la
carrosserie. Pirouly passa alors prudemment son nez dans l'ouverture des deux
battants, s'assurant que les quatre amies étaient bien hors de vue.
Ronflette, le regard dans le vague, semblait lessivé.
- Tu vois, je t'avais pas menti : elles sont insupportables, hein ?
Ronflette souffla en direction de son front.
- Je crois que je suis amoureux...
Pirouly en resta pantois. Que disait son copain ? Il avait du mal entendre...
- Quoi ? Tu plaisantes ? Mais Quorratulaine est...
- Non, t'inquiète pas, je vais pas te piquer ta prétendante... Je suis pas de
ceux là. Non, je parle de sa sœur: Zarafa. Si tu avais vu comment elle me
regardait... Je suis sûr que j'ai une ouverture ! Il faut que j'arrive à la
voir seule.
Pirouly soupira, encore étonné qu'on puisse trouver un quelconque intérêt à ces
spécimens, et surtout, qu'on puisse tomber amoureux en si peu de temps d'une
fille aussi détestable.
- Bon courage, alors ! Parce qu'elles sont toujours fourrées ensemble.
- Grégorien ! appela Mr Bartichaut. Plutôt que de jouer les jolis cœurs, pense
à ton animation. Les premiers enfants arrivent.
Ronflette se tapa le front :
- Merde, j'allais oublier... Oui, papa, j'y fonce.
Puis, s'adressant à Pirouly :
- Le comité des fêtes m'a proposé de participer à l'animation de la journée.
Alors, j'ai accepté de me déguiser pour divertir les enfants dans la rue et
faire quelques ateliers.
- Ah oui ? Tu te déguises en quoi ?
- En Corbac l'épouvantail ! L'épouvantail le plus sympathique de tous les champs...
Tu vas voir, j'ai fait moi-même le costume. C'est de la balle ! Je me suis
éclaté à faire ça, tu peux pas savoir... J'espère que les enfants vont adorer.
Ronflette quitta donc Pirouly pour aller enfiler son costume dans le petit
local d'entretien de la mairie, mis à sa disposition.
Ce n'est que vers midi que Martinou, Poucy et Mirliton rejoignirent leur
comparse. Le jeune Pirouly venait de vendre cinq pots de pâté à grand-mère
Martha, toujours aussi alerte et gourmande malgré son âge avancé.
- Ho, toutes ces pauvres bêtes assassinées et mises en bocaux, ne put
s'empêcher de s'exclamer Poucy en approchant du stand des Roulier.
Pirouly se hâta de passer le relais à son père avant que la polémique ne
s'amorce entre le chasseur et la protectrice des animaux, puis, entraîna ses
amies devant la camionnette du traiteur. On y servait choucroute garnie,
paella, bœuf mode et pommes de terre.
Ce fut choucroute pour chacun.
Les M and P's allèrent s'installer autour d'une des tables dressées dans la
cour de la mairie. Cette cour était aussi celle de la grande école dans
laquelle ils avaient tous passé leurs dernières années de primaire, à
l'exception de Mirliton, scolarisée à Paris.
- Alors ? Du nouveau, Pirou ? As-tu aperçu notre homme à la musette ? s'informa
Martinou avant de ramener à sa bouche la première fourchette de son plat.
Pirouly ouvrit son blouson. Il faisait bon à cette heure, et, si cela
continuait, il pourrait bientôt se mettre en sweat shirt pour l'après-midi.
- Non, je n'ai pas vu d'homme qui lui ressemble.
- Il ne s'est quand même pas volatilisé, s'insurgea Mirliton en plongeant un
bout de lard dans la moutarde.
- Avant de venir, on est passés à l'épicerie, puis, à la boucherie... Ni Mme
Van Belloir, ni Mr Poussin n'ont vu de nouvelles têtes depuis hier. Ils se
plaignent même que leurs affaires marchent peu en ce moment. La saison est
pluvieuse et semble éloigner les touristes que le tombeau des moines attire
habituellement.
Martinou parlait du site archéologique qu'ils avaient contribué à mettre au
jour quelques années auparavant, faisant remonter à la surface une histoire
vieille de cinq siècles et une partie du trésor des templiers.
- J'ai pris le journal régional et je n'ai rien vu qui fasse allusion à la
course poursuite entre la Mercedes et ton taxi. J'ai regardé s'il y avait des
avis de recherche... On sait pas, ce pourrait être un prisonnier échappé...
- Bah, cette fête du potiron arrive à pic. On va ouvrir nos yeux et nos
oreilles. Quelqu'un a bien dû voir ou entendre quelque chose à son sujet,
conclut Mirliton.
Elle jeta un œil circulaire puis demanda d'un air qui se voulait détaché :
- Au fait, tu as croisé Grégorien ce matin ? Je ne l'ai pas vu avec son père
tout à l'heure...
Pirouly lui fit signe de se retourner en disant :
- Justement ! Tiens !
Elle chercha des yeux Ronflette que son ami semblait lui désigner. Mais elle ne
vit que l'orchestre de Raymond qui se mettait en place sur l'estrade dressée
devant le préau, ainsi qu'une bande de gamins qui s'agitaient autour d'un drôle
de personnage. Celui-ci, habillé en épouvantail, semblait leur faire quelques
tours de magie facétieux. Mirliton le trouva ridicule avec son chapeau haut de
forme à moitié écrasé, sa cagoule en toile de jute avec un œil dessiné plus
haut que l'autre et ce sourire niais peint sur la face ; sans compter son
pantalon noir exagérément large et rapiécé de toutes parts par des carrés de
tissu multicolores. De la paille jaune s'échappait par les emmanchures de sa
veste sombre ainsi que du col de sa chemise au blanc douteux.
- Où tu vois Ronflette, toi ? insista-t-elle en essayant très mal de dissimuler
son impatience.
Pirouly désigna alors Corbac l'épouvantail. Effectivement, celui-ci se dirigea
vers eux, aussitôt suivi par une horde de mômes surexcités, lui réclamant de nouveaux
tours.
- Salut la Compagnie, fit-il en arrivant près de la tablée. Tout va bien ?
Il dodelina de la tête et, passant sa main sur sa nuque, il actionna un
mécanisme secret qui fit soulever le haut de son chapeau et en fit surgir un
écureuil en peluche.
Cela fit son effet, car les M and P's applaudirent en riant, en même temps que
les bambins ravis.
- C'est toi qui as fait ton costume ? demanda Poucy, admirative.
- Oui, comme un grand, ainsi que les effets spéciaux.
Il fit rentrer l'écureuil dans sa cache et il écarta ensuite les bras d'un
geste sec. Deux rats des champs factices sortirent leur petite tête drolatique
de chaque poche de la veste en émettant de petits cris plaintifs.
Ce fut à nouveau un succès. Les enfants les plus hardis approchèrent prudemment
la main pour caresser les fausses bestioles.
- Quel succès Greg ! s'extasia Pirouly.
Mirliton, elle, semblait s'amuser moyennement des gadgets de l'animateur. Elle
paraissait préoccupée. De but en blanc, avec sa manière à elle de réagir à
contre point, elle demanda :
- T'auras un moment après ?
Il rangea ses rats des champs et, malgré sa cagoule d'épouvantail débile,
laissa transparaître une certaine gêne.
- Euh, oui, oui... J'essaierai de venir vous voir à ma pause. Euh, pas mal ta
couleur de cheveux !
Mais Mirliton ignora le compliment. Elle semblait contrariée par quelque chose.
Était-ce le "vous" employé ?
- Bon, faut que j'y aille. Amusez-vous bien ! Ah, y a Raymond qui s'échauffe...
Les regards de chacun se reportèrent sur l'estrade.
En effet, l'accordéoniste avait déverrouillé son instrument et faisait des
retours son avec son micro.
Quand les M and P's reportèrent leur attention sur Corbac l'épouvantail, il
s'était déjà éloigné, accompagné de sa horde d'enfants adulateurs.
Mirliton prononça une sorte de ronchonnement dont personne ne saisit la teneur.
Mais la conversation reprit sur autre chose, et elle retrouva son attitude
normale.
Pour le dessert, ils se rendirent à la baraque à frites qui proposait aussi des
chichis et des beignets aux pommes.
- Hummm, ces chichis sont excellents. Ils sentent bon la fleur d'oranger,
commenta Pirouly en se réinstallant à leur table.
Les filles le taquinèrent en lui demandant comment il pouvait rester si
maigrelet avec tout ce qu'il mangeait. Après une montagne de choucroute, il
avala plusieurs mètres de beignets longs en peu de temps.
Un bruit d'ailes se fit entendre au-dessus d'eux, sur le mur qui séparait la
cour de la mairie des jardins de la boucherie. Pirouly fit signe à Martinou de
se retourner et de lever le nez. Elle regarda en arrière et suspendit le geste
qu'elle faisait pour lécher le sucre laissé sur ses doigts.
Les deux volatiles qui venaient de se poser là lui disaient quelque chose.
L'un, à son sautillement caractéristique et à la plume blanche qui barrait son
cou, était la corneille aperçue aux abords de la maison du Colonel. L'autre,
qui marchait tranquillement et donnait quelques coups de son bec fort sur les
parties moussues du mur, était sans aucun doute son acolyte le corbeau.
D'ailleurs l'œil bleuté de celui-ci lorgna le groupe des M and P's de façon
provocatrice, et dissipa les derniers doutes de Martinou.
- Qu'est-ce qu'ils font là, eux ? se demanda-t-elle à haute voix.
- Ce sont les oiseaux qui nous ont poursuivi sur la colline lors de notre
expédition d'hier, expliqua Pirouly à Poucy et Mirliton qui ne voyaient là que
deux oiseaux curieux.
- C'est bizarre. On dirait qu'ils nous espionnent, fit remarquer la jeune
parisienne.
- Dis pas de bêtises. Mais c'est vrai qu'ils me font froid dans le dos avec
leur air malveillant, réagit à son tour Poucy.
- Ils ne sont pas sauvages, ça c'est certain. Peut-être qu'ils sont
apprivoisés...
Sur ces mots, Pirouly tendit un morceau de pain qui traînait sur la table en
faisant un claquement de langue sur son palais. Cet appel fit dresser le cou
des deux oiseaux. L'un criailla désagréablement et l'autre croassa de façon peu
mélodieuse. On aurait cru que le garçon les froissait en rabaissant leur
intelligence à ce vulgaire subterfuge. L'œil bleu du corbeau le foudroya et la
corneille choisit de lui tourner le dos.
Sans prêter attention à ces deux visiteurs, les villageois commençaient à
danser au son de l'accordéon. Les musiciens jouèrent d'abord timidement, puis,
comme leurs connaissances les approvisionnaient en bière et vin rouge, le
rythme des morceaux prit une cadence de plus en plus enjouée au gré de leur
libation.
Les M and P's furent très vite entraînés par les boute-en-train du village et
s'essayèrent à diverses danses. Entre une valse et un fox-trot, ils virent
soudain Théodore Gazpouel tituber au milieu de la cour d'école transformée en
piste de danse.
L'accueil réservé à celui-ci fut assez mitigé. Certains s'en éloignèrent
vivement en jetant derrière eux un regard craintif ou exaspéré, d'autres le laissèrent
les côtoyer, un sourire amusé sur les lèvres, ou bien, les plus assurés, le
sommèrent moins aimablement de s'éloigner.
L'adjoint au maire tenta de le prendre par le bras avec une ferme
bienveillance, mais le pochtron se dégagea brutalement en balbutiant quelques
invectives heureusement incompréhensibles. L'officiel malmené n'insista donc
pas, et retourna près de la sono en gardant un œil sur le trouble-fête.
Théodore Gazpouel avait une soixantaine d'années et un bon fond, souvent gâché
par un autre fond qu'il affectionnait particulièrement : son fond de bouteille.
On le surnommait le para, allusion à sa carrière de parachutiste. Il avait
couvert les plus grands conflits durant trente années. Soit il avait mal vécu
sa retraite après des années d'aventures, soit les traumatismes liés à ce dont
il avait été témoin aux quatre coins du globe avaient fini par le ronger,
toujours est-il que l'alcool était devenu son seul compagnon de route après que
femme et enfants lui eurent tourné le dos. Du gradé respecté et auréolé de
gloire, il était devenu peu à peu l'alcoolique du village, celui qu'on méprise,
qu'on évite, ou dont on se moque. Le délabrement physique avait suivi le
délabrement de sa réputation.
Sa chevelure grisonnante et souvent sale retombait en étoupe désordonnée sur
son visage et ses épaules. C'était tout juste si l'on apercevait son œil aviné
et hagard au milieu de cette crinière hirsute qui tenait du lion, jadis, et
qu'aujourd'hui on aurait plutôt comparé à celle d'une hyène affolée. Ses joues pâles
et osseuses étaient mal rasées. Sa lèvre inférieure tombait légèrement du côté
gauche, comme si la bouteille y avait sculpté l'empreinte de son goulot de
façon définitive. Il portait, en ce jour de fête, un béret au feutre usé sur
lequel était cousu un écusson aux armes de sa division. La veste bleu marine
qu'il avait enfilée ne semblait pas beaucoup plus fraîche. Cependant, le
clinquant des médailles et insignes qui ornaient son plastron, lui redonnait un
peu de son prestige militaire.
Le para semblait s'être arrêté là pour l'effort vestimentaire. Il avait enfilé
avec ça un jogging gris anthracite bouloché et troué, ainsi que des chaussures
bateaux, en oubliant de mettre des chaussettes.
Il fit un mouvement d'épaule très jazzy, et un pas de danse des plus étonnants
qui fit redouter à ses voisins de piste immédiats de le voir s'étaler à leurs
pieds d'un instant à l'autre.
Mais l'homme éméché tint bon et continua de danser. On aurait cru que l'un de
ses pieds avait déclaré la guerre au second. C'était comme le voir danser une
salsa sur un air de rock.
Cela amusa beaucoup Martinou et sa bande. Ils connaissaient bien le phénomène
pour l'avoir croisé souvent dans le village. À chaque fois, il commençait par
les prendre à partie, puis, finissait par leur raconter ses exploits militaires
dans un récit peu cohérent mais foisonnant d'anecdotes, sur un ton allant de la
nostalgie à l'effroi en passant par la passion, la colère et le désespoir. Ce
n'est que lorsque les larmes inondaient son visage qu'il les laissait enfin
repartir à leurs occupations d'adolescents insouciants et qu'il rentrait, lui,
abattu, pour noyer ses souvenirs douloureux dans sa dose d'alcool quotidienne.
Raymond et son orchestre décidèrent de passer au quart d'heure des slows,
espérant qu'une musique de couple éloignerait le danseur solitaire et saoul.
Les M and P's rirent beaucoup moins quand l'importun s'en prit à Martinou en
l'agrippant par le bras, bien décidé à obtenir une danse de sa part.
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